Du cœur
par
Louis-Antoine CARACCIOLI
Quoique le cœur soit une partie muette de nous-mêmes, et qu’il ne paraisse aux yeux de l’anatomie qu’une masse élastique de chair, ce serait cependant contredire le langage de toutes les nations, et de l’Écriture même, que de ne pas entendre par le mot de cœur ce sentiment de joie ou de douleur qui naît souvent en nous et comme malgré nous. On n’ignore pas que notre cœur, étant le centre de la circulation du sang, n’a qu’un mouvement machinal, soit qu’il se resserre, ou qu’il se dilate ; mais on a voulu faire honneur de nos affections et de nos haines à la portion de matière qui est le principe et le mobile de notre vie animale. Ainsi le cœur, envisagé sous ce point de vue, offre à nos réflexions le champ le plus vaste et le plus fertile.
Qu’est-il, en effet, ce cœur, sinon un labyrinthe inexplicable, où l’âme s’égare en mille détours différents ; un alambic, où se filtre l’amour le plus légitime, ainsi que le plus criminel ; un laboratoire, où l’esprit va raffiner ses pensées et leur donner cette grandeur qu’on nomme héroïsme ; un flux et reflux de désirs, qui rendent, en quelque façon, l’homme immense ; un réservoir, où l’on puise à toute heure des espérances et des craintes ; un volcan, d’où s’exhalent tantôt des flammes et tantôt des vapeurs ; un abîme, dont on ne peut trouver le fond ; un vif argent, qui échappe lorsqu’on veut le sonder ?
Qui me donnera le pouvoir de sonder mon cœur, s’écriait autrefois saint Augustin, d’en connaître tous les plis et de les développer ! Il n’y a que le sage capable d’un tel ouvrage, puisqu’en jouissant de soi-même, il possède son cœur, il l’étudie, et il le remet continuellement entre les mains de celui qui l’a formé et qui l’incline comme il lui plaît.
Si l’homme savait régler son cœur, rien ne serait plus magnifique et plus digne de notre immortalité. Le cœur capable d’aimer l’infini, et assez grand pour s’élancer jusques dans le sein de la Divinité, ne produirait que des désirs tous célestes. On le sentirait, comme une flamme vive et pure, percer le nuage des passions, dévorer la cupidité qui nous tyrannise, étouffer les sens qui nous dominent, et répandre un jour lumineux sur toutes nos actions ; on le sentirait, comme un fleuve bienfaisant, couler jusque dans le sein des malheureux, ranimer leurs espérances, dissiper leurs inquiétudes, et leur procurer une heureuse fertilité. Ah ! un bon cœur est la gloire de l’humanité. Chacun se vante de l’avoir bien placé ; mais ce n’est qu’un langage, rien n’étant plus difficile que de trouver un homme tendre, généreux et sincère.
Notre cœur malheureusement entraîné par les sens et par les passions devient le rival de notre esprit ; et au lieu de demeurer soumis à la raison et de l’entendre, il ose usurper ses droits et se faire des systèmes conformes à son goût. Pour peu qu’on lise l’histoire, on verra que le cœur, jaloux contre l’esprit, dont il ne veut pas dépendre, s’est fait depuis longtemps une théologie à part. L’impie a dit dans son cœur : il n’y a point de Dieu. On verra que si l’esprit orné des sciences a fondé les académies, établi des opinions, et finalement formé le corps d’une philosophie universelle, le cœur a voulu pareillement enfanter des raisonnements, se bâtir des écoles, et composer des livres.
N’est-ce pas le cœur, en effet, qu’on doit nommer l’auteur de cette philosophie dépravée qui tâche de secouer aujourd’hui le joug de la religion ? N’est-ce pas le cœur qui produit chaque jour tant d’ouvrages contre les bonnes mœurs ? N’est-ce pas le cœur qui institua les écoles du mensonge et de l’hérésie, et qui forme continuellement au milieu de nous, sous le nom de libres-penseurs, des disciples tout-à-fait pervers ? N’en doutons point ; le cœur est la source des maux que nous déplorons : car pour peu que l’homme eût voulu raisonner, il aurait eu horreur des systèmes aussi extravagants qu’impies qu’on débite de toutes parts.
