Le maître du pain
I
TROIS BEAUX MATELOTS
À l’âge où les petits garçons,
vifs et frivoles comme des pies,
ne songent qu’à jouer à la toupie
ou à saute-mouton,
saint Lunaire éclairé aux divines paroles
du bon père Ildut, son maître d’école,
vivait en petit ermite
près des moines d’un couvent.
Et malgré si jeune âge, il montra des mérites
si rares et si reluisants
qu’on lui donna un beau petit bonnet d’évêque
à l’orée de ses quinze ans.
C’était pour ses épaules frêles
des honneurs vraiment bien pesants,
et il en connut vite tout l’ennui.
Attirés par son clair renom,
petits clercs et vieux barbons,
bonnes femmes importunes
à tout propos venaient vers lui
pour implorer ses oraisons ;
et troublé dans sa blanche et calme solitude,
le doux fruit de son cœur ne pouvait pas mûrir.
Il résolut donc un jour de s’enfuir
pour rechercher au loin la paix du bon désert ;
et suivi de quelques saints frères,
il prit le chemin de la mer,
Sur la grève se trouvait justement un bateau
prêt à mettre à la voile,
un bateau monté par trois beaux matelots
qui avaient des yeux d’étoiles,
des joues de pommes vermeilles,
des cheveux de soleil,
des mains fines et blanches
et des culottes de Dimanche.
Ça n’était pas bien naturel ;
mais il flottait dans l’air comme une odeur de ciel,
et tout confiants, les pèlerins s’embarquèrent.
Il y avait un méchant suroît
qui jurant d’une rude voix
fouettait les flots tout cabrés de colère
et marbrés de baves d’argent.
Cependant, comme au fil tranquille d’une rivière,
la nef filait vive et légère,
si légère et vive vraiment
qu’elle toucha, au soir tombant,
les sables déserts de la Rance.
Après de grands mercis aux trois bons matelots,
les moines prirent terre, et soudain, le bateau
disparut à leurs yeux en laissant un parfum
comme de purs jasmins
ou bien de roses blanches.
II
UN PETIT OISEAU BLANC
Les deux rives de la rivière
brodées par l’or roux des fougères
étaient coiffées alors de sauvages forêts
où des ronciers très vieux tendaient leur mille rets.
Or l’on ne trouvait là rien de bon à manger,
ni herbes, ni racines, ni baies ;
et les pèlerins
mouraient de grand’faim.
– « Comment faire, comment faire ?
se disaient-ils consternés.
Seigneur Dieu ! viens-nous en aide,
ainsi qu’à la fourmi donne-nous la pâture,
prends tes pauvres servants en pitié ! »
Et sur leurs maigres flancs ils serrèrent leur ceinture.
Le lendemain, tandis que les saints hommes
récitaient l’office de none,
un beau petit oiseau tout blanc
vint devant eux,
sautant, voletant,
comme pour attirer leurs yeux,
et Lunaire, distrait par son petit manège,
vit le doucet oiseau de neige
poser devant ses genoux
un bel épi de blé roux.
Les psaumes achevés, l’apôtre se levant :
– « Frères, dit-il, voyez cet épi de froment
que vient de m’apporter ce petit oiseau blanc.
Non loin d’ici il y a donc un lieu
où pousse le blé du Bon Dieu.
Je te bénis, oiseau, je te rends grâce, ô Dieu !
Oiseau cordial, au nom du divin Maître
qui t’a fait naître,
conduis-nous vite où tu as pris
ce bel épi.
Suivons le cher guide, mes frères. »
L’oiselet devant eux volait de branche en branche,
et ils le suivaient à ses plumes blanches,
cuit, cuit, tireli,
à son chant joli.
Parfois l’oiseau revenait en arrière
avec des petits gestes
de sa tête preste,
comme pour dire à saint Lunaire :
« Suivez bien le chemin, pressez un peu le pas. »
Mais malgré tout leur désir,
les bons moines ne pouvaient pas
marcher bien vite, bien vite,
à cause des méchantes ronces qui déchirent
et piquent très dur
et des houx acérés, dressés comme des murs.
Enfin après bien des misères,
bien des chutes aux fondrières,
ils découvrirent une étroite clairière
où l’or tout neuf des épis murs
étalait un beau lac de tranquille lumière.
Et voyant ça, les pauvres hommes,
levant leurs mains émues, chantèrent le Te Deum.
III
UNE BELLE MOISSON
Dès matines, au lendemain,
les moines, retroussant leurs manches,
ont commencé l’œuvre auguste du pain.
Ils ont bâti une grange
avec des claies de genêts et de branches,
ils ont, pour apprêter une aire,
brûlé un cercle de bruyères ;
ils ont scié les blés en longs sillons ;
avec des gaules de saules élastiques,
ils ont battu la moisson
en chantant leur plus beau cantique ;
entre deux pierres ils ont broyé le grain
en fine farine blanche ;
ils ont pétri la pâte dans leurs fortes mains,
ils ont formé des pains
qui cuisent maintenant à la chaleur des cendres.
Oh ! l’odeur appétissante
exhalée des croûtes craquantes !
