Le Sermon sur la montagne
Florentes ferulas et granda lilia quassans !
VIRGILE.
I
Le couchant solennel irradiait la plaine ;
Sur le lac en repos, où glissait un frisson,
Le vent plus tiède avait alangui son haleine,
Et le calme du soir tombait sur l’horizon.
Un lent bourdonnement courait le long des rives,
Les femmes susurraient un psaume au chant berceur,
Et les hommes, malgré leurs misères plaintives,
Sentaient neiger sur eux des mannes de douceur.
Des colombes, venant se nicher dans les branches,
Prenaient leur part du charme où l’homme était grisé,
Et l’on eut dit, à voir frémir leurs ailes blanches,
Qu’un vol d’anges passait sur le monde apaisé.
Une attente d’amour s’épandait jusqu’aux choses :
Les flots menus riaient aux pieds des lys joyeux,
Et le baume des lys et le parfum des roses
Montaient comme un encens vers la gloire des cieux.
Et les cieux, entrouvrant le secret de leurs voiles
Pour répondre à la terre et ravir ses douleurs
Renvoyaient les rayons des premières étoiles
Dont l’âme d’or cherchait l’âme éparse des fleurs.
Déjà le crépuscule errait sous les ramures,
Et ces foules, tel un essaim bruyant qui fuit,
Éteignaient lentement leurs suprêmes murmures,
Tandis que s’épanchait la pitié de la nuit.
II
Pourtant dans le lointain espace,
Quel est, comme un astre qui passe,
Ce feu subitement jailli ;
Et, troublant cette paix immense,
Du fond de l’ombre et du silence,
Quel est ce rayon qui s’avance.
Et dont le peuple a tressailli ?
Vos paupières étaient fermées ;
Et, vers de blanches Idumées,
Vous voguiez en rêve, ô pêcheurs.
Vous rêviez déjà, pauvres femmes.
Et dans les songes de vos âmes.
Tombaient de célestes dictâmes
Qui vous inondaient de fraîcheurs !
Quel appel sonne à votre oreille ?
Quelle est cette clarté vermeille
Dont s’auréolent vos cheveux ?
Et quel prodige enfante encore,
Ainsi qu’une vivante aurore,
Ce nimbe errant dont tout se dore,
Et qui met du ciel en vos yeux ?
Vos souffrances sont donc taries.
Et vos lèvres endolories
Par le jeûne et par les sanglots,
Dans quel mystérieux breuvage
Ont-elles puisé leur courage
Pour que les échos du rivage
Emportent vos chants sur les flots !
Quelle est cette pourpre divine
Dont un homme étrange illumine
Ceux qu’il transfigure en passant,
Et, parmi la foule exultante
Gravissant la colline ardente,
Quel est, dans la nuit éclatante,
Ce messager resplendissant !
III
Il moulait. – Ses habits étaient pétris de neige,
Les hommes fascinés ne s’en approchaient pas ;
Mais les femmes frôlaient sa robe en gai cortège,
Et les petits enfants sautillaient sous ses pas.
Il montait. – Entraînés dans son brûlant sillage,
Tous marchaient en cadence et chantaient à la fois,
Et les rameaux, courbés en voûte à son passage,
Vibraient comme une harpe au rythme humain des voix.
Il montait. – Son chemin poudroyait de lumière.
Les astres se mouraient dans l’azur ébloui,
Son souffle ordonnateur soulevait la matière,
Et la terre et le ciel semblaient se fondre en Lui.
Alors, ouvrant son geste en large éploîment d’ailes
Sur les fronts qu’enflammait l’or d’un mystique jour,
Il jeta vers leur soif d’ivresses éternelles
Son verbe ruisselant comme un fleuve d’amour !
IV
Oh ! dans quel mirage et quelle magie
Vous bercez-vous, pécheurs silencieux !
Vers quelle splendeur en rêve surgie
Vos yeux ouvrent-ils leur flamme élargie !
Qui donc vous donna pour gravir les cieux
Des ailes sous vos haillons radieux !
L’or de vos cheveux vole en auréoles
Autour de vos fronts qu’un souffle a grisés,
Femmes qui chassez les jadis frivoles !
Oh ! dites, dans quel ruisseau de symboles
Rafraîchissez-vous vos cœurs embrasés
Où flambait l’horreur des mauvais baisers !
Et vous, tout petits, vous les enfants roses,
Vous qui le suiviez bruyants et chantants,
Que regardez-vous aux lointains flottants ?
Quel horizon fleuri d’apothéoses
Voyez-vous jaillir des monts éclatants,
Pour taire ébahis vos lèvres mi-closes ?
Oh ! sublime extase, ô ravissement !
D’où venez-vous donc, parole épanchée
Sur chaque douleur visible ou cachée,
Pour répandre ainsi le divin calmant
Dun espoir qui tombe en blanche jonchée
Sur les maux guéris éternellement ?
Oh ! comme on est loin, bien loin de la vie !
Dans le réveil d’un fabuleux matin,
Voici qu’apparaît le futur jardin
Où toute âme juste, au monde asservie,
Reprendra la part qui lui fut ravie
Des pommes d’amour du mystique Éden !
V
Un silence de joie enveloppait la plaine,
Le lac, comme un miroir, tendait ses flots polis,
La brise même avait retenu son haleine,
On eût dit qu’il marchait sur un tapis de lys !
Et la colombe au chant moins doux que sa parole,
Et la rose, entrouverte au jour prêt à fleurir,
Apaisaient leur murmure et voilaient leur corolle,
Tandis qu’il s’en allait vers l’immense avenir !
Et comme s’il laissait un lumineux vertige
Parmi les sables par sa robe sillonnés,
Une poussière d’or, en nimbe qui voltige,
Marquait au loin sa trace aux peuples entraînés.
Ils suivaient, et leurs mains s’épuisaient en jonchées,
Leurs haillons se changeaient en hermines de dieux,
Il perlait en leurs cœurs des fraîcheurs de rosées,
El des flammes couraient sur leurs fronts glorieux
Et Lui marchait toujours, en roi-soleil qui passe,
Vers l’autre roi-soleil dont l’invisible ardeur
Se devinait prochaine au vermeil de l’espace,
Comme s’ils se cherchaient pour fondre leur splendeur
Les étoiles mouraient dans la clarté naissante :
Puis le nimbe dont l’aube empourprait les contours
S’épanouit en une aurore éblouissante...
Et l’Astre-Dieu monta pour toujours !... pour toujours
Jean CARRÈRE, Premières poésies :
Ce qui renaît toujours et Poésies nouvelles,
1893.