Hymne avant le lever du soleil

dans la vallée de Chamouni

 

 

Outre les rivières l’Arve et l’Arveiron qui ont leur source

au pied du Mont Blanc, cinq torrents célèbres se précipitent

de ses flancs ; à quelques pas des glaciers la grande gentiane

pousse en quantités immenses avec ses fleurs du bleu le plus adorable.

 

 

As-tu un charme pour arrêter l’étoile du matin

Dans sa course descendante ? Bien longtemps elle semble s’arrêter

Sur ton front chauve et redoutable, ô souverain Mont Blanc.

L’Arve et l’Arveiron à ta base

Ne cessent de faire rage ; mais toi, forme redoutable,

Tu t’élèves de parmi ton silencieux océan de pins

Dans quel silence ! Autour de toi et au-dessus,

cette pensée dans une langue plus dure qu’harmonieuse. »

Profond est l’air, sombre, épais, noir,

Une masse d’ébène ; il me semble que tu le transperces

Comme avec un coin. Mais quand je regarde encore,

L’air est ta demeure calme, ton sanctuaire de cristal,

Ton habitation de toute éternité.

Ô mont terrible et silencieux, je t’ai contemplé

Jusqu’à ce que, toujours présent au sens corporel,

Tu aies disparu de ma pensée ; ravi dans la prière,

J’ai adoré le seul Invisible.

 

    Pourtant, telle une douce mélodie qui enchante,

Si douce que nous ne savons plus que nous l’écoutons,

Toi, tu restais mêlé à ma pensée,

Oui, à ma vie, à la joie secrète de ma vie,

Jusqu’à ce que l’âme se dilatant, absorbée, transfusée

En l’immense vision qui passe, y demeure

Comme dans sa forme naturelle, agrandie et immense jusques au ciel.

 

    Éveille-toi, mon âme ! Ce n’est pas seulement d’une louange passive

Que tu es redevable, pas seulement de ces pleurs prêts à tomber,

De remerciements muets et d’une secrète extase. Éveille-toi,

Voix de la douce musique. Éveille-toi, mon cœur, éveille-toi.

Vallées vertes et rochers de glace, joignez-vous tous à mon hymne.

 

    Toi le premier, le grand, l’unique souverain de la vallée,

Toi qui luttes avec les ténèbres toute la nuit

Et qui toute la nuit es visité par des troupes d’étoiles,

Soit qu’elles montent au ciel, soit qu’elles en descendent,

Compagnon de l’étoile du matin au lever du jour,

Toi-même alors étoile rose de la terre et avec les étoiles

Héraut qui annonce le jour, éveille-toi, éveille-toi et proclame des louanges.

Qui établit tes obscurs piliers profond dans la terre ?

Qui remplit ton visage d’une lumière rose ?

Qui te fit parent des fleuves perpétuels ?

 

    Et vous, les cinq torrents sauvages à la joie farouche ?

Qui vous a fait surgir de la nuit et de la mort totale,

Qui vous a fait surgir des cavernes sombres et glacées

Vers les rochers abrupts, noirs et déchiquetés,

Sans cesse délabrés et sans cesse pareils ?

Qui vous a donné votre vie invulnérable,

Votre force, votre vitesse, votre fureur, votre joie,

Ce tonnerre perpétuel, cette écume éternelle ?

Et qui a commandé, et le silence fut,

Qu’ici les flots s’arrêtent et se reposent ?

 

    Vous, glaciers, vous qui du front de la montagne

Le long d’immenses ravins glissez de tout votre poids,

Torrents, il me semble, qui entendirent une voix puissante

Et s’arrêtèrent net dans leur plus violente plongée,

Torrents immobiles, cataractes silencieuses,

Qui vous a fait resplendir aux portes du ciel

Sous la vive lumière de la pleine lune ? Qui ordonna au soleil

De vous revêtir d’arcs-en-ciel ? Qui, de fleurs vivantes

Du bleu le plus adorable, a répandu des guirlandes à vos pieds ?

C’est Dieu. Que les torrents, comme une clameur de nations

Répondent : C’est Dieu, et qu’en écho les champs de glace redisent : c’est Dieu.

C’est Dieu. Chantez : c’est Dieu, ruisseaux des prairies à la voix joyeuse,

Bosquets de pins aux murmures doux comme les soupirs de l’âme,

Et celles-là aussi ont une voix, ces masses de neige,

Et dans leur chute périlleuse leur tonnerre proclame : c’est Dieu.

 

    Ô fleurs vivantes qui ourlez le gel éternel,

Chèvres sauvages bondissant autour du nid de l’aigle,

Aigles qui jouez avec les orages des montagnes,

Éclairs, flèches terribles des nuages,

Ô signes et merveilles de l’élément,

Proclamez Dieu, remplissez les collines de sa louange.

 

    Et toi aussi, blanc sommet aux pics dressés vers le ciel,

Toi des pieds de qui souvent l’avalanche, sans qu’on l’entende,

S’abat vers l’abîme, étincelante à travers l’air pur des hauteurs

Jusqu’aux profonds nuages qui voilent ta poitrine,

Toi aussi, montagne grandiose, toi qui,

Alors que je relève la tête, après m’être incliné

En adoration, et que de ta base lentement

J’avance vers le haut les yeux baignés de larmes,

Toi qui sembles majestueusement, tel un nuage vaporeux

T’élever devant moi, élève-toi, élève-toi encore,

Élève-toi comme un nuage d’encens issu de la terre !

Toi, Esprit royal ayant son trône parmi les collines,

Redoutable ambassadeur de la Terre au Ciel,

Grand hiérarque, dis au ciel silencieux,

Dis aux étoiles, dis au soleil levant là-bas

Que la Terre avec ses mille voix chante la louange de Dieu.

 

                                                                             1802.

 

 

Samuel Taylor COLERIDGE.

 

Recueilli dans Les romantiques anglais,

traduction de Pierre Messiaen,

Desclée De Brouwer, 1955.

 

 

 

 

 

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