Chanson du soir

 

 

Sur nos fronts déployant ses ailes,

La nuit aux yeux rêveurs étend

Son voile émaillé d’étincelles

Comme la robe d’un sultan.

 

Le lac enveloppe ses grèves

D’un long baiser rempli d’amour ;

Le monde s’abandonne aux rêves

Qui naissent au déclin du jour.

 

L’âme s’envole sur la trace

D’un nuage au reflet vermeil,

Qui fuit tout joyeux dans l’espace

À la poursuite du soleil.

 

Elle franchit les monts tranquilles,

Qui vont songeurs dans l’infini

Perdre leurs sommets immobiles

Où les grands aigles font leur nid.

 

Elle sourit aux vertes plaines

Où paissent les troupeaux joyeux,

Écoute les chansons lointaines

Qui montent dans l’azur des cieux ;

 

Elle se penche sur les rives

Des grands fleuves au bord glissant,

Et dont les ondes fugitives

À l’inconnu vont en dansant ;

 

Elle effleure les sombres plages

Ou, contre les rochers géants,

Viennent avec des cris sauvages

Mourir les flots des océans ;

 

Elle erre sur les forêts vierges,

Passe au-dessus des hauts palmiers

Dont les troncs droits semblent les cierges

D’un temple aux immenses piliers...

 

Et, quittant les terres connues,

Elle s’en va, d’un seul élan,

Au delà des rapides nues,

Dans le grand ciel étincelant.

 

Puis elle s’arrête, indécise,

Croyant reconnaître, égaré

Dans un murmure de la brise,

Un timbre de voix adoré...

 

Doux souvenir d’êtres qu’elle aime,

Partis pour des lieux inconnus,

Et qui, depuis l’heure suprême,

Ne sont, hélas ! pas revenus !...

 

Et l’âme, triste, se réveille,

Frissonnant dans l’ombre du soir :

Le nuage à l’aile vermeille

A disparu dans le ciel noir...

 

 

Décembre 1880.

 

 

 

Alice de CHAMBRIER,

Au-delà, La Baconnière, 1934.

 

 

 

 

 

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