Louis Hébert

 

 

                                      I

 

Parisien épris de la grande nature,

L’esprit toujours brûlé des soifs de l’aventure ;

Attiré par des voix – que lui portait le vent

À travers les vapeurs de l’infini mouvant –

Vers les bords où Champlain, au front d’une falaise,

Jetait les fondements d’une ville française,

Louis Hébert franchit les flots de l’Océan,

Et s’en vint commencer la tâche d’un géant

Au milieu de déserts sans bornes, sur la berge

D’un fleuve qui, la veille encor, de son flot vierge

Ne berçait que l’esquif de l’Indien vagabond.

 

                                      II

 

Le voyez-vous debout dans un fourré profond

Qui domine, orgueilleux, les mornes étendues ?

Le torse disloqué, les deux jambes tendues,

La tête rejetée en arrière, étreignant

Un outil froid et clair comme l’yatagan,

Il frappe les hauts fûts de la forêt sauvage,

Et ses grands coups rythmés émeuvent le rivage,

Effarent les échos dans leur antre ébranlé,

Font s’envoler du nid le pivert affolé,

Poussent hors du wigwam le Peau-Rouge farouche,

Qui comprend – un sourire amer crispe sa bouche –

Qu’un nouvel ennemi redoutable est venu

Envahir tout à coup son domaine inconnu,

Où, libre comme l’air et fort comme les bêtes,

Naguère il se moquait des fauves, des tempêtes,

Et craignait seulement que la voûte des cieux

Ne s’effondrât, un jour, sur ces bois giboyeux.

Le voyez-vous au pied des chênes et des ormes ?

C’est le nain s’attaquant aux colosses énormes,

Mais, comme Goliath vaincu par un enfant,

Le lourd géant touffu, sous l’outil triomphant

D’Hébert, s’écroule avec un bruit épouvantable.

Le colon, âpre et fier autant que notre érable,

Depuis un mois, de l’aube au soir, plonge, ahanant,

La hache aux flancs rugueux de l’arbre frissonnant.

Naguère encor cet homme aux mains fines et blanches

Ignorait le travail des rustres ; et les branches,

Les racines, qu’il coupe ou qu’il heurte en passant,

Lui déchirent la chair, et par moments le sang

Sur les mousses en fleur tombe, fait tache et coule.

Le bois de la cognée a mis plus d’une ampoule

À ses doigts tout crispés, roides comme le fer

Qu’il fait étinceler et tournoyer dans l’air.

Un nuage de noirs moucherons l’enveloppe.

Tantôt un rameau sec casse, choit et l’éclope.

Tantôt, en proie au vent qui le tord, un vieux tronc

Menace d’écraser le pauvre tâcheron.

Souvent Hébert suspend ses coups, regarde, écoute...

Sous la sombre épaisseur de l’insondable voûte

De la futaie, il vient d’entendre un loup hurler.

Souvent l’aspect d’affreux masques le fait trembler :

Une bande d’Indiens, sournoisement tapie

Dans l’ombre, l’arc au poing, l’éclair aux yeux, l’épie,

Prête à bondir sur lui comme le léopard.

Mais ni le vert branchage aussi traître qu’un dard,

Ni le bois vermoulu qui tombe des ramures,

Ni les noirs moucherons aux brûlantes piqûres,

Ni les abois du loup, ni le guet du Huron,

Ne peuvent rebuter le rude bûcheron :

Jusqu’au bout le vaillant poursuivra sa corvée.

À tout prix il fera l’œuvre qu’il a rêvée

Pour agrandir la France et lui donner du pain !

Et tout un large pan de la forêt sans fin,

D’où s’envolait le chant joyeux des nids de mousses,

S’est affaissé, mêlant vieux fûts et jeunes pousses,

Chênes de haute taille et frêles arbrisseaux.

 

                                     III

 

Les rayons printaniers – sous quoi déjà les eaux

Des ririères, des lacs et des torrents s’épuisent –

Dessèchent les rameaux des colosses qui gisent,

Comme des grenadiers couchés par le boulet ;

Et, plus tard, un matin de la fin de juillet,

Lorsque le soleil arde et pâlit la ramée,

Le fondateur promène une écorce enflammée

Dans le feuillage mort des arbres renversés ;

Et, courant de géants en géants enlacés,

Le feu vif et vorace allume un incendie

Dont l’étincellement sur le Fleuve irradie

Et jette une lueur sinistre à l’horizon.

