Donnez la parole à la nuit...
Donnez la parole à la nuit,
un langage dévoré
dont les trous laissent passer la lumière
et qui fait que l’amour ne s’endort jamais.
Je suis plus bas que terre
en mon pays contrit,
je vais glissant sur l’or de mes lisières :
le bleu des orées, c’est mon lit.
Croise tous les passants qui n’ont pas de mémoire,
fais-toi plus oublieux que la forêt.
Je suis d’un sol qui ne tient pas sous l’histoire :
il n’est que fondrières, lézardes, issues terrées,
Ô terre, sépulcre des eaux de gloire !
Je connais un ruissellement fabuleux dont les méandres
nous mènent aux salles ouvertes sur le Verbe.
Mais qui peut parler de cette rencontre
quand tout n’est plus que vide sous les herbes ?
Donnez langage à la pénombre,
une parole toute mâchée par Dieu :
voici le compte des mots avant que ne sombre
ce grand feu décharné en son propre milieu.
Je reprends en soufflant sur le feu de mes mots,
j’aime entendre ronfler le brasier qui répond ;
mes mots, je les ai donnés comme des fruits fondant
sur chaque lèvre où j’entendais le nom de mon repos.
Après moi, c’est toujours moi dans l’intrigue secrète
que je noue et dénoue pour un autre que moi.
Comme mon ombre est douce à la lueur des crêtes,
me devançant et puis tardant, mon noir chamois !
D’où vient ce sifflet léger dans les arbres,
ce raisin nu pendu sur un mur insolent ?
Qui de vous va chasser mes agrestes frelons
tournant autour d’un sommeil qui se délabre ?
Feu mourant dont le regain est oublié,
choisissant des rameaux plus nus que la prière,
soleil vidé de sa lumière,
orange qui traîne sur un noir palier !
Jean CAYROL.
Extrait de Fragments d’insomnie, Seuil.