Jean qui pleure et Jean qui rit
Ah ! mes amis, Jean se prend à sourire
Quand il découvre un beau coin du ciel bleu,
Un petit coin où son âme peut lire
La poésie et la grandeur de Dieu.
Mais, à l’aspect de ce monde de fange
Où le bonheur ne peut que l’effleurer,
Où le démon est près de son bon ange,
Ah ! mes amis, Jean se prend à pleurer.
Ah ! mes amis, Jean se prend à sourire
Lorsque l’été vient dorer les moissons
Et vient charger de fruits que l’œil admire
L’arbre où l’oiseau module ses chansons.
Mais quand il voit le pauvre, en sa détresse,
Ainsi qu’un chien que la faim fait errer,
Manquer de pain devant tant de richesse,
Ah ! mes amis, Jean se prend à pleurer.
Ah ! mes amis, Jean se prend à sourire
Quand l’univers en tremblant voit les rois,
Pour conserver un pied de leur empire,
Se défier du geste et de la voix.
Mais quand il voit, gaspillant leur courage,
Pour deux tyrans deux peuples s’abhorrer
Et s’élancer l’un sur l’autre avec rage,
Ah ! mes amis, Jean se prend à pleurer.
Ah ! mes amis, Jean se prend à sourire
Lorsqu’il entend un sublime exalté,
Comme le Christ dont l’exemple l’inspire,
Au genre humain prêcher l’égalité.
Mais il se dit, en voyant des atomes
Avec orgueil partout se mesurer :
« Le tombeau seul rend égaux tous les hommes ! »
Et, mes amis, Jean se prend à pleurer.
Ah ! mes amis, Jean se prend à sourire
Quand loin du monde, en rêvant, il peut voir
Une forêt, comme une immense lyre
Frémir d’amour sous les ailes du soir :
Au bruit léger du feuillage des chênes
Il croit ouïr les anges murmurer !
Mais aux clameurs des passions humaines,
Ah ! mes amis, Jean se prend à pleurer.
Antoine CLESSE, Chansons.
Recueilli dans Anthologie belge, publiée sous le patronage du roi
par Amélie Struman-Picard et Godefroid Kurth,
professeur à l’Université de Liège, 1874.