Jeanne d’Arc

 

CHRONIQUE RIMÉE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Christine de Pisan

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVERTISSEMENT

 

 

La chronique rimée de Christine de Pisan a déjà été publiée plusieurs fois, notamment en 1838, par M. Achille Jubinal, d’après un manuscrit de la bibliothèque de Berne, et ensuite par M. Jules Quicherat, dans le tome Ve de son remarquable travail publié par la Société de l’Histoire de France sous le titre de « Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc, dite la Pucelle d’Orléans. »  (Paris, Jules Renouard ; 1841-49, 5 vol. in-8.)

 

Ce sont, au dire de M. Quicherat, les seuls vers français écrits du vivant de Jeanne d’Arc qui soient parvenus jusqu’à nous.

 

Christine de Pisan, née à Venise en 1363, termina son poème le 31 juillet 1429, dans l’intérieur d’un cloître ; elle nous le dit elle-même :

 

            « Je, Christine, qui ay plouré

            Unze ans en abbaye close

            Où j’ay tousjours puis demouré. »

 

Et plus loin :

 

             « Donné ce ditié par Christine

            L’an dessusdit mil quatre cens

            Et vingt et neuf, le jour on fine

            Le mois de juillet.  .  .  .  .  .  .  . »

 

L’époque qui les vit paraître, le ton naïf et la tournure originale de ces vers nous ont engagé à les publier sous une forme nouvelle, c’est-à-dire dégagés de tout travail d’érudition, nous avons pensé que la réimpression, à petit nombre d’exemplaires, de cette curieuse pièce retraçant les exploits de notre immortelle héroïne, serait favorablement accueillie des bibliophiles.

 

H. H.

 

 

 

 

 

 

 

J E A N N E   D’ A R C

 

 

                           1

 

Je, Christine, qui ay plouré

Unze ans en abbaye close

Où j’ay toujours puis demeuré

Que Charles (c’est estrange chose !),

Le filz du roy, se dire l’ose,

S’en fouy de Paris, de tire,

Par la traïson là enclose

Ore à prime me prens à rire.

 

 

                           2

 

À rire bonement de joie

Me prens pour le temps, por vernage

Qui se départ, où je souloie

Me tenir tristement en cage ;

Mais or changeray mon langage

De pleur en chant, quant recouvré

Ay bon temps.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Bien me part avoir enduré.

 

 

                           3

 

L’an mil quatre cens vingt et neuf,

Reprint à luire li soleil

Il ramene le bon temps neuf

Que on [n’] avoit veu du droit œil

Puis longtemps ; dont plusieurs en deuil

Orent vesqui. J’en suis de ceulx ;

Mais plus de rien je ne me deuil,

Quant ores voy [ce] que je veulx.

 

 

                           4

 

Si est bien le vers retourné

De grant duel en joie nouvelle,

Depuis le temps qu’ay séjourné

Là où je suis ; et la très belle

Saison, que printemps on appelle,

La Dieu merci, qu’ay désirée,

Où toute rien se renouvelle

Et est du sec au vert temps née.

 

 

                           5

 

C’est que le décote enfant

Du roy de France légitime,

Qui longtemps a esté souffrant

Mains grans ennuiz, qui or à prime

Se lieva ainsi que vous (?), prime

Venant comme roy coronné,

En puissance très grande et fine

Et d’esprons d’or esperonné.

 

 

                           6

 

Or fesons feste à nostre roy ;

Que très-bien soit-il revenu !

Resjoïz de son noble arroy

Alons trestous, grans et menu,

Au devant ; nul ne soit tenu,

Menant joie le saluer,

Louant Dieu, qui l’a maintenu,

Criant Noël (1) en hault huer.

 

 

                           7

 

Mais or veuil raconter comment

Dieu a tout ce fait de sa grâce,

À qui je pri qu’avisement

Me doint que rien je n’y trespasse.

Raconté soit en toute place,

Car ce est digne de mémoire

Et escript, à qui que desplace,

En mainte cronique et histoire.

 

 

                           8

 

Oyez par tout l’univers monde

Chose sur toute merveillable ;

Notez se Dieu, en qui habonde

Toute grace, est point seeourable

Au droit enfin. C’est fait notabte,

Considéré le présent cas ;

Si soit aux deceüs valable

Que fortune a flati à cas.

 

 

                           9

 

Et note comment esbahir

Ne se doit nul pour infortune,

Se voient à grant tort haïr,

Et com vint sus par voie comune.

