Le Colisée
Et clamaverunt videntes locum incendii ejus, dicentes :
Quae similis civitati hunc magnae ?.....
Et in ea sanguis prophetarum et sanctorum inventus est,
et omnium qui interfecti sunt in terra.
S. JEAN, Apocal.
I.
GRAND peuple de héros, Rome, ville sacrée,
Tout porte dans ces lieux ton empreinte adorée ;
Je reconnais ta main dans ces débris confus :
Rome, la cité reine, est ici tout entière :
Saut, noble ruine, éloquente poussière
De ce grand âge qui n’est plus !
Ô Rome, de tes fils les ombres héroïques
Se dressent devant moi sous ces vastes portiques,
J’entends mugir la voix du peuple souverain :
Dans ton immensité mon être entier s’abîme ;
Mais je me sein grandir sur ta cendre sublime :
Pourquoi ne suis-je point Romain !...
Je crois voir se lever tout brillants de victoire
Ces temps de liberté, d’héroïsme et de gloire
Où le grand citoyen, dans un jour de combat,
Des champs de ses aïeux secouant la poussière,
Passait, – pour revenir dans sa noble chaumière, –
De la charrue au consulat.
Puis ce sont les Césars, le pompeux esclavage ;
C’est le Peuple Romain qui, fier de son ouvrage,
S’est assis. On l’a vu sur tous les fronts de roi
Mettre son pied vainqueur, dans toute la terre
On lit son nom feu gravé par le tonnerre :
Peuple romain, repose-toi !
Le voilà ! le voilà ! de ses flots en démence
Il inonde en grondant l’amphithéâtre immense :
Les maîtres des humains vont commencer leurs jeux.
Europe, Europe, Ase, Afrique, allez orner leurs fêtes ;
Dormiez à leurs loisirs vos lions, vos athlètes :
Ce sont des jouets dignes d’eux.
Entendez le Poète à la voix souveraine,
Les chars ambitieux volent ; et dans l’arène
L’Océan insoumis, tout frémissant encor,
Se lance couronne de splendides galères,
Où la harpe résonne, où les lances guerrières
Luisent sous des pavillons d’or.
Rome s’étale au monde en ces fêtes savantes.
Jetant aux nations ses pompes enivrantes,
Elle garde le sceptre et dort dans sa grandeur.
Gloire, gloire, à son nom ! gloire à la cité reine !...
Mais quels gémissements s’élèvent de l’arène ?
Pourquoi ces longs cris de douleur ?.......
II.
Anathème sur Rome ! anathème, anathème
Sur la prostituée au vénal diadème,
Aux joyaux pleins de sang, aux infâmes concerts !
Anathème sur Rome en ses mains homicides
Le glaive ensanglanté des prétoriens avides
Est le sceptre de l’univers.
Ô Dieu saint, cachez-moi ces théâtres profanes,
Cette foule accroupie autour des courtisanes,
La fille des héros étalant l’impudeur,
Les cars histrions, et leurs tribuns sauvages
Qui, pour ravir de vils hommages,
Tournent, le fer en main, autour du spectateur.
Rome à son empereur a promis son suffrage ;
Tout le peuple romain se rue à l’esclavage :
César voit ses pieds le monstre caressant.
Panem et circenses ! l’antique souverain,
Rampante, ne demande à la main qui l’enchaîne
Qu’un peu de pain trempé de sang !
Et les Césars jetaient à la foule béante
Un esclave, un vaincu, sa pâture vivante ;
Et le monstre, de joie, ardent, les yeux hagards,
Rugissait ; et de fleurs il parait la victime
Que bientôt, passe-temps sublime !
Dévoraient longuement de sauvages regards.
Gladiateur, allons ! – Une lutte sanglante
Pour nos loisirs ! – Mourant, que ta chute élégante
Donne encore un sourire au peuple souverain. –
Et surtout garde-toi de pitié pour ton frère :
Car du peuple frustré la terrible colère.......
Mais d’où part cet hymne divin ?
Des femmes, des enfants, victimes couronnées,
Roses avant le temps par la mort moissonnées,
Au-devant des bourreaux se hâtant de courir,
Aux tigres sans pâlir donnent leur sang à boive,
Et comme on vole la victoire,
Volent à l’échafaud s’embrasser et mourir.
Car ils ont dit : Romains, à vos pompes infâmes
Nous ne souillerons pas la candeur de nos âmes ;
Notre Dieu veut pour temple un cœur chaste et pieux ;
Nos luttes ne sont point des luttes sanguinaires ;
L’iniquité, l’erreur, voilà nos adversaires,
Et la couronne est dans les cieux !
Ainsi disaient les Saints, et Rome frémissante
Maudit ces insensés dont la voix menaçante
Interrompait son rêve et troublait son sommeil :
Courant de leurs fureurs protéger les symboles,
Autour des fragiles idoles
Ils pressaient des bûchers le funèbre appareil.
Et les chrétiens, guerriers armés de la croix sainte,
S’avançaient pour franchir la formidable enceinte,
Souriant, et les yeux levés vers l’Éternel.
Rome alors de fureur bondissait ; la Vestale
Sérieuse, étendait sa droite virginale,
Et le chrétien montait au Ciel.
III.
Tremble, ville insensée ! arrête, peuple impie !
C’est Dieu qu’assiège ta fureur,
Dieu qui dans Babylone, au milieu d’une orgie,
Jetait en traits de feu la mort et la terreur.
Tremble !... Attila paraît : aux soupirs du carnage
Répondent les clameurs d’un théâtre enivrant :
Dans le gouffre creusé par mille ans d’esclavage,
Le vieux monde romain s’abîmait en riant.
C’est que le juif maudit, le séducteur, l’infâme
Est le maître de l’univers,
Et ces dieux embrasés de ta coupable flamme,
Romain, sont des démons vomis par les enfers :
C’est que le Dieu vengeur conserve la mémoire
Du cri des malheureux qu’il entendit gémir ;
C’est que nul chant de joie et nul chant de victoire
N’étouffe, pour le Ciel, leur précieux soupir.
IV.
Rome, la cité reine, est ici tout entière
Avec toute sa gloire et tout son déshonneur :
Sa destinée était d’enseigner à la terre
Jusqu’où peuvent aller la honte et la grandeur :
De grandeur, de bassesse incroyable mélange ;
Haute comme les cieux, vile comme la fange ;
Fardeau le plus brillant que le monde ait porté.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le poète adorait, sous les politiques sombres,
Vaste débris peuplé de gigantesques ombres,
Le fantôme de la cité.
Et sa voix criait gloire, à leur écho sublime.....
Et l’écho répondait par des gémissements.
L’orgie et les combats, la victoire et le crime,
Ô Rome, tour à tour furent tes passe-temps.
Voilà pourquoi ton nom paraîtra dans l’histoire
Chargé de déshonneur et couronné de gloire :
Tu seras une énigme à la postérité ;
Et, tant qu’on parlera de la ville éternelle,
Les hommes flétriront d’une honte immortelle
Ton immortelle majesté.
Antonin CAROL.
Paru dans le Recueil de l’Académie
des jeux floraux en 1852.