Devant les beaux pains cuits fumant vers le soleil
comme l’encens bleu des autels,
ploient le genou les hommes saints,
et Lunaire ainsi chante le cantique du pain.
« Ô pain blanc que Dieu nous donne
Ô pain d’or des pauvres hommes,
sang du corps, sève de l’esprit,
pur trésor, je te bénis.
Pain de ménage, lune blonde
qui rayonne sur le monde,
lune aux grands yeux doux
abaissés vers nous ;
pâte délectable,
joie saine des tables,
miche où la mère coupe
les tranches minces pour la soupe,
tartines qu’on fait griller
aux braises rouges du foyer,
chanteau beurré de beurre frais
qu’on mange sur le seuil des portes,
avec de vertes ciboules
ou des pommes,
miettes que picorent les moineaux et les poules ;
douce étoile des chemineaux,
viatique des matelots,
croûte croustillante, joie des petits enfants,
mie tendre, bonne aux vieilles dents ;
joie tangible,
parfum comestible,
fruit des ahans et des sueurs,
eulogie tendre et familière,
pain que l’on partage entre frères,
pierre de touche des bons cœurs ;
ô fils du sol et du soleil,
pain d’amour auguste et sacré,
sève condensée,
chaleur substantielle,
ferment de vie,
force essentielle,
merveille !
pain du corps, pain de l’esprit,
pur trésor, je te bénis.
Je te bénis, ô pain des âmes,
blanche manne,
myrrhe des âmes immortelles,
source des vertus toutes belles ;
Pain
trois fois saint,
pulpe de lumière,
chair de la Terre
et chair de Dieu,
levain pieux,
foyer d’énergie,
fontaine de magie,
œil clair des consciences,
sceau de bonne alliance,
œuf d’or de l’espérance,
jeton d’éternité,
pure circonférence,
cymbale de vérité,
doux fruit de pitié,
gros sou de charité,
pastille de sapience,
neige de pureté,
infaillible balance,
bouclier de piété,
soleil d’intelligence,
sois béni ! Et louange à toi, Dieu de bonté ;
qui donne le vrai pain à ceux qui l’ont cherché.
Père, balayez de vos blanches flammes
les corps et les âmes.
Ainsi que des petits poussins,
faites le cœur des hommes pur et sain
pour qu’ils soient dignes de manger votre pain ;
faites le cœur des hommes chaud et fertile
pour qu’y germe le bon levain.
Ainsi soit-il. »
Lunaire signa le pain de son petit couteau,
et tous, bien recueillis, mangèrent le pain nouveau.
IV
DOUZE CERFS TTÈS FORTS
« La plus riche récolte ne dure ;
frères, il faut songer aux récoltes futures,
dit un jour saint Lunaire, voici venu le temps
de défricher un champ
pour les semailles.
Allons, mes frères, au travail ! »
Au choc des haches, aux longs appels des liens d’écorce,
comme de lourds géants, les chênes aux rudes torses
tombèrent
avec de farouches clameurs,
et les moines sentirent de grands coups à leur cœur...
C’était pour eux labeur de grande peine,
mais quand il fallut labourer
le terrain écobué,
ce fut une bien autre affaire :
ni chevaux, ni bœufs, ni baudets ;
et les travailleurs moulus de fatigues
regimbèrent à la tâche pénible
et supplièrent saint Lunaire
de chercher ailleurs une terre
moins difficile à exploiter.
Mais le saint fit le bon entêté
et les châtia de mots durs de colère ;
alors ils résolurent de fuir au brun de nuit,
sans bruit.
Soudain du fond de la forêt,
douze beaux cerfs bien découplés,
doux et robustes s’avancèrent.
Ils vinrent se placer deux par deux,
ainsi que des couples de bœufs
devant les charrues toutes prêtes ;
et les moines confus se prosternant à terre
rendirent grâces au Dieu miséricordieux.
Sous le joug attelés,
comme les bœufs les mieux dressés
les cerfs au long du jour, creusèrent les sillons,
sans qu’il fût besoin d’aiguillon.
Puis quand le soir, au nid des branches,
pondit sa prime étoile blanche,
ils s arrêtèrent tous ainsi que d’un accord,
pour qu’on déliât leurs cors
et rejoignirent, au plus vite,
les petits faons laissés au gîte.
Le lendemain, avec l’aube rosée,
ils vinrent continuer la tâche commencée ;
ils revinrent ainsi cinq semaines et trois jours,
alors ils s’en allèrent pour toujours
en emportant les bénédictions
de l’apôtre et des bons tâcherons.
Fut belle, quand vint l’Août, fut belle la moisson.
Le grain
rapporta cent pour un.
Et depuis lors en ce lieu
fructifie à miracle le blé du Bon Dieu.
ORAISON
Saint Lunaire envoyez sur notre âpre chemin
votre petit oiseau de neige
qui sait découvrir le bon grain.
À nos bras débiles
prêtez l’aide
de vos cerfs forts et dociles.
Donnez à toutes les faims
un morceau de pain.
Ainsi soit-il.
Albert CLOÜART.
Paru dans L’Occident en 1902.