L’ange du sommeil
(D’APRÈS LE COMTE ALEXIS TOLSTOÏ)
L’OMBRE, qui s’épaissit aux cieux, les décolore
Par degrés. Au lointain de l’horizon profond,
La clarté du couchant, à peine rose encore,
Dans l’envahissement de la brume se fond.
C’est la nuit. Le berger, qui pour eux la redoute,
Dans leur étable a mis ses troupeaux à couvert.
Je regarde... plus rien ; et plus rien quand j’écoute ;
La poussière s’abat sur le chemin désert.
Que l’Ange du Sommeil descende sur la terre,
Qu’il baise ton front pur et ferme tes beaux yeux ;
Et puis, en remontant, sur son aile légère
Qu’il emporte avec lui ton rêve près des cieux !
Que de fois à moi-même, alors que ma constance
Fléchissait sous le poids de mes chagrins trop lourds,
Comme un bon frère, il m’a prêté son assistance
Et donné le fidèle appui de son secours !
Va ! Je ne serai pas jaloux de lui. Repose,
Laisse-toi dans ses bras bercer, ma chère enfant.
Car du mal que nous fait tout homme ou toute chose
C’est lui qui nous console et lui qui nous défend.
Il nous verse l’oubli, seul baume dont s’apaise
Le cœur qui, chaque jour, un peu plus se meurtrit,
Et soulage, du moins un moment, le malaise
Des doutes éternels qui nous troublent l’esprit.
Que la journée est longue où l’on doit, brave ou lâche,
Avec ou sans espoir, incessamment courir
Vers un but qu’on n’atteint jamais et, sans relâche,
Recommencer à craindre, à lutter, à souffrir !...
Malgré la pureté candide de ta vie,
Les perfides regards, les impudents discours
De la haine menteuse et de la sotte envie
Ont dû jeter déjà leur venin sur tes jours...
Si, dès les premiers pas, ton âme s’est blessée
Aux buissons épineux qui bordent rout chemin,
Et si, dès le début du voyage, lassée,
Tu pleures sur hier et trembles pour demain,
Que l’Ange bienfaisant, dont la main secourable
Peut étendre les plis de ses voiles épais
Sur les réalités d’un monde misérable,
Plane sur toi ! Ma pauvre enfant, sommeille en paix !
Paul COLLIN,
Trente poésies russes,
1844.