Votez comment toujours n’est une

Fortune, qui a nuit à maint ;

Car Dieu, qui aux torts fait rexune,

Ceulx relieve en qui espoir maint.

 

 

                           10

 

Qui vit doncques chose avenir

Plus hors de toute opinion,

Qui à noter et souvenir

Fait bien en toute région,

Que France, de qui mention

En faisoit que jus est ruée,

Soit, par divine mission,

Du mal en si grant bien muée.

 

                           11

 

Par tel miracle vrayement

Que, se la chose n’est notoire

Et évident quoy et comment,

Il n’est homs qui le peust croire ?

Chose est bien digne de mémoire

Que Dieu, par une vierge tendre,

Ait adès voulu (chose est voire)

Sur France si grant grace estendre.

 

 

                           12

 

Ô ! quel honneur à la couronne

De France par divine preuve !

 

Car par les graces qu’il lui donne

Il appert comment il l’apreuve,

Et que plus foy qu’autre part treuve

En l’estat royal, dont je lix

Que oncques (ce n’est pas chose neuve)

En foy n’errèrent fleurs de lys.

 

 

                           13

 

Et tu, Charles roy des François,

Septiesme d’icellui hault nom,

Qui si grant guerre as eue ainçois

Que bien t’en prensist, se peu non ;

Mais Dieu grace, or voiz ton renom ;

Hault eslevé par la Pucelle,

Que a soubzmis sous ton penon

Tes ennemis ; chose est nouvelle.

 

 

                           14

 

En peu de temps, que l’en cuidoit

Que ce feust com chose impossible

Que ton pays, qui se perdoit,

Reusses jamais : or est visible

Menction, qui que nuisible

T’ait esté, tu l’as recouvré.

C’est par la Pucelle sensible,

Dieu mercy ! qui y a ouvré.

 

 

                           15

 

Si croy fermement que tel grâce

Ne te soit de Dieu donnée,

Se à toy, en temps et espace,

Il n’estoit de lui ordonnée

Quelque grant chose solempnée

À terminer et mettre à chief ;

Et qu’il t’ait donné destinée

D’estre de très grans faiz le chief.

 

 

                           16

 

Car ung roi de France doit estre,

Charles fils de Charles nommé,

Qui sur tous rois sera grant maistre ;

Prophéciez l’ont surnommé

Le cerf-volant ; et consomé

Sera par cellui conquéreur

Maint fait ; Dieu l’a à ce somé,

Et enfin doit estre empereur.

 

 

                           17

 

Tout ce est le prouffit de l’âme.

Je prie à Dieu que cellui soies,

Et qu’il te doint, sans le grief d’âme,

Tant vivre qu’encoures tu voyes

Tes enfants grans ; et toutes joyes

Par toy et eulz soient en France ;

Mais en servant Dieu toutes voies,

Ne guerre n’y face oultreuance.

 

 

                           18

 

Et j’ay espoir que bon seras,

Droiturier et amant justice

Et tous [les] autres passeras ;

Mais que orgueil ton fait ne honnisse ;

À ton peuple doulz et propice

Et craignant Dieu qui t’a esleu

Pour son servant, si com prémisse

En as ; mais que faces ton deu.

 

 

                           19

 

Et comment pourras-tu jamais

Dieu mercier à souffisance,

Servir, doubler en tous tes fais,

Que de si grant contrariance

T’a mis à paix, et toute France

Relevée de tel ruyne,

Quant sa très grant saint providence

T’a fait de si grant honneur digne ?

 

 

                           20

 

Tu en soyes loué, hault Dieu

À toy gracier tous tenus

Sommes, que donné temps et lieu

As, où ces biens sont avenus.

[A] jointes mains, grans et menus,

Graces te rendons, Dieu céleste,

Par qui nous sommes parvenus

À paix, et hors de grant tempeste.

 

 

                           21

 

Et toy, Pucelle beneurée,

N’y dois-tu [mie] estre obliée,

Puisque Dieu t’a tant honnourée,

Qui as la corde desliée,

Qui tenoit France estroit liée.

Te pourroit-on assez louer

Quant, ceste terre humiliée

Par guerre, as fait de paix douer ?

 

 

                           21

 

Tu, Johanne, de bonne heure née,

Benoist soit cil qui te créa !

Pucelle de Dieu ordonnée,

En qui le Saint-Esprit réa

Sa grant grace ; et qui ot et a

Toute largesse de hault don,

N’onc requeste ne te véa :

Que te rendront assez guerdon ?