Et l’épouse d’Hébert, du seuil de sa maison,

Voyant cette lueur qui rougit le nuage,

S’engage en un sentier serpentant sous l’ombrage

Et rejoint son mari pour mieux s’extasier

Devant le flamboiement de l’énorme brasier

Qui glace sous ses yeux les bêtes d’épouvante ;

La scène est à la fois terrible et captivante.

Comme un vaste cratère en fureur vomissant

Jusqu’aux grands cieux pourprés une lave de sang,

La clairière, où tout fond, bois, ronce, mousse et sente,

Lance à l’éther les flots d’une onde incandescente

Qui retombe sur terre en jets vertigineux.

Puis, lourd reptile igné, qui tord partout ses nœuds,

La flamme, serpentant avec un bruit sauvage,

Des hauts arbres restés debout mord le branchage ;

Mais comme ces géants, déjà chauves et noirs,

Sont bouillonnants de sève, ils servent d’éteignoirs...

Et l’immense incendie, un instant si terrible,

Soudain s’évanouit dans l’air calme et paisible ;

Et la seule fumée estompant le désert

Dit à l’immensité que le vaillant Hébert

Vient d’achever enfin son fructueux massacre ;

Et dans les blancs flocons de cette fumée acre

Qui tourbillonne et court dans les rougeurs du soir,

Le couple, assis, tout près, sur la mousse, croit voir

Un nuage d’encens, qu’à présent la clairière

Exhale vers le ciel, ainsi qu’une prière

Portant à l’Infini les vœux du fondateur,

Qui, le front incliné, demande au Créateur

De féconder son champ, vierge encor de souillures,

Et qu’il a baptisé du sang de ses blessures.

 

                                     IV

 

Cependant l’été passe et l’automne apparaît ;

Puis sur le mont, le pré, la grève, la forêt,

Sur les grands végétaux roussis couvrant la terre,

Dans la marne sombreur du bois plein de mystère,

Où vers la brune, Hébert marche pensif et seul,

L’hiver boréal vient jeter son froid linceul.

 

Ô le premier hiver à quelques pas du Fleuve !

Ô les longs jours d’exil ! ô les longs jours d’épreuve !

Tout ce que la nature a de rude et d’affreux :

Froids, neiges, vents, brouillards, s’acharna sur le preux.

Souvent Hébert sentit ployer son front morose.

La nuit, même la nuit, dans sa hutte bien close,

Il souffrait, regrettant l’absence du soleil...

Et parfois, brusquement tiré de son sommeil,

Il lui semblait entendre à travers les rafales

L’horrible hurlement de quelques cannibales

Escaladant le roc du vieux Stadacona.

 

Enfin l’azur du ciel de Pâques rayonna ;

Et bientôt les bourgeons s’ouvrirent sur les branches.

La terre revêtit son manteau des dimanches ;

La brise caressa les eaux du Saint-Laurent ;

Et dans le sol noirci par le feu dévorant,

El d’où s’élevait comme une odeur de lavande,

Le preux jeta le blé de la côte normande ;

Puis, durant tout l’été, chaque jour où les cieux

Souriaient au miroir des grands flots radieux,

Le pionnier alla contempler l’emblavure.

Là, seul, pensif, l’oreille ouverte au doux murmure

Du vent tiède berçant l’épi vert ou doré,

Il laissait emporter son esprit enivré

Par le vol de l’Espoir, et dans l’ombre lointaine

De l’avenir voyait son modeste domaine

Croître et former un fief prospère et florissant.

Mais, pendant qu’il errait dans son pré, caressant

Ce rêve ambitieux, l’œil fixé sur les vagues

De la mer des blés pleins de bruissements vagues,

L’inlassable ouvrier de la France et de Dieu

Souvent sentit son cœur percé d’un trait de feu,

En découvrant encore en un coin du bois sombre

Le masque d’un Indien qui le guettait dans l’ombre.

Un soir, à son retour du champ, où mollement

Ondulaient les épis sonores du froment,

Sous le souffle fécond de la brise embaumée,

Hébert, satisfait, dit à sa femme charmée :

 

– Encore une semaine, et, si le temps est sûr,

Nous couperons le blé, qui semble déjà mûr.

