La Résurrection des naufragés à la fin des temps

 

 

 

À Monsieur l’abbé Maxime Favret

 

Tuba mirum spargens sonum

Per sepulcra regionum

Coget omnes ante thronum.

 

Dies irae.

 

 

 

Entendant sonner l’appel auquel tous les morts doivent obéir, les naufragés rassemblent en hâte les atomes de leurs corps dissous dans les mers et les océans.

 

De leurs épaules nues ils soulèvent le couvercle de leur sépulcre, le flot qui s’entrouvre – tels des plongeurs qui remontent ; la tête ruisselante,

 

ils sortent leur poitrine musclée, puis ils se dressent de toute leur taille sur leurs pieds, dans l’ombre d’une nuit sereine, fourmillante d’étoiles.

 

Cette lumière est vive pour leurs yeux si longtemps engloutis dans les ténèbres de la mort ; et chacun des ressuscités voit des compagnons debout autour de lui,

 

plus nombreux qu’une troupe d’oiseaux émigrants qui traversent les mers, ou que la foule qui se presse sur le quai d’un grand port au départ d’une flotte.

 

Comme les Apôtres jadis sur le Lac, un miracle les supporte ; or voici qu’ils se mettent en marche, tous dans le même sens, vers la Palestine, vers la vallée où s’assemblent les morts.

 

Une seule volonté puissante meut la foule des naufragés qui s’écoulent, innombrables, dans la nuit, d’un même mouvement, sur les mers, avec un bruit de grandes eaux.

 

Et ce bruit vient non de leurs paroles mais de leur nombre et de la hâte de leur marche qui frappe avec de vrais pieds d’os et de chair la surface vitreuse.

 

Tous se taisent, ayant le regard fixe de quelqu’un qui est absorbé ; et d’ailleurs se comprendraient-ils, car ils appartiennent à toutes les langues de tous les siècles ?

 

Là, sont les noyés du Déluge que les flots en se retirant emportèrent loin dès terres, et les compagnons d’Ulysse dont pas un n’a vu le jour du retour, et tous les naufragés plus anciens,

 

et les naufragés des temps qui suivirent : ceux de Tyr et de Sidon ; ceux de la Grèce et de la Perse, de la Sicile et d’Alexandrie et de Carthage et de Rome ;

 

et les vieux normands pirates, et des Vénitiens, et des Génois, et des Portugais, et des Espagnols, les soldats et les matelots de l’Invincible Armada ;

 

et des Danois, et des chevaliers de Malte et des corsaires barbaresques, et les nègres qui sombrèrent avec leurs négriers dans le voyage d’Amérique ;

 

et des marins de Hollande, et combien d’Anglais ! les tués du cap de la Hogue et ceux du cap Saint-Vincent, tous ceux de Trafalgar ; ô mon Dieu, combien de fils de la France !

 

Mais les plus nombreux de ces marcheurs sont des victimes de la Grande Guerre qui a précédé de peu la fin du monde : tous les Allemands qui ont péri dans l’eau, et tous ceux de toutes races qu’ils ont fait périr par leurs sous-marins. Les petits enfants se serrent contre leurs mères. Ils ne pleurent pas ;

 

mais ils gardent dans leur âme un reste de l’épouvante qu’ils eurent à la fin de leur vie, lorsque le vaisseau, frappé par la torpille, s’enfonça.

 

À cette dernière heure, rien ne les effraya comme les cris de leurs mères et leurs embrassements frénétiques ; et ils s’étonnent de les retrouver silencieuses et détachées...

 

et de s’être réveillés pour marcher dans la nuit sur les flots. Mais les petits enfants ont pour eux leur innocence et leur martyre ; et Dieu les rassure au fond du cœur.

 

Les vents retiennent leur souffle pour laisser les routes plates aux pas des petits enfants martyrs, aux pas des voyageurs qui doivent fournir une longue marche rapide.

 

Et pourtant on croirait entendre gronder un grand vent ; mais c’est le bruit de cette foule innombrable qui passe sur les flots lisses et foule le champ des étoiles qui se mirent.

 

Dans le ciel sans nuages, tous les astres nocturnes brillent une dernière fois sur le globe ; pour ne pas éteindre la faible clarté des plus lointains, la lune ne montre qu’un fin croissant.

 

Et des signes étranges apparaissent parmi les étoiles inquiètes qui plus que jamais donnent des présages sur chaque destinée humaine, du fond de l’infini.

 

Annonciateurs de la catastrophe universelle toute proche, soudain des astres se rencontrent et se brisent et font des gerbes d’étincelles qui pleuvent dans l’azur de la nuit.

 

Et tout autour de la foule en marche des naufragés, les feux du ciel se reproduisent dans l’immense glace noire des flots tranquilles qui sont rayés d’éclairs multipliés.

 

Seuls les petits enfants y prêtent attention ; les hommes et les femmes et les jeunes filles et les éphèbes sont préoccupés de leur avenir et du Jugement auquel jadis ils n’ont point pensé.

 

Et ils se hâtent, irrésistiblement poussés par la volonté divine qui maintenant ne laisse plus à la race d’Adam et d’Ève la liberté de lui désobéir.

 

Sans parler, ils vont rejoindre les morts des continents qui n’eurent pas comme eux une amère couche agitée, mais jouirent du repos d’une vraie sépulture ;

 

ces derniers ont dû se lever aussi, quitter la terre natale, leur place au cimetière sous le clocher de leur paroisse ; et ils vont tous à pied avec les évêques, les princes et les empereurs,

 

qui n’ont plus de crosses, plus de mitres, de couronnes ni de sceptres, mais s’avancent en tremblant vers le tribunal du Juge, dans leur pauvre humanité pécheresse, nus.

 

Et les morts vont vite, ceux des continents et ceux des mers, les morts de tous les peuples de tous les siècles, les athées et les croyants, car ils doivent arriver à la vallée de Josaphat,

 

avant que la gloire du Christ n’éclate avec l’aurore, la dernière, magnifique plus que toutes les autres, l’aurore du jour qui sans fin commence et n’a pas de soir.

 

Mais ce jour ne luira pas le même pour tous : il pénétrera les uns des rayons de la béatitude divine ; il sera pour les autres le brasier des éternelles vengeances.

 

 

 

Léon CATHLIN,

Les treize paroles du pauvre Job, Perrin.

 

 

 

 

 

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