L’IMITATION

DE

JÉSUS-CHRIST

 

 

TRADUITE ET PARAPHRASÉE

EN VERS FRANÇAIS

 

Par P. CORNEILLE

 

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LIVRE PREMIER

 

 

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CHAPITRE I

 

 

De l’imitation de Jésus-Christ, et du mépris

de toutes les vanités du monde.

 

 

 

« Heureux qui tient la route où ma voix le convie,

« Les ténèbres jamais n’approchent qui me suit,

« Et partout sur mes pas il trouve un jour sans nuit

« Qui porte jusqu’au cœur la lumière de vie. »

Ainsi Jésus-Christ parle ; ainsi de ses vertus,

Dont brillent les sentiers qu’il a pour nous battus,

Les rayons toujours vifs montrent comme il faut vivre ;

Et quiconque veut être éclairé pleinement

Doit apprendre de lui que ce n’est qu’à le suivre

Que le cœur s’affranchit de tout aveuglement.

 

Les doctrines des saints n’ont rien de comparable

À celle dont lui-même il s’est fait le miroir :

Elle a mille trésors qui se font bientôt voir,

Quand l’œil a pour flambeau son esprit adorable.

Toi qui par l’amour-propre à toi-même attaché,

L’écoutes et la lis sans en être touché,

Faute de cet esprit tu n’y trouves qu’épines ;

Mais si tu veux l’entendre et lire avec plaisir,

Conformes-y ta vie, et ses douceurs divines

S’étaleront en foule à ton heureux désir.

 

Que te sert de percer les plus secrets abîmes,

Où se cache à nos sens l’immense trinité,

Si ton intérieur, manque d’humilité,

Ne lui saurait offrir d’agréables victimes ?

Cet orgueilleux savoir, ces pompeux sentiments,

Ne sont aux yeux de Dieu que de vains ornements ;

Il ne s’abaisse point vers des âmes si hautes,

Et la vertu sans eux est de telle valeur,

Qu’il vaut mieux bien sentir la douleur de tes fautes,

Que savoir définir ce qu’est cette douleur.

 

Porte toute la bible en ta mémoire empreinte,

Sache tout ce qu’ont dit les sages des vieux temps,

Joins-y, si tu le peux, tous les traits éclatants

De l’histoire profane et de l’histoire sainte :

De tant d’enseignements l’impuissante langueur

Sous leur poids inutile accablera ton cœur,

Si Dieu n’y verse encor son amour et sa grâce ;

Et l’unique science où tu dois prendre appui,

C’est que tout n’est ici que vanité qui passe,

Hormis d’aimer sa gloire, et ne servir que lui.

 

C’est là des vrais savants la sagesse profonde ;

Elle est bonne en tout temps, elle est bonne en tous lieux,

Et le plus sûr chemin pour aller vers les cieux,

C’est d’affermir nos pas sur le mépris du monde.

Ce dangereux flatteur de nos faibles esprits

Oppose mille attraits à ce juste mépris ;

Qui s’en laisse éblouir s’en laisse tôt séduire ;

Mais ouvre bien les yeux sur leur fragilité,

Regarde qu’un moment suffit pour les détruire,

Et tu verras qu’enfin tout n’est que vanité.

 

Vanité d’entasser richesses sur richesses ;

Vanité de languir dans la soif des honneurs ;

Vanité de choisir pour souverains bonheurs

De la chair et des sens les damnables caresses ;

Vanité d’aspirer à voir durer nos jours

Sans nous mettre en souci d’en mieux régler le cours,

D’aimer la longue vie et négliger la bonne,

D’embrasser le présent sans soin de l’avenir,

Et de plus estimer un moment qu’il nous donne

Que l’attente des biens qui ne sauraient finir.

 

Toi donc, qui que tu sois, si tu veux bien comprendre

Comme à tes sens trompeurs tu dois te confier,

Souviens-toi qu’on ne peut jamais rassasier

Ni l’œil humain de voir, ni l’oreille d’entendre ;

Qu’il faut se dérober à tant de faux appas,

Mépriser ce qu’on voit pour ce qu’on ne voit pas,

Fuir les contentements transmis par ces organes ;

Que de s’en satisfaire on n’a jamais de lieu,

Et que l’attachement à leurs douceurs profanes

Souille ta conscience, et t’éloigne de Dieu.

 

 

 

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CHAPITRE II

 

 

Du peu d’estime de soi-même.

 

 

 

Le désir de savoir est naturel aux hommes :

Il naît dans leur berceau sans mourir qu’avec eux ;

Mais, ô Dieu, dont la main nous fait ce que nous sommes,

Que peut-il sans ta crainte avoir de fructueux ?

 

Un paysan stupide et sans expérience,

Qui ne sait que t’aimer et n’a que de la foi,

Vaut mieux qu’un philosophe enflé de sa science,

Qui pénètre les cieux, sans réfléchir sur soi.

 

Qui se connaît soi-même en a l’âme peu vaine,

Sa propre connaissance en met bien bas le prix ;

Et tout le faux éclat de la louange humaine

N’est pour lui que l’objet d’un généreux mépris.

