Ne fermez pas mes yeux...

 

 

Quand la mort m’aura prise en ses bras monstrueux

Et collé tout son corps de gluantes couleuvres

Sur mon corps aujourd’hui frais et voluptueux ;

Quand vous tous qui m’aimez, dégoûtés de son œuvre,

M’emporterez dans l’ombre où les cadavres vont,

Ne fermez pas mes yeux, redressez mon visage

Et ne piétinez pas la terre sur mon front.

Et le Bon Dieu qui sait combien je serai sage

Jusqu’à la fin du monde, avec mon cœur troué

De vers, mon crâne éteint et mes yeux en poussière,

À travers la rocaille et le chiendent houé,

Fera bien que je vois encore la lumière,

La lumière qui rit sur le seuil des matins

Irradiant la brume et les aurores blanches ;

La lumière qui chante au-dessus des chemins,

Dans le beau champ d’azur où s’étirent les branches,

Et dont le filet d’ombre enserre chaque jour

Les mondes et les mers de l’équateur aux pôles ;

La lumière qui danse au cœur brun du labour

Et sur la ville grise, accrochant aux épaules

Des midis et des soirs son sublime arc-en-ciel,

Se mêlant à la chair des êtres et des choses,

Faisant le vin plus rouge et plus doré le miel,

Et l’herbe encor plus verte et plus belles les roses,

Et, de ses doigts trempés dans l’âme du soleil,

Sculptant et dessinant les formes et les lignes

De tous les corps humains ; le visage et l’orteil

Des gamins de la rue et les vrilles des vignes,

Creusant les vieilles mains et les seins arrondis

Des femmes que l’amour a faites créatrices.

La lumière que Dieu sème du Paradis

Et qui donne à l’automne un ton brumeux d’esquisses,

Et la lumière bleue où se roule l’hiver,

Et celle des avrils, et la lumière chaude

Crevant sur les étés comme des bulles d’air.

Lumière dont j’ai bu tout le souffle qui rôde

Et dont mon être obscur a gardé le reflet,

Pareil à l’étang noir où plonge un soleil rouge.

Je t’ai portée en moi comme on porte un secret.

Le germe de la vie et sa divine gouge

A creusé dans mon cœur un puits de volupté.

Pour que mes yeux éteints soient encor les verrières

Semant en mon tombeau la sublime clarté,

Quand je mourrai, ne touchez pas à mes paupières !...

 

 

 

Cécile CHABOT.

 

Recueilli dans Feuilles d’érable, fleurs de lys,

anthologie de la poésie canadienne-française

établie et présentée par Pierre Cabiac,

Éditions de la diaspora française, 1966.

 

 

 

 

 

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