Le concert du Bon Dieu

 

 

Écoutez bien : ceci n’est pas une légende,

Un conte d’autrefois ; si quelqu’un le demande

Je pourrai bien lui dire où vivent mes héros.

Car ils vivent encor, mes deux vieux ! À propos,

Ils demeurent au fond d’un quartier populaire,

Où, peut-être, il serait quelque peu téméraire

De circuler la nuit. Eux n’en sont pas gênés ;

Ils sont vieux, sans enfants et sont peu fortunés,

Mais ils ont le cœur simple, et leur douce tendresse

Les console des maux de leur morne vieillesse.

Chaque jour, si le temps n’est pas par trop hideux,

Ils s’en vont le matin, très gaiement, tous les deux,

Lui, portant à son cou, par une bandoulière,

Son vieil orgue couvert d’une étoffe grossière :

Elle, tenant en main, pour la tendre à chacun,

La sébile d’étain et, dans un bissac brun,

Le maigre déjeuner qu’ils feront dans la rue.

Leur misère est souvent largement secourue,

Car ce vieux couple émeut la plupart des passants.

Cependant, quelquefois, les étranges accents

De la boîte du vieux n’attirent pas le monde,

Il a beau s’en aller mendier à la ronde,

Les sous ne tombent pas dans l’humble tronc d’étain.

Autrefois, en ces jours, ils souffraient de la faim :

Maintenant, protégés d’un groupe charitable,

Ils ont, au moins, du pain en tout temps, sur leur table.

... Mais, si vous voulez bien, venons au trait charmant,

Que la vieille m’a dit un jour, tout simplement :

Le dimanche, quand l’aube à peine s’est levée,

Ils partent tous les deux, leur toilette achevée.

Pour aller à la messe au temple du quartier...

Et puis, comme il est temps de prendre le métier,

Ils s’en vont rechercher l’antique serinette,

Soigneusement rangée au fond de leur chambrette ;

Alors, tournant le dos aux riches boulevards,

Savez-vous bien, d’abord, où vont nos deux vieillards ?

... Tout au bout d’une rue étroite et populeuse,

Jadis, on enfonça l’image douloureuse

De Jésus sur la Croix. Vers ce grand crucifix

Que les siècles ont peint d’un sombre coloris,

Ils vont, nos deux bons vieux ; c’est leur pèlerinage...

Ils courbent à ses pieds leurs fronts blanchis par l’âge,

Puis, tandis que la femme égrène dans ses doigts,

Lentement, les Ave de son rosaire en bois,

L’homme, se redressant, saisit sa manivelle

Et se met à jouer la vieille ritournelle

De quelqu’air d’autrefois : complainte ou menuet,

Ariette, romance, et même airs de ballet,

Déroulent tour à tour leur étrange enfilade

En l’honneur de Jésus, que cette sérénade

Fait, sans doute, sourire en son éternité,

Par le charme pieux de sa naïveté...

Enfin, quand elle entend que le concert s’achève,

La vieille, en se signant, lourdement se relève,

Et glisse un petit sou dans le tronc de la Croix.

Puis, ils partent, joyeux, vers les quartiers bourgeois,

Certains de faire alors fructueuse journée,

Car, me disaient les vieux, de leur voix surannée :

« Il faut bien que le ciel nous remercie un peu

De ce que nous jouons pour l’amour du bon Dieu. »

 

 

 

Luisa de CARVAJAL.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1895.

 

 

 

 

 

 

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