Contre les imposteurs et les hypocrites
L’imposture et l’hypocrisie me font toujours horreur, et je me gouverne sur le droit et sur la vérité. Qu’en ce faisant je me serve ou me desserve, je ne m’en soucie et trouve que tout est bien. Certes il en est qui se nuisent à force de probité, il en est d’autres que la malice et le manque de foi font parvenir : mais, il arrive que si la fourberie élève un homme au faîte, il retombe ensuite dans l’abîme.
Les mauvais barons ont pour le reste du monde la charité que Caïn eut pour Abel. Ce sont des voleurs pires que les loups, des menteurs pires que les filles de bordel. Si vous les perciez en deux ou trois endroits, ne pensez pas qu’il en sortirait des vérités, mais des mensonges ; leur cœur en est une source qui déborde du bassin.
Je vois, en mainte noble place, maint baron plus faux qu’un chaton de verre sur une bague. Celui qui les proclame justes aurait plus tôt fait de vendre un loup pour un agneau. Ils n’ont ni le poids voulu ni la frappe légale, et me font l’effet de ces pougeoises 1 fausses, qui portent bien en rond la croix et la fleur, mais qu’on peut fondre sans trouver trace d’argent.
De l’orient jusqu’au ponant, je fais avec les hommes un arrangement nouveau. Je donnerai un besant à toutes les honnêtes gens, si tous les félons me donnent un clou ; et je donnerai un marc d’or à tous les bien-appris, si les malotrus me donnent un tournois. Aux loyaux je donnerai un monceau d’or, si tous les fourbes du monde me donnent un œuf.
Toute l’honnêteté de la plupart des hommes, je la puis écrire sur une rognure de parchemin ; je la puis faire tenir sur la moitié du pouce de mon gant. Je pourrais, d’un simple gâteau, rassasier tous les bons de la terre ; pour les nourrir, la dépense serait minime. Mais, s’il y avait déjà quelqu’un pour payer les méchants, alors, il pourrait crier sans risque de voir venir personne : « Venez manger, vous tous, justes du monde ! »
Celui qui de la bonté et de la vertu n’a que l’apparence, je ne veux pas qu’on le dise bon ni vertueux. Je ne veux pas qu’on appelle juste celui qui se rit de la justice, ni loyal celui qui se moque de la vérité. Celui qui fait le mal ou offense le droit, celui-là ne saurait y trouver avantage, louange ni honneur. Ainsi se vérifie ce dicton répandu dans le peuple : « Qui écorche une fois ne tond pas à la deuxième. »
À tout le monde, je le déclare en ce sirventès : celui que ne gouvernent ni la vérité, ni la droiture, ni la charité, ne croyez pas que dans ce monde ni dans l’autre on puisse en donner cher.
Peire CARDENAL.
Recueilli dans Anthologie de la poésie occitane,
choix, traduction et commentaires
par André Berry, Librairie Stock, 1961.