Smara

 

 

 

 

La Pauvreté n’a jamais cessé d’avoir des amants ardents et fidèles, depuis que Notre Seigneur, avant de mourir sur la croix, l’a léguée à son disciple préféré afin qu’il la reçût avec révérence in suâ. Et, depuis, les Pères du Désert jour et nuit se sont relevés à ses portes ; François s’est fait son chevalier ; Don Quichotte a arboré ses couleurs, et plus tard, nous nous en souvenons ! les hommes de toutes les nations lui ont trouvé tant d’attrait qu’ils se sont enrôlés par millions sous ses enseignes, et qu’à leurs familles, à leur métier, à leur vie même, ils ont préféré le privilège de manger son pain amer et de dormir dans la boue à ses côtés. Aujourd’hui même ne dirait-on pas que toutes les ressources de la science, de la diplomatie et de l’économie politique n’ont abouti qu’à reculer jusqu’aux limites de la planète, celles de son Royaume ? Beaucoup parmi ses élus pour la trouver n’ont pas eu besoin de la chercher : ils n’ont eu qu’à l’attendre sans bouger de leur maison et de leur patrie. Mais pour d’autres, que de travaux et que d’efforts ! C’est vraiment cette perle de l’Évangile pour qui le spéculateur judicieux n’hésite pas à se défaire de tout ce qu’il a. Tels Rembrandt qui s’éloigne à mesure que la faveur des hommes cherche à le rejoindre et qui meurt enfin, saisi à la gorge par les huissiers, Christophe Colomb qui découvre un monde pour en ramener des chaînes, Napoléon qui conquiert l’Europe pour s’assurer la possession de ce rocher au milieu de l’Atlantique ; Rimbaud dévoré par un cancer. Mais jamais amant n’a couru au rendez-vous accordé par sa maîtresse d’un cœur plus impétueux et plus abandonné que ce jeune homme, dont j’ai reçu mission de présenter au public le journal de découverte et d’agonie, n’a désiré cet endroit sur la carte au milieu de solitudes inhumaines où d’imperceptibles italiques forment les deux syllabes : Smara. Rien ne lui coûte, la fatigue, le danger, la faim, la soif, la nourriture grossière, l’eau pourrie, la vermine, les sables et les feux de l’Enfer. Il donne tout son argent, il se confie tout seul à quelques brigands dont la langue même lui est inconnue. Il passe des heures roulé dans un ballot, lié par les quatre membres comme une bête qu’on sacrifie. Une première tentative échoue ; il recommence et réussit. Ce n’était pas payer trop cher le droit d’errer pendant deux heures dans ce village fait de quelques tas de pierres amassées par les nomades et déjà évacué par eux. Ce n’était pas trop cher, car celle-là qu’il désirait a été fidèle au rendez-vous. Il n’a pas plus tôt gravi la selle de son chameau comme un trône de torture, il n’a pas plus tôt dirigé vers le Nord les naseaux de cet animal douloureux, qu’il a reconnu sur sa bouche ce baiser glacé et au fond de ses entrailles ce frisson dévastateur. La route qu’il a suivie dans la contraction de l’espérance, il la refait dans celle de l’agonie. Mais l’intelligence et l’attention restent éveillées dans ce corps indomptable, vidé par la dysenterie et secoué par l’affreux galop d’une bête elle-même à moitié morte : jusqu’au dernier moment la boussole, la montre, le crayon, relèvent tous les détails et tous les fléchissements à travers le vide de l’inestimable itinéraire ; le regard pur et acéré perce, domine les êtres obscurs qui l’entourent. Il arrive enfin, il tombe expirant entre les bras de son frère, une voiture emporte jusqu’à la couche suprême ce triomphateur épuisé. Lui seul comprend ce qu’il a fait, il a rempli sa destinée, il a fourni d’un seul coup ce qu’on attendait de lui, le plus pur de son sang, la moelle de son intelligence et de sa volonté. Il ne pouvait pas faire plus. Le moment est venu pour lui d’ouvrir la bouche et de recevoir son Dieu. Au vainqueur je donnerai un caillou blanc1. Celle qu’il a tant désirée, il l’a étreinte à la fin et il sait que ses promesses ne sont pas menteuses. Celui qui m’écoute ne sera pas confondu ; ceux qui opèrent en moi ne font point de faute ; celui-là qui m’élucide aura la vie éternelle2.

 

Washington, le 9 juin 1932.

 

 

 

Paul CLAUDEL,

Figures et paraboles.

 

 

 

1. Apoc. 2.17.

2. Ecclé. 24.30-3l.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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