La légende du Pilate
Je connais un coin vert de la Suisse allemande,
Où l’on respecte encor cette vieille légende,
De la fable au réel insaisissable pont
Qui met au vieux Pilate un lourd mystère au front.
On raconte de lui des légendes étranges
Que les petits enfants entendent, dès les langes,
Dire à leurs vieux parents. – « C’est le mont du maudit,
De celui qui livra le Seigneur Jésus-Christ », –
Répètent-ils entr’eux. – Il quitta la Judée
Chassé par le remords et cette horrible idée :
– « J’ai livré l’innocent que j’aurais pu sauver ! » –
Il fuyait, il fuyait, – mais il ne put laver
Cette tache de sang ! Il la portait dans l’ombre,
Et toujours, et partout ! Quand il vit ce lac sombre,
Mystérieux, profond comme le noir tombeau,
Sur ce vieux mont chenu, retraite du corbeau...
– « Cette eau me lavera ! » – cria-t-il dans l’espace.
Et, du haut d’un rocher qui porte encor sa trace,
Il s’élança soudain dans l’eau qui s’entr’ouvrit,
Et, sur lui se fermant, pour jamais l’engloutit !
Puis un calme de mort, un horrible silence
Tomba sur le lac sombre et sur le roc immense.
Depuis lors, la montagne a son brouillard de deuil,
Et semble de l’enfer l’épouvantable seuil ;
Et les petits enfants, courant dans la campagne,
Du bout de leur doigt rose indiquant la montagne,
Répètent, pleins d’effroi : – « C’est le mont du maudit
De celui qui livra le Seigneur Jésus-Christ ! » –
H. COCCHI.
Paru dans L’Année des poètes en 1890.