Le petit drapeau

 

 

 

Avec les petits hommes et leur papa, nous avons été à travers champs,

De chaque côté du sentier c’étaient les blés et les avoines jaunissants,

Nous nous sommes assis tous quatre près du Pont-Rouge dans l’herbe verte.

Nous attendions le train (pour quatre petits yeux, ta merveilleuse découverte !)

Il faisait chaud et frais, le vent soufflait un peu sous le soleil descendant,

Il faisait bon, nous nous aimions et l’on avait le cœur content.

Soudain ce fut dans la vallée comme une coulée de noirceur.

Avec son bruit, avec son souffle, avec sa provision de voyageurs,

Le train passa, derrière sa grosse sombre bête qui le mène et qui fume.

Et je songeais à ces temps de naguère où, libre, j’allais et venais – mais j’y songeais sans amertume,

Car une grande et une toute petite main jouaient ensemble sur mes genoux.

Le train passait, joyeux, bruyant, rapide dans son trou.

Il s’en allait vers les pays que je ne connais pas et je mourrai sans pouvoir les connaître,

Il s’en allait et je restais assise à terre auprès de mes trois maîtres,

Il s’en allait vers cet ailleurs dont on rêve tant à vingt ans.

Que son seul coup de sifflet, quand il vous perce le tympan,

Vous perce aussi le cœur comme l’exact symbole

De tout ce dont la vie déjà nous prive et nous frustre et nous vole.

Il s’en allait et, tout au long de sa marche triomphale vers les pays trop beaux,

Des femmes aux barrières le salueraient, en présentant un rouge petit drapeau.

 

La paix est revenue dans la campagne et ma main est toujours dans ces doigts qui l’emprisonnent...

Est-ce que je regrette les départs, et l’inconnu, et tout ce que l’on rêve ou soupçonne ?

 

Oh ! non, mon Dieu qui m’avez donné sur terre le plus pur de l’amour,

Qu’est-ce que j’irais faire dans cette cohue où tous luttent nuit et jour ?

Il ne me faut rien que ces champs, ces prés et cet immense ciel, par dessus l’horizon, où vous m’êtes sensible,

Et près de moi cet homme simple et gai et ces petits hommes paisibles.

Ô Vie, tu peux les lancer devant moi, tes trains de luxe, les plus beaux,

Et tu verras comme, calme garde-barrière, je leur présenterai bien mon petit drapeau !

 

 

 

Henriette CHARASSON, Deux petits hommes et leur mère.

 

Paru dans Les Causeries en 1928.

 

 

 

 

 

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