 

 

                           23

 

Que peut-il d’autre estre dit plus

Ne des grans faiz du temps passez ?

Moyses, en qui Dieu afflus

Mist grâces et vertus assez,

Il tira sans estre lassez

Le peuple Israel hors d’Egipte.

Par miracle ainsi repassez

Nous a de mal, Pucelle eslite.

 

 

                           24

 

Considérée ta personne,

Qui est une joenne pucelle

À qui Dieu force et povoir donne

D’entre le champion, et celle

Qui donne à France la mamelle

De paix et doulce nourriture,

À ruer jus la gent rebelle :

Veci bien chose oultre nature.

 

 

                           25

 

Car se Dieu fist par Josué

Des miracles à si grant somme,

Conquérant lieux, et jus rué

Y furent maints : il estoit homme

Fort et puissant. Mais tout en somme

Veci femme, simple bergière,

Plus preux qu’onc homs ne fut à Romme.

Quant à Dieu, c’est chose légère ;

 

 

                           26

 

Mais quant à nous, oncques parler

N’oymes de si grant merveille ;

Car tous les preux au long aler,

Qui ont esté, ne s’appareille

Leur proesse à ceste qui veille

À bouter horz noz ennemis.

Mais ce fait Dieu, qui la conseille,

En qui cuer plus que d’omme a mis.

 

 

                           27

 

De Gédéon en fait grant compte,

Qui simple laboureur estoit,

Et Dieu le fist (se dit le conte),

Combattre, ne nul n’arrestoit

Contre lui, et tout conquestoit.

Mais onc miracle si appert

Ne fist, quoyqu’il ammonestoit,

Com pour ceste fait il appert.

 

 

                           28

 

Hester, Judith et Delbora

Qui furent dames de grant pris,

Par lesqueles Dieu restaura

Son pueple qui fort estoit pris,

Et d’autres plusieurs qu’ay appris

Qui furent preuses, n’y ot celle ;

Mais miracles en a porpris [?]

Plus a fait par ceste Pucelle.

 

 

                           29

 

Par miracle fut envoiée

Et divine amonition

De l’ange de Dieu convoiée

Au roy, pour sa provision.

Son fait n’est pas illusion,

Car bien a esté esprouvée

Par conseil, en conclusion :

À l’effect la chose est prouvée ;

 

 

                           30

 

Et bien esté examinée.

Et ains que l’en l’ait voulu croire,

Devant clers et sages menée,

Pour ensercher se chose voire

Disoit, ainçois qu’il fust notoire

Que Dieu l’eust vers le roy tramise ;

Mais on a trouvé en histoire

Qu’à ce faire elle estoit commise.

 

 

                           31

 

Car Merlin, et Sebile et Bede,

Plus de cinq cens a la veïrent

En esperit, et pour remède

À France en leurs escriptz la mirent ;

Et leurs prophécies en firent,

Disans qu’el pourterait bannière

Es guerres françoises ; et dirent

De son fait toute la manière.

 

 

                           32

 

Et sa belle vie, par foy !

Monstre qu’elle est de Dieu en grâce,

Par quoy on adjouste plus foy

À son fait ; car quoy qu’elle face,

Toujours a Dieu devant la face,

Qu’elle appelle, sert et deprye

En fait, en dit ; ne va en place

On sa dévocion détrie.

 

 

                           33

 

Ô ! comment lors bien y paru

Quant le siége iert à Orléans,

Où premier sa force apparu !

Onc miracle, si comme je tiens,

Ne fut plus cler ; car Dieu aux siens

Aida telement, qu’ennemis

Ne s’aidèrent plus que mors chiens.

Là furent prins ou à mort mis.

 

 

                           34

 

Hée ! quel honneur au féminin

Sexe ! Que [Dieu] l’ayme, il appert.

Quant tout ce grant peuple chenin

Par qui tout le règne ert désert,

Par femme est sours et recouvert,

Ce que pas hommes fait n’eüssent,

Et les traittres mis à désert ;

À peine devant ne crussent.

 

 

                           35

 

Une fillete de seize ans

(N’est-ce pas chose fors nature ?)

À qui armes ne sont pesans,

Ains semble que sa norriture

Y soit, tant y est fort et dure ;

Et devant elle vont fuyant

Les ennemis, ne nul n’y dure.

Elle fait ce, mains yeulx voiant.

