La croûte de pain

 

 

 

À ma Mère.

 

 

L’un de mes dîners brefs et solitaires s’achevait dans le dédain rassasié des miettes qui se disputaient les carreaux écarlates de la nappe. Il y manquait pourtant comme une friandise, et sa douceur abrupte, envahissante, capable d’apaiser la faim indiscernable tapie sous nos aspirations obscures, nos espérances engourdies.

 

Je vis s’asseoir ma mère – son image émergée, sa vigilante absence – dans la pénombre où, face à mon indécision, mes refus, ma vieille paresse acceptée, les bruits de la journée se dispersaient en désordre timide. Elle avait profité de cette vague disponible qui balance la mémoire au rythme d’une surprenante amplitude jusqu’à ramener à la table des vivants les beaux visages effacés. L’enfance frugale reparut à la pointe de ce regard inoublié, toujours un peu alourdi de conscience morale, qui entremêlait ses couleurs d’algue et de sable bruni. De sa main amincie par le séjour aux ténèbres, elle saisit comme autrefois une croûte de pain échappée à mon gaspillage, pour achever le repas dans un geste biblique où s’enlaçaient le symbole et l’amour. Alors, portant à mes lèvres le pain béni par l’exemple, je partageai furtivement l’agape. Et j’entendis sous des accords d’harmonium ces paroles votives, gravées en un chant plaintif resurgi d’augustes profondeurs :

 

              Le parfum du pain chaud qui dore sous la brande

              Célèbre un souvenir ancien de deux mille ans

              C’est l’aumône du Corps sacré pour son offrande

              Aux pêcheurs réunis en la Cène des Temps.

 

 

Christiane CAUËT.

 

Recueilli dans Le Pain,

Jean Grassin Éditeur,

Paris-Carnac, 1997.

 

 

 

 

 

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