Dix ans après
Me voici ! me voici !... j’arrive ! ô seuil antique,
Devant toi, frémissant, mon souffle est suspendu !
Un messager du ciel, une voix magnétique,
M’a dit : « Viens », et, là-bas, mon cœur a répondu,
Salut ! riant séjour, témoin de mon enfance,
Après dix ans d’exil enfin je t’aperçois !
Est-ce toi qui m’attends, est-ce moi qui m’élance
Ainsi qu’un daim blessé vers son gîte du bois ?
Je reconnais ton ciel et tes eaux murmurantes,
Tes sapins orgueilleux estompant les sommets,
Ta cascade égrenant ses perles transparentes
Et tes torrents fougueux qui ne dorment jamais...
Mais ici, que de calme !... Assise en souveraine
S’étale la maison dans le pli d’un versant ;
Voilà le banc de mousse, à l’ombre du vieux chêne,
Où ma mère écoutait mon babil caressant...
Ah ! voici les grands bœufs aux allures tranquilles ;
Les vaches, à pas lents, s’en vont à l’abreuvoir.
Escaladant les monts, les chèvres indociles,
Regardent à leurs pieds les troupeaux se mouvoir...
Mollement secoué par la brise légère,
Le verger sur mon front fait neiger le printemps :
C’est là que, frêle enfant, dans les bras de mon père,
Je détachais le nid de ses rameaux flottants.
Les saules éplorés, frissonnant sur la rive,
Endorment leurs douleurs et se mirent dans l’eau :
Le papillon léger s’y contemple et s’esquive,
La vague libellule en rase le niveau...
Oh ! tout m’est familier, tout me parle et m’enchante,
Tout répond à ma voix, tout tressaille en ces lieux !
L’écho même m’apporte, en sa plainte touchante,
Comme un regret navrant de mes derniers adieux.
Qu’entends-je ? Du beffroi vibre l’airain sonore !
Avec les aquilons ma prière, autrefois,
Montait comme un encens vers le Dieu qu’on implore,
Ce Dieu qui fait courber la majesté des rois.
J’avais tout oublié ! Mais je viens à ma source
Y rafraîchir mon âme, y plonger mes douleurs ;
Je puis revivre enfin, puisque, achevant ma course,
Je m’élance au foyer, les yeux baignés de pleurs !
Adèle CHALENDARD.
Paru dans L’Année des poètes en 1891.