Le bosquet de tilleuls qui est ma prison
POÈME ADRESSÉ À CHARLES LAMB, DE LA COMPAGNIE DES INDES, LONDRES
Eh bien, ils sont partis, et ici je dois rester,
Dans ce bosquet de tilleuls, ma prison. J’ai perdu
Des beautés et des sensations qui eussent été
Bien douces à mon souvenir lors même que la vieillesse
Aurait obscurci mes yeux jusqu’à la cécité. Eux cependant,
Mes amis, que peut-être je ne rencontrerai plus jamais,
Sur la bruyère élastique, au bord du sommet de la colline,
Errent joyeusement, puis descendent peut-être
Vers ce vallon sans cesse murmurant que je leur ai indiqué,
Ce vallon murmurant, couronné d’arbres, étroit, profond,
Éclairé seulement par le soleil de midi,
Où l’alisier lance son tronc d’un rocher à l’autre
Comme une arche de pont, cet alisier sans branches,
Privé de soleil, humide, dont les quelques pauvres feuilles jaunes
Jamais ne tremblent à la brise, et pourtant tremblent sans cesse,
Éventées par la cascade ; et là mes amis
Contemplent la file vert sombre de longues herbes maigres
Qui toutes à la fois, – spectacle fantastique, –
S’agitent et pleurent des gouttes sur le rebord humide
De l’ardoise bleue.
Maintenant mes amis émergent
Sous le vaste, vaste ciel, et aperçoivent de nouveau
L’éclatant horizon aux multiples clochers
1)e champs et de prés ondulés, puis la mer
Avec, peut-être, une belle barque dont les voiles éclairent
La bande d’azur lisse entre deux îlots
De pourpre sombre. Oui, ils continuent d’errer,
Joyeux tous, mais toi, j’imagine, le plus joyeux,
Mon excellent Charles. Car il y a mainte année
Que tu languis et soupires après la nature,
Toi qui es enfermé dans la grande Ville et gagnes ta vie
Avec une âme triste et patiente, à travers des maux et des souffrances
Et d’étranges calamités (1). Ah ! couche-toi lentement
Derrière la chaîne à l’ouest, éclatant soleil.
Brillez dans les rayons obliques du globe qui descend,
Pourpres fleurs de bruyère. Brûlez de teintes encore plus vives, ô nuages.
Et vous, bois lointains, soyez clairs dans cette lumière jaune,
Et flamboie, ô toi, océan bleu ! Afin que mon ami,
Frappé d’une joie profonde, se tienne, comme moi-même naguère,
Muet, l’âme inondée ; oui, et regardant autour de lui
Le vaste paysage, qu’il regarde jusqu’à ce que toute chose paraisse
Encore matérielle, mais affranchie de lourdeur, et revêtue des couleurs
Qui voilent l’Esprit tout-puissant, lorsqu’il fait sentir
Aux âmes sa présence.
Un bonheur
S’empare soudain de mon cœur, et je suis heureux
Comme si moi-même j’étais là. Et dans ce bosquet,
Ce petit bosquet de tilleuls, j’ai observé bien des choses
Qui m’ont apaisé. Pâle sous l’éclatante lumière
Pendait le feuillage transparent, et je contemplais
Quelque grande feuille luisante de soleil, et j’aimais à voir
L’ombre de la feuille et de la tige au-dessus
Trembloter dans la lumière. Et ce noyer là-bas
Avait de belles teintes, et un profond rayonnement s’étendait
Sur le lierre ancien qui recouvre
Ces ormes en face de moi, et qui maintenant, de sa masse toute noire,
Fait briller leurs branches sombres d’une couleur plus légère
À travers le tardif crépuscule ; et bien que maintenant la chauve-souris
Tournoie en silence, et que pas une hirondelle ne gazouille,
Pourtant le bourdon solitaire chante encore
Dans les fleurs de fève. Désormais je saurai
Que la Nature n’abandonne jamais ceux qui ont le cœur sage et pur.
Pourvu que la Nature s’y trouve, il n’est point de retrait si étroit,
Point de lande si vide qui ne puisse pleinement occuper
Chaque faculté de nos sens, et tenir le cœur éveillé
À l’amour et à la beauté. Et parfois
Il est bon d’être privé du bien promis
Afin que nous puissions élever notre âme et contempler
Avec une vive joie les joies que nous ne pouvons partager.
Mon excellent Charles, lorsque la dernière corneille,
Battant des ailes, traça sa route droite à travers l’air obscur
Pour rentrer à son logis, je la bénis. Je supposai que son aile noire,
Tantôt formant une tache pâle, tantôt disparaissant dans la lumière,
Avait traversé la splendeur rayonnante de l’immense globe
Tandis que tu le contemplais ; et lorsque tout fut silencieux
J’imaginai que son vol grinçait au-dessus de ta tête et avait un charme
Pour toi, mon excellent Charles, toi pour qui
Aucun son n’est dissonant qui indique la vie.
1797.
Samuel Taylor COLERIDGE.
Recueilli dans Les romantiques anglais,
traduction de Pierre Messiaen,
Desclée De Brouwer, 1955.