Le cantique de l’épouse

 

 

C’EST en vain que la distance et le sort nous divisent !

Je n’ai qu’à rentrer dans mon cœur pour être avec lui et qu’à fermer les yeux

Pour cesser d’être en ce lieu où il n’est pas.

Cette liberté du moins, le la lui ai retirée, et il ne dépend pas de lui de ne pas être avec moi.

Et je ne sais s’il m’aime, ses desseins me sont inconnus et l’accès de sa pensée m’est interdit.

Mais le sais qu’il ne peut se passer de moi.

Il voyage, et je suis ici. Et où qu’il aille, c’est moi qui lui donne à manger et qui lui permets de vivre.

Et à quoi, si je n’étais ici, lui serviraient ces moissons autour de nous ?

À quoi tous ces fruits de la terre, si je n’étais ici au milieu, qui tiens la huche, et le moulin, et le pressoir ? et qui ordonne tout.

À quoi tout ce domaine,

S’il n’y avait, de toutes parts, par où descendent les chars de foin et, l’hiver, les longs sapins branlants attelés de deux paires de bœufs,

L’Alba Via et les chemins qui conduisent vers la maison ?

S’il n’était loin de moi, si je n’étais loin de mon époux ici, administrant ces biens,

Le besoin qu’il a de moi ne serait pas aussi grand.

Car ce n’est aucune molle complaisance qui nous unit et l’étreinte d’une minute seule,

Mais la force qui attache la pierre à sa base et la nécessité pure et simple sans aucune douceur.

Dieu m’a posée sa gardienne.

Moi qui suis faite pour l’aider, vais-je être son entrave ?

Moi qui suis faite pour être son port, et son arsenal, et sa tour,

Vais-je être sa prison ? vais-je trahir la patrie ?

La force qui lui reste, vais-je la lui retirer ?

Que je serve, c’est assez.

 

 

Paul CLAUDEL.

 

Repris dans L’Anneau d’or en 1945.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net