 

                                      V

 

Bref, le jour pressenti pour la moisson arrive.

Dès l’aube, au bruit des flots pers caressant la rive.

Après avoir prié quelque temps à genoux,

L’épouse et les enfants, précédés de l’époux,

Que le soleil levant drape dans sa lumière,

Outil et sac au dos, entrent dans la clairière.

 

Regardez au travail ces vaillants moissonneurs !

Prêtez l’oreille aux voix des jeunes ricaneurs !

Leur gaîté franche émeut le blé d’or qui brasille.

À plein poing les épis tombent sous la faucille ;

Et quand l’ombre du soir descendra sur le pré,

Un immense lambeau du frais manteau doré

De la haute falaise aura jonché la terre.

 

Quatre jours le mari, les enfants et la mère

Mouillent de leurs sueurs fécondes les sillons ;

Et, dès qu’ils ont coupé les derniers épis blonds,

Sitôt qu’ils ont lié les javelles superbes,

Un pesant chariot reçoit les lourdes gerbes

Qui s’entassent, formant un monceau colossal

Dont l’ombre projetée emplirait tout un val ;

Et, salué des cris de la famille en joie,

Dérobé sous le blé lumineux qui rougeoie

Et rutile au soleil comme une cime en feu,

Le chariot s’ébranle et fait grincer l’essieu,

Cahoté par les trous, les racines, les pierres,

Et crevant les terriers et les fourmilières.

 

Un calme saisissant plane sur les guérets ;

Et, brusquement sorti d’un noir fourré, tout près,

Un Peau-Rouge, étonné de ce spectacle étrange,

Regarde, furtif, l’œil hagard, vers une grange

S’avancer lentement cette montagne d’or ;

Et, comme le jour meurt dans le bois qui s’endort,

Le noble pionnier, très droit, la tête nue,

Les yeux étincelants d’une ivresse inconnue,

Piquant de l’aiguillon ses deux grands bœufs normands,

Qui traînent, à travers les souches, tout fumants,

La première moisson de la Nouvelle-France,

Dans son cœur de chrétien bénit l’Omnipotence

Qui déverse la flamme et l’eau du firmament

Pour féconder la terre et mûrir le froment,

Le froment qui lui met dans les veines sa sève,

Le froment qui devait, après la faute d’Ève,

Remplacer, lourd et dur, mais blond comme le miel,

Les ineffables fruits et breuvages du ciel,

Le froment d’où l’ardeur de sa race est sortie,

Le froment dont la main des vierges fait l’hostie,

Ce pain miraculeux qui nourrit le fervent

Du sang et de la chair mêmes du Dieu vivant.

 

                                     VI

 

Trois siècles de combats, d’espérance et d’épreuve

Ont jeté leur poussière aux ondes du grand fleuve,

Depuis qu’Hébert sema l’or du premier froment

Apporté sous nos cieux du vieux terroir normand.

Oh ! si de son tombeau ce preux levait la pierre,

Quel spectacle ferait clignoter sa paupière !

Il verrait notre sol fertile, qu’autrefois

Ensanglantaient Hurons, Algonquins, Iroquois.

Flamboyer au soleil du Progrès magnifique,

Des bancs de Terre-Neuve aux flots du Pacifique ;

Devant lui, poursuivant les plus nobles travaux,

Des peuples fièrement déploîraient leurs drapeaux ;

Des villes dresseraient leurs granits et leurs marbres

Où s’était profilé le seul dôme des arbres ;

Partout, bercés au vent du fécond Thermidor,

Onduleraient les flots des mouvants épis d’or,

Pendant que vis-à-vis de l’altier promontoire

Qui le vit buriner son nom dans notre histoire,

À quelques pas, sous lui, sous ton regard si fier,

Défileraient les lourds paquebots d’outre-mer

Sur le Fleuve portant, dans leurs flancs titaniques,

Vers les quais encombrés des grands ports britanniques,

Le blé franc et fameux, dont l’Ouest fertilisé

Nourrit, depuis quinze ans, le vieux monde épuisé.

 

 

 

W. CHAPMAN.

 

Paru dans Le Parler français, bulletin de la Société

du Parler français au Canada, en avril 1915.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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