La paroisse silencieuse
Accompagnez ma Muse aux rives de Bretagne !
Du trône et de l’autel c’en est fait : la Terreur
Règne dans le pays sur le sang et les ruines.
Mais ce n’est pas afin d’évoquer des carnages
Que ma Muse aujourd’hui veut visiter ces rives,
C’est pour montrer le bien qui console du mal.
Voyez ces paysans, ces Bretons au cœur simple,
Priant, souffrant, peinant comme l’ont fait leurs pères...
L’homme de la Terreur au milieu d’eux menace :
« Je brûlerai l’église, obstinés que vous êtes
À vouloir demeurer dans vos vieilles erreurs,
Dans la stupide nuit d’un passé révolu ! » –
Tu ne peux, dit un vieux, nous ravir les étoiles
Qui vivront plus longtemps que cloches et clocher
Et nous rappelleront nos devoirs envers Dieu. »
L’homme a tenu parole ; entre les murs noircis
On vit les paysans, cherchant des yeux le ciel,
Passer pieusement et pleurer résignés.
Puis on vit défiler la soldatesque impie
Qui vient mettre à raison cette engeance rebelle,
Et le blasphème est seul à nommer le Seigneur.
Nuit après nuit pourtant on peut voir se poursuivre
Selon l’ordre éternel la course des étoiles
Exhortant les humains à rendre hommage à Dieu.
Mais sur la mer, au loin, quelle est donc cette étoile ?
Et que font là sans bruit ces ombres sur les plages ?
Qui donc ainsi se glisse et descend vers la rive ?
Des bateaux sont partis, ils se forment en cercle,
On n’entend que le flot déferlant sur le roc ;
Hommes, femmes, enfants, vieillards rament sans bruit.
Là-bas, en haute mer, ce petit feu lointain,
C’est l’étoile qui guide, avec l’aide de Dieu,
Ceux qui voguent vers elle et qui ne craignent rien.
Une barque bercée au gré des flots mouvants
Est aujourd’hui l’église et c’est là qu’est l’autel,
Et la voûte du ciel s’étend au-dessus d’eux.
Debout devant l’autel, avec ses cheveux blancs,
Le cœur demeuré ferme en ces temps de misère,
Le vieux curé reçoit la paroisse en déroute.
Et le prêtre proscrit, au milieu du grand cercle
Que forme autour de lui la fervente assemblée,
Peut célébrer la messe en sa nouvelle église.
Puis il prie : « Ô Seigneur, toi qui donnes la vie
Et la mort, entends-nous ; pardonne nos péchés
Comme nous pardonnons les offenses des autres.
Nous implorons ta grâce ; écarte de nos lèvres
Que tu voulus punir la coupe d’amertume,
Ou, s’il faut la vider, donne-nous le courage !
Ta volonté soit faite, et non celle des hommes,
Car à toi sont la force, et la clarté suprême,
Et la toute-puissance, et le règne éternel.
Pauvres enfants de France, écoute notre appel :
Ne te détourne pas, Seigneur, en ta colère,
Et de notre pays et de ceux qui nous mènent !
Ne leur fais pas sentir le poids de ta justice,
Aux pécheurs qui se sont dégagés de ta main,
Car ils ne savent pas tout le mal qu’ils ont fait.
Mais vous qui d’un seul cœur, à toute heure du jour,
Confessant le Seigneur, trouvez un réconfort
Ici-bas dans l’amour, l’espérance et la foi,
Vers vos logis, sans haine au cœur, allez en paix ! »
Adalbert de CHAMISSO, Choix de poésies,
traduction et introduction de René Riegel,
Aubier, 1950.