Enfance
MA vie est un palais sévère et spacieux :
Point de vanités, point de splendeurs inutiles,
Point de fêtes des sens, d’amusements futiles,
Mais des rêves hautains du seul côté des cieux ;
Dans ce palais mon âme et le Christ cohabitent...
Des vols d’esprits mauvais parfois s’y précipitent –
Pour s’enfuir à l’aspect des anges, mes gardiens ;
Dans ce palais je songe, et les subtils problèmes
Où les plus fiers penseurs ont usé leurs fronts blêmes,
Se résolvent au jour des principes chrétiens ;
J’ai mes heures de lutte obscure et de souffrance,
Mais la lampe divine entretient l’espérance :
Si la crainte et l’ennui m’envahissent parfois,
Le découragement jamais ne me pénètre ;
Je soulage les corps tremblant sous ma fenêtre ;
Les cœurs à m’approcher réconfortent leurs fois ;
Ce palais où mes jours que Paix et Foi résument
En encens agréable au Seigneur se consument,
Je me souviens toujours comment j’y suis entré :
J’en revois l’ineffable et sacré vestibule,
Mon enfance ! Je veux sans honte et sans scrupule
Reconstruire à vos yeux l’heureux porche effondré.
J’étais l’enfant chétif et doux, l’enfant précoce :
Mon esprit, comme un pois faisant crever la cosse,
S’ouvrait, – et dans mon cœur germait l’Esprit divin...
Pourtant les instincts bas et mauvais s’éveillèrent,
Les forces de la Grâce un instant sommeillèrent
Et comme un oiseau noir et lourd Satan survint :
La piété me fut pesante et difficile,
D’appliqué je devins paresseux, indocile ;
L’enfant doux fut cruel : quelquefois par plaisir
Je frappais et faisais pleurer mon jeune frère...
Mais le mal s’enfuit tôt sous un effort contraire,
L’ange du bien veillait et put me ressaisir :
Car deux saintes – ma mère et mon institutrice –
Avaient organisé leur garde protectrice ;
Et Joseph, le patron du travail, invoqué,
Me rendit piété, joie, ardeur à l’étude...
J’avais huit ans alors, et je pris l’habitude
D’offrir à Dieu mon cœur au devoir appliqué.
Bientôt un monde étrange, inconnu le Collège
– Des respects enfantins gardant le privilège –
M’apparut : mes dix ans sonnaient lorsque mon pas
Pour la première fois franchit le seuil sévère...
Je respirai craintif la nouvelle atmosphère,
Mais d’un secret bonheur je bénis Dieu tout bas...
Vers le haut idéal je donnai mon coup d’aile :
Du timide enfant Dieu fit l’écolier modèle ;
Estimé des meilleurs, attaqué des moins bons,
Je fus l’intime joie et la fierté des maîtres ;
Un surveillant disait : « Ton âme a des fenêtres...
Ton corps est transparent... Vas-tu voler ? Réponds ! »
Confus, je répondais par un muet sourire. –
Je jouais de tout cœur, ayant fini d’écrire,
Je priais de tout cœur avant de commencer ;
La prière c’était ma force et ma défense :
Je priais pour garder la vertu de l’enfance,
Je priais pour savoir, je priais pour penser...
Je priais... Ô la messe, ô l’heure incomparable !
Avec mes compagnons vers le Maître adorable
J’arrivais ; à mes yeux le temple apparaissait
Avec ses frontons grecs, ses marbres, sa coupole :
Mais les détails fuyaient, dégageant le symbole
Maison du Christ auquel mon cœur s’intéressait ;
J’attachais sur l’autel mes regards et mon âme.
Alors c’était la lutte... Un mystique cinname
Faisait dans l’air du ciel s’épanouir mon cœur :
Mais de l’enfer montaient d’indicibles bouffées
Et surgissaient d’impurs démons, d’horribles fées ;
Les petits anges, peints dans le tableau du chœur,
M’effrayaient de leur vague aspect de chair immonde,
Et Satan près de moi, de l’invisible monde,
Amenait un sabbat de corps nus et hideux ;
Je frémissais : mais fort de la force du Maître
Qui regardait la lutte et soulevait mon être,
D’un signe intérieur qui me séparait d’eux
Sans trouble je domptais les démons en furie ;
Et mon âme priait – par l’épreuve mûrie –
Avec plus de sagesse ou de suavité...
Devant mon cœur parfois montait une barrière,
Mais je poursuivais l’humble et virile prière :
Et ma persévérance et le piège évité
Rendaient ma nuit sublime et deux fois méritoire...
Nul d’ailleurs ne savait ma lutte et ma victoire :
J’habitais un pays surnaturel où Dieu
Menait seul mon esprit par l’ombre et la lumière…
Ô les jours d’innocence et de vertu première
Auxquels il eût fallu ne jamais dire adieu !
Ô les confessions où l’étrange supplice
Était de voir mon âme et trop blanche et trop lisse
Et de ne trouver rien à dire au confesseur !
Ô mes dix ans, ô fleurs de l’enfance candide !
Année unique où tout fut divin et splendide,
Où Jésus vint à moi dans sa pleine douceur !
Car lorsque j’eus prié six mois sans défaillance,
Voulant avec mon cœur sceller son alliance,
Le Christ, en un jour clair comme une vision,
Quitta le précieux et brillant tabernacle
Et de ce cœur plus beau fit son vivant cénacle ;
À cette heure l’amour eut une explosion
Et je sentis couler des larmes sur mes joues...
Âge des passions, en vain tu les déjoues
Les plans entre le Christ et l’âme organisés
À ce moment béni des douceurs nuptiales !
En vain vous soufflerez, doute, erreurs glaciales...
Les plans du cœur un jour seront réalisés !
1889
Jean CASIER, Chants intimes, 1896.