 

 

                           36

 

Et d’eulx va France descombrant,

En recouvrant chasteaulx et villes,

Jamais force ne fu si grant,

Soient à cens, soient à miles.

Et de nos gens preuz et abiles

Elle est principal chevetaine.

Tel force n’ot Hector, ne Achilles ;

Mais tout ce fait Dieu qui la menne.

 

 

                           37

 

Et vous, gens d’armes esprouvez,

Qui faites l’exécution,

Et bons et loyaulz vous prouvez :

Bien faire on en doit mention.

Louez en toute nation

Vous en serez, et sans faillance

Parle-en sur toute élection

De vous et de vostre vaillance.

 

 

                           38

 

Qui vos corps et vie exposez,

Pour le droit, en peine si dure,

Et contre tous périls osez

Vous aler mettre à l’avanture.

Soiés constans. car je vous jure

Qu’en aurés gloire ou ciel et los ;

Car qui se combat pour droitture,

Paradis gaingne, dire l’os.

 

 

                           39

 

Si rabaissez, Anglois, vos cornes,

Car jamais n’aurez beau gibier

En France, ne menez vos sornes ;

Matez estes en l’eschiquier,

Vous ne pensiez pas l’autrier

Où tant vous monstriez perilleux ;

Mais n’estiez encour ou sentier

Où Dieu abat les orgueilleux.

 

 

                           40

 

Jà cuidiés France avoir gaingnée,

Et qu’elle vous deust demourer.

Autrement va, faulse mesgniée !

Vous irés ailleurs tabourer,

Se ne voulez assavourer

La mort, comme vos compaignons,

Que loups porroient bien devourer,

Car mors gisent par les sillons.

 

 

                           41

 

Et sachez que, par elle, Anglois

Seront mis jus sans relever,

Car Dieu le veult, qui ot les voix

Des bons qu’ils ont voulu grever.

Le sanc des occis sans lever

Crie contre eulz. Dieu ne veult plus

Le souffrir ; ains les resprouver

Comme mauvais, il est conclus.

 

 

                           42

 

En chrestienté et en l’Église

Sera par elle mis concorde.

Les mescréans dont on devise

Et les hérites de vie orde

Destruira car ainsi l’accorde

Prophétie qui l’a prédit ;

Ne point n’aura miséricorde

De li, qui la foy Dieu laidit.

 

 

                           43

 

Des Sarrasins fera essart

En conquérant la Sainte Terre ;

Là menra Charles, que Dieu gard !

Ains qu’il muire fera tel erre.

Cilz est cil qui la doit conquerre :

Là doit-elle finer sa vie

Et l’un et l’autre gloire acquerre :

Là sera la chose assovye.

 

 

                           44

 

Donc desur tous les preux passez,

Ceste doit porter la couronne,

Car ses faits jà monstrent assez

Que plus prouesse Dieu lui donne

Qu’à tous ceulz de qui l’en raisonne ;

Et n’a pas encor tout parfaict.

Si croy que Dieu ça jus leur donne (?)

Afin que paix soit par son faict.

 

 

                           45

 

Si est tout le mains qu’affaire ait

Que destruire l’Englescherie,

Car elle a ailleurs plus haut hait :

C’est que la foy ne soit périe.

Quant des Anglois, qui que s’en rye

Ou pleure, [or] il en est sué ;

Le temps advenir mocquerie

En sera faict : jus sont rué.

 

 

                           46

 

Et vous, rebelles ruppieux

Qui à eulz vous estes adhers,

Ne voiez-vous qu’il vous fust mieulx

Estre alez droit que le revers

Pour devenir aux Anglois serfs ?

Gardez que plus ne vous aviengne,

Car trop avez esté souffers,

Et de la fin bien vous soviengne.

 

 

                           47

 

N’appercevez-vous gent avugle,

Que Dieu a ici la main mise ?

Et qui ne le voit, est bien vugle ;

Car comment seroit en tel guise

Geste Pucelle ça tramise,

Qui tous mors vous fait jus abattre,

Ne force avez [mais] qui souffise ?

Voulez-vous contre Dieu combattre ?

 

 

                           48

 

N’a-elle mené le roy au sacre,

Que tenait adès par la main ?

Plus grant chose oncques devant Acre

Ne fut faite ; car pour certain

Des contrediz y ot tout plain ;

Mais maulgré tous, à grant noblesse,

Y fut receu et tout à plain

Sacré, et là ouy la messe.

