La mer de sang

 

(Fragment des Rêveries d’Outre-Tombe.)

 

 

Un être monstrueux, qu’on ne saurait décrire,

Tant sont hideux son masque et ses yeux fulgurants,

Me cria : « Tu peux voir un coin de mon empire,

Et ce que font ici les plus fiers conquérants. »

Et, d’un bras vigoureux m’entraînant dans le gouffre,

Il me fit traverser un brouillard où le sang

Mêlait son odeur fade à l’âcreté du soufre.

Bientôt, à la clarté d’un mont incandescent

Qui vomissait au loin d’innombrables scories,

J’aperçus une mer dont les flots irrités

Se dressaient en hurlant comme autant de furies,

Et, s’y brisant, laissaient les rocs ensanglantés.

Chaque fois qu’une vague approchait du rivage,

Des corps, qu’elle entraînait, s’y montraient éperdus ;

Des caillots si nombreux déformaient leur visage

Que nul contemporain ne les eût reconnus.

Mon guide me prévint : « Ces flots que la tempête

Soulève incessamment », me dit-il, « c’est le sang

« Qu’en tous lieux, en tous temps, fit verser la conquête,

« Et tous ceux que tu vois, sous leur sceptre puissant

« Conduisant au combat des peuplades serviles,

« Et sacrifiant tout à leur fatal orgueil,

« Ont saccagé les champs, incendié les villes

« Et laissé derrière eux la misère et le deuil.

« Ah ! sans doute il est beau, quand elle est menacée,

« D’arracher la patrie à ses envahisseurs

« Sans autre ambition et sans autre pensée

« Que de vaincre ou mourir parmi ses défenseurs ;

« Mais comment pardonner aux chefs qui, sans entrailles,

« Chantent des Te Deum aux pieds d’un Dieu d’amour,

« Et se font gloire, après de sanglantes batailles,

« Des milliers d’ennemis massacrés en un jour ? »

 

Pendant qu’il me parlait, la mer, sans paix ni trêve,

Sous les vents déchaînés s’élevait, s’abaissait,

Et, fangeuse, laissait étendus sur la grève

Les damnés qu’aussitôt elle ressaisissait ;

Et, dominant le bruit qui sortait du cratère,

Une voix leur criait : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »

Et celui qui guidait mon vol en ce moment

Ajoutait, au milieu d’un long ricanement :

        « Le temps est passé de la vaine gloire ;

       Le sang est versé, – vous devez le boire. »

 

Ému, saisi d’horreur, j’avais fermé les yeux,

Et, quand je les rouvris, je regagnais les cieux.

 

 

 

G. CHATENET.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1890.

 

 

 

 

 

 

 

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