La vieille laveuse
Tu la vois, affairée à sa lessive,
La vieille là-bas aux cheveux blancs,
La plus alerte des laveuses,
À soixante seize ans.
C’est ainsi qu’elle a toujours à la sueur de son front
Mangé son pain en tout bien tout honneur
Et rempli en toute conscience
La mission que Dieu lui fixa.
Elle a en ses jeunes années
Aimé, espéré ; elle s’est mariée ;
Elle a eu le destin de la femme
Et les soucis ne lui manquèrent point.
Elle a soigné son mari malade ;
Elle lui a donné trois enfants ;
Elle l’a couché dans la tombe
Et n’a perdu ni la foi ni l’espérance.
Il s’est alors agi de nourrir les enfants ;
Elle s’y mit de bon cœur,
Les éleva en tout bien tout honneur,
Le goût du travail et de l’ordre, voilà leur patrimoine.
Pour qu’ils gagnent leur vie
Elle se sépara, en les bénissant, de ces êtres chers
Et se trouva dès lors seule et vieille ;
Sa belle humeur lui est restée.
Elle a économisé, elle a réfléchi,
Elle a acheté du lin et passé ses nuits
À faire de ce lin du beau fil,
Puis a porté ce fil au tisserand,
Et celui-ci en a fait de la toile.
Maniant les ciseaux et l’aiguille,
Elle a de sa propre main cousu
Pour le jour de sa mort une chemise sans un défaut.
Cette parure funèbre, elle en est fière,
Elle la garde dans l’armoire à la place d’honneur,
C’est son premier bien et son bien suprême,
Son joyau, le trésor qu’elle économisa.
Elle la met, quand de la parole du Seigneur
Au matin du dimanche elle vient se pénétrer ;
Puis, satisfaite d’elle-même, elle la range,
En attendant qu’on l’en revête pour l’éternel repos.
Et moi, au soir de ma vie, je voudrais
Avoir, semblable à cette femme,
Rempli la tâche que j’avais à remplir
Selon mes moyens et dans ma sphère ;
Je voudrais avoir su comme elle
Me réconforter au calice de la vie
Et pouvoir enfin, avec le même plaisir,
Songer à mon lit de mort.
Adalbert de CHAMISSO, Choix de poésies,
traduction et introduction de René Riegel,
Aubier, 1950.