 

 

                           49

 

À très grant triumphe et puissance,

Fu Charles couronné à Rains,

L’an mil quatre cens, sans doubtance,

Et vingt et neuf, tout saulf et sains,

Avecques de ses barons mains,

Droit ou dix septiesme jour

De juillet, pour plus et pour mains.

Et là fu cinq jours à séjour.

 

 

                           50

 

Avecques lui la Pucellette,

En retournant par son païs,

Cité, ne chastel, ne villette

Ne remaint. Amez ou hays

Qu’il soi[en]t, ou soient esbaïs

Ou asseurez, les habitans

Se rendent ; pou sont envahys,

Tant sont sa puissance doubtans !

 

 

                           51

 

Voir est qu’aucuns de leur folie

Cuident résister ; mais pou vault,

Car au derrain, qui que contralie,

À Dieu compere le deffault.

C’est pour nient ; rendre leur fault

Veuillent ou non ; n’y a si forte

Résistance, qui à l’assault

De la Pucelle ne soit morte ;

 

 

                           52

 

Quoyqu’en ait fait grant assemblée

Guidant son retour contredire

Et lui courir sus par emblée.

Mais plus ni fault confort de mire :

Car tous mors et pris tire à tire

Y ont estez les contrediz,

Et envoyés, comme j’oy dire,

En enfer ou en paradis.

 

 

                           53

 

Ne sçai se Paris se tendra,

Car encoures n’y sont-ilz mie,

Ne se la Pucelle attendra ;

Mais s’il en fait son ennemie,

Je me doubt que dure escremie

Lui rende, si qu’ailleurs a fait.

S’ilz résistent heure, ne demie,

Mal ira, je croiy, de son fait.

 

 

                           54

 

Car ens entrera, qui qu’en groingne :

La Pucelle lui a promis.

Paris, tu cuides que Bourgoigne

Defende qu’il ne soit ens mis ?

Non fera, car ses ennemis

Point ne se fait. Nul n’est puissance

Qui l’en gardast, et tu soubmis

Seras et ton oultrecuidance.

 

 

                           55

 

Ô Paris, très mal conseillé

Folz habitans sans confiance

Ayme-tu mieulz estre essilié

Qu’à ton prince faire accordance ?

Certes, ta grant contrariance

Te destruira, se ne t’avises.

Trop mieulz te feust par suppliance

Requerir mercy : mal y vises.

 

 

                           56

 

Gens a dedans mauvais, car bons

Y a maint, je n’en fais pas doubte ;

Mais parler n’osent, j’en respons

À qui moult desplaist et sans doubte

Que leur prince ainsi on deboute.

Si n’auront pas ceulx deservie

La punition où se boute

Paris, où maint perdront la vie.

 

 

                           57

 

Et vous toutes, villes rebelles,

Et gens qui avez regnié

Vostre seigneur, et ceulx et celles

Qui pour autre l’avez nié :

Or soit après aplanié

Par doulceur, requerant pardon ;

Car se vous êtes manié

À force, à tart vendrez ou don.

 

 

                           58

 

Et que ne soit occision,

Charles retarde tant qu’il peut,

Ne sur char d’omme incision ;

Car de sang espandre se deult.

Mais au fort, qui rendre ne veult

Par bel et doulceur ce qu’est sien,

Se par force en effusion

De sang le requerre, il fait bien.

 

 

                           59

 

Hélas ! il est si débonnaire

Qu’à chascun il veult pardonner ;

Et la Pucelle lui fait faire,

Qui ensuit Dieu. Or ordonner

Veuillez vos cueurs et vous donner

Comme loyaulz François à lui,

Et quand on l’orra sermonner

N’en serés reprins de nulluy.

 

 

                           60

 

Si pry Dieu qu’il mecte en courage

À vous tous qu’ainsi le fassiez,

Afin que le conseil o rage

De ces guerres soit effaciez,

Et que vostre vie passiez

En paix sous votre chief greigneur,

Si que jamais ne l’effaciez

Et que vers vous soit bien seigneur.

    Amen.

 

 

                           61

 

Donné ce ditié par Christine,

L’an dessusdit mil quatre cens

Et vingt et neuf, le jour où fine

Le  mois de juillet. Mais j’entends

Qu’aucuns se tendront mal contens

De ce qu’il contient, car qui chière

A embrunche et les yeux pesans,

Ne peut regarder la lumière.

 

 

 

CHRISTINE DE PISAN, 1429.

 

 

 

 

 

 

 

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