Double courant
SOLLICITÉ par deux courants, mon esprit flotte...
En vain j’ai voulu suivre un chemin sans détour :
Comme le frêle esquif qu’un double vent ballotte
Je pousse à droite et plie à gauche tour à tour.
Souvent je suis à Dieu dans une ferveur pleine,
Goûtant la grâce avec un long tressaillement ;
Je ferme l’œil du corps, je suspens mon haleine,
Et le Christ parle au fond de mon recueillement.
À travers les clartés dont mon âme est baignée,
Tandis que les grandeurs s’abaissent à mes yeux,
La race des petits, souffrante, dédaignée,
M’apparaît dans un jour aimable et glorieux.
Et j’écoute la voix qui me dit : « Sur la terre
Tout bonheur est mirage et trompe les désirs :
Il n’est qu’une seule eau qui vraiment désaltère,
Un seul arbre où la main cueille de vrais plaisirs.
Cet arbre, c’est le Christ, cette eau, c’est la foi pure,
Ces plaisirs vrais sont ceux du dévoûment chrétien ;
Brise ton rêve : oublie art et littérature :
Qu’un rôle de sauveur social soit le tien !
Vas au peuple incroyant que le vice dégrade...
Sois le héraut du Christ pour lui parler du ciel ;
Rends la lumière vraie à son esprit malade
Et verse dans son cœur le baume au lieu du fiel. »
Au dévoûment ainsi la voix d’en haut m’exhorte...
Mais qu’à son timbre pur succède un bruit mondain,
Que de ces régions mon œil fatigué sorte, –
Des penchants endormis se réveillent soudain.
Et d’enivrants tableaux passent devant mon âme...
Je vois la Poésie avec son char de feu,
Éclairant et dorant toute chose à sa flamme,
Et belle à l’emporter sur la gloire de Dieu...
Et j’entends une voix séductrice et perfide
Qui murmure : « Le ciel est trop loin de ta main ;
Sur le livre du temps ouvre ton œil avide,
Et pour en voir l’horreur fouille le gouffre humain.
L’Art t’appelle ; s’il est méprisé par les foules,
Il a ses fils élus qui te reconnaîtront ;
Suivre un penchant qu’en toi vainement tu refoules,
C’est l’ivresse à ton cœur et la palme à ton front ! »
Et mon cœur partagé se torture et balance...
Du plus pur sacrifice il retourne à l’orgueil :
Et vers la haute mer quand ma barque s’élance,
Un coup de vent subit la rejette à l’écueil.
Ah ! si cet homme sous nos yeux tel qu’il existe
Était celui dont Dieu disposa le berceau,
Si son être était vierge, il tenterait l’artiste
Sans que rien arrêtât la lyre ou le pinceau…
Mais le mal est entré dans ce noble organisme,
Il en a corrompu les penchants purs et droits :
Et le vice aujourd’hui descendant au cynisme
S’affirme l’innocence et proclame ses droits !
L’homme ainsi fait répugne aux accords d’un luth chaste...
Puis, quels sont les meilleurs lauriers à conquérir ?
Quelle est l’ambition la plus noblement vaste :
Peindre et nous révéler le mal, ou le guérir ?
Car pour la plaie humaine il est un divin baume ;
Il est un talisman pour toutes les douleurs,
La foi du Christ, ouvrant un éternel royaume
Devant les yeux gonflés d’amertume et de pleurs.
Appliquer ce remède est la plus belle tâche ;
Si le poète est roi, je serai plus que lui :
Avec le Christ, auquel son sang versé m’attache,
Je serai Christ moi-même et rédempteur d’autrui !
Des deux courants, je veux que celui-là l’emporte
Qui vient du ciel et doit y ramener ma nef :
D’autres voiles feront à ma voile une escorte
Et de toutes le Christ sera pilote et chef.
Mon esprit fier avec les humbles de la terre
S’unira d’un lien sincère et fraternel :
Ensemble nous suivrons le seul vent salutaire
Pour atterrir ensemble au rivage éternel !
Octobre 1885
Jean CASIER, Chants intimes, 1896.