Nos malheurs naissent de ce que, par un renversement d’ordre, nous avons changé l’institution de tout ce qui existe en nous. Le cœur, par exemple, qui n’était formé que pour sentir, a voulu raisonner ; et l’esprit, au contraire, uniquement créé pour connaître et nous éclairer, a cru devoir aimer : et voilà d’où vient le libertinage réduit en système, l’amour conjugal sans tendresse, l’amitié sans âme et sans vie ; voilà d’où vient ce combat perpétuel entre le cœur et l’esprit, et qui subsistera toujours, tant que l’un voudra faire la fonction de l’autre. Tous nos écrivains sensuels et voluptueux, tous les apologistes des passions, ne puisèrent et ne puisent leur morale que dans leur cœur ; il est le seul coupable. Donnez-moi un homme réglé dans ses mœurs, dit Labruyère, qui crie contre la vertu et qui nie la religion, et vous ferez voir un phénomène.
Chaque impulsion de notre cœur est une impression de la Divinité ; et si nous n’y sommes pas attentifs, c’est que nous vivons à la manière des êtres privés d’intelligence. Notre corps peut s’appeler une horloge, d’après St Augustin. Le cœur en est le balancier, puisque, toujours en mouvement, il semble marquer des minutes et des secondes. Mais cette horloge, qui devrait continuellement nous réveiller et nous avertir, marche souvent jusqu’à notre mort sans nous rappeler à nous-mêmes. Ainsi nous fermons les oreilles à ces mouvements intérieurs qui se succèdent sans interruption, et nous vivons au milieu des vibrations d’un cœur agité, sans nous en apercevoir.
Il n’y a rien de plus affreux que le spectacle d’un cœur en proie aux passions. Il change de nature ; il se courbe vers la terre ; il répand des odeurs de mort ; il se consume et se dessèche au milieu de désirs brûlants ; il erre d’objets en objets, sans guide et sans boussole ; il devient le jouet de toutes les créatures, qui pour lors ont droit à sa conquête ; il offusque la raison, il enivre les sens, et il se séduit lui-même, se croyant heureux dans le centre même du trouble et de l’ennui. Il ne se rend sensiblement qu’à la débauche ; c’est son être et sa vie, et il s’endurcit impitoyablement lorsqu’il s’agit de secourir la veuve et l’orphelin. Il fuit la lumière, semblable à certaines fleurs qu’on trouve dans nos jardins, et qui, ne s’ouvrant qu’à l’approche de la nuit, se ferment aux premiers rayons du jour.
Un tel cœur est sans doute bien différent de celui du sage, qui, comme un sanctuaire inaccessible aux haines et aux mauvais désirs, ne renferme que candeur, justice et générosité. Il court de vertus en vertus, et l’on dirait, en voyant le sacrifice perpétuel qu’il offre à Dieu de tous ses mouvements et de toutes ses affections, qu’il est un autel où brûle un amour tout divin. Oui, les cieux mêmes n’ont rien de si magnifique qu’un cœur qui se connaît, qui se possède, qui ne s’épanouit que pour les biens spirituels, et qui ne se permet rien d’indigne d’un être immortel.
En vain on vante le cœur des héros. Toute leur prétendue magnanimité n’est qu’un nom imposant, en comparaison de la générosité d’un cœur tendre et compatissant. On voit un tel cœur se dilater et s’ouvrir, à l’aspect de tout homme qui souffre. Il n’est pas nécessaire de l’émouvoir par des discours étudiés, et de l’intéresser par des larmes concertées ; il devine le malheur du prochain, et il se fertilise et se multiplie de manière à répandre des torrents de libéralités partout où règne l’indigence. Si les moyens lui manquent, c’est alors qu’il se fond et qu’il s’incorpore, pour ainsi dire, avec les pleurs des infortunés dont il devient la consolation.