 

Au grand jour du Seigneur sera-ce un grand refuge

D’avoir connu de tout et la cause et l’effet ?

Et ce qu’on aura su fléchira-t-il un juge

Qui ne regardera que ce qu’on aura fait ?

 

Borne tous tes désirs à ce qu’il te faut faire ;

Ne les porte plus trop vers l’amas du savoir ;

Les soins de l’acquérir ne font que te distraire,

Et quand tu l’as acquis, il peut te décevoir.

 

Les savants d’ordinaire aiment qu’on les regarde,

Qu’on murmure autour d’eux : « Voilà ces grands esprits ! »

Et s’ils ne font du cœur une soigneuse garde,

De cet orgueil secret ils sont toujours surpris.

 

Qu’on ne s’y trompe point : s’il est quelques sciences

Qui puissent d’un savant faire un homme de bien,

Il en est beaucoup plus de qui les connaissances

Ne servent guère à l’âme, ou ne servent de rien.

 

Par là tu peux juger à quels périls s’expose

Celui qui du savoir fait son unique but,

Et combien se méprend qui songe à quelque chose

Qu’à ce qui peut conduire au chemin du salut.

 

Le plus profond savoir n’assouvit point une âme ;

Mais une bonne vie a de quoi la calmer,

Et jette dans le cœur qu’un saint désir enflamme

La pleine confiance au Dieu qu’il doit aimer.

 

Au reste, plus tu sais, et plus a de lumière

Le jour qui se répand sur ton entendement,

Plus tu seras coupable à ton heure dernière,

Si tu n’en as vécu d’autant plus saintement.

 

La vanité par là ne te doit point surprendre :

Le savoir t’est donné pour guide à moins faillir ;

Il te donne lui-même un plus grand compte à rendre,

Et plus lieu de trembler que de t’enorgueillir.

 

Trouve à t’humilier même dans ta doctrine :

Quiconque en sait beaucoup en ignore encor plus,

Et qui sans se flatter en secret s’examine

Est de son ignorance heureusement confus.

 

Quand pour quelques clartés dont ton esprit abonde

Ton orgueil à quelque autre ose te préférer,

Vois qu’il en est encor de plus savants au monde,

Qu’il en est que le ciel daigne mieux éclairer.

 

Fuis la haute science, et cours après la bonne :

Apprends celle de vivre ici-bas sans éclat ;

Aime à n’être connu, s’il se peut, de personne,

Ou du moins aime à voir qu’aucun n’en fasse état.

 

Cette unique leçon, dont le parfait usage

Consiste à se bien voir et n’en rien présumer,

Est la plus digne étude où s’occupe le sage

Pour estimer tout autre, et se mésestimer.

 

Si tu vois donc un homme abîmé dans l’offense,

Ne te tiens pas plus juste ou moins pécheur que lui :

Tu peux en un moment perdre ton innocence,

Et n’être pas demain le même qu’aujourd’hui.

 

Souvent l’esprit est faible et les sens indociles,

L’amour-propre leur fait ou la guerre ou la loi ;

Mais bien qu’en général nous soyons tous fragiles,

Tu n’en dois croire aucun si fragile que toi.

 

 

 

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CHAPITRE III

 

 

De la doctrine de la vérité.

 

 

 

Qu’heureux est le mortel que la vérité même

Conduit de sa main propre au chemin qui lui plaît !

Qu’heureux est qui la voit dans sa beauté suprême,

                        Sans voile et sans emblème,

                        Et telle enfin qu’elle est !

 

Nos sens sont des trompeurs, dont les fausses images

À notre entendement n’offrent rien d’assuré,

Et ne lui font rien voir qu’à travers cent nuages

                        Qui jettent mille ombrages

                        Dans l’œil mal éclairé.

 

De quoi sert une longue et subtile dispute

Sur des obscurités où l’esprit est déçu ?

De quoi sert qu’à l’envi chacun s’en persécute,

                        Si Dieu jamais n’impute

                        De n’en avoir rien su ?

 

Grande perte de temps et plus grande faiblesse

De s’aveugler soi-même et quitter le vrai bien,

Pour consumer sa vie à pointiller sans cesse

                        Sur le genre et l’espèce,

                        Qui ne servent à rien.

 

Touche, verbe éternel, ces âmes curieuses :

Celui que ta parole une fois a frappé,

De tant d’opinions vaines, ambitieuses,

                        Et souvent dangereuses,

                        Est bien développé.

 

Ce verbe donne seul l’être à toutes les causes ;

Il nous parle de tout, tout nous parle de lui ;

Il tient de tout en soi les natures encloses ;

                        Il est de toutes choses

                        Le principe et l’appui.

 

Aucun sans son secours ne saurait se défendre

D’un million d’erreurs qui courent l’assiéger,

Et depuis qu’un esprit refuse de l’entendre,

                        Quoi qu’il pense comprendre,

                        Il n’en peut bien