C’est le cœur qui nous inspire cet amour filial pour nos parents, cette amitié pour nos égaux, cette charité pour tout le monde ; c’est de lui que nous empruntons les sentiments de père, d’époux, de citoyen et d’ami ; mais il faut déterminer sa pente, et lui commander souvent avec empire ; autrement il nous échappe, et court se fixer sur des objets indignes de nos regards. Combien de fois n’a-t-il pas lancé, dans le tourbillon, des plaisirs criminels et frivoles, dont il ne nous reste que la honte et le désespoir ! Tout homme sage doit tenir son cœur entre ses mains, et tout homme en ce sens doit être un homme sage. Le Créateur n’a placé notre esprit dans une partie supérieure au cœur que pour nous apprendre à régler ce cœur, et à le rendre disciple de la raison, Il a beau se soulever, s’attendrir, s’attrister ou se réjouir ; il ne suivra ces mouvements qu’après avoir consulté notre sens intime, s’il est docile, et s’il se tient dans les bornes.
Mais où sont ces bornes ; et comment les apercevoir ? On croit n’avoir aimé que la vertu et n’avoir recherché que le véritable bien, et l’on n’a chéri que son intérêt, écouté que son amour-propre. Les plis de notre cœur sont si difficiles à développer, et ses ressorts si imperceptibles, que très souvent nous prenons nos défauts mêmes pour des actes de sagesse.
Nous nous croyons héros, et nous ne sommes que des roseaux agités par la tempête. Il semble que le cœur de l’homme, à force de recevoir un sang toujours nouveau et toujours agité, naît et renaît continuellement, de manière à devenir tout autre à chaque instant. On dirait que ses soupapes sont les ouvertures d’un labyrinthe où nos pensées vont se perdre, et s’abandonner à des routes égarées, sans pouvoir revenir.
C’est sans doute un grand sujet de défiance et d’humiliation, de voir que tout ce qui vit en nous, et tout ce qui nous anime métaphysiquement, peut à chaque moment occasionner notre perte. Notre esprit, s’il n’est guidé, s’égare ; notre cœur, s’il ne s’épure, se souille ; notre corps, s’il n’est captif, se révolte. Aussi ne cessons-nous jamais de mériter ou de démériter. Mais, faibles mortels que nous sommes, nous nous embarrassons peu de courir après des récompenses éternelles. Notre cœur suit presque toujours l’impétuosité de ses désirs ; et s’il les arrête, ce n’est souvent qu’en devenant hypocrite et conséquemment plus coupable.
Voilà comme le cœur, en captivité chez presque tous les hommes, n’a plus la force de s’élever vers le ciel, son élément et sa fin ; et par une malheureuse servitude qui fait honte à l’humanité, il devient terre, comme la terre même qu’on foule aux pieds. Le cœur, né pour être libre, ne jouit de ce privilège que lorsqu’il tend à Dieu. C’est donc nuire à sa liberté, et même la détruire, que de le détourner d’une pente si naturelle.
Mais comment tenir ce langage aux libertins, aux avares, aux ambitieux ? Hélas ! Ces espèces d’êtres qu’on veut bien nommer hommes ne se croient en pleine liberté que lorsqu’ils sont véritablement à la chaîne, c’est-à-dire esclaves d’une frivole créature, d’un vil métal, d’un faux honneur.
Ô cœur toujours impénétrable et toujours immense ! Comment, étant au milieu de nous le principe de nos mouvements, la source de nos désirs, le centre de notre vie même, nous demeurez-vous inconnu ? Comment ne pouvons-nous vous suivre et vous approfondir ? Je viens de parler de vos facultés et de vos écarts ; et malgré cela, vous m’êtes une telle énigme, qu’en croyant écrire maintenant par amour pour le prochain, j’écris peut-être par amour-propre. Ainsi plusieurs écrivains sont souvent dupes de leur zèle. Ils travaillent à corriger des erreurs, et ils ont en eux-mêmes des passions incorrigibles.
Louis-Antoine de CARACCIOLI.
Paru dans La France littéraire,
artistique, scientifique
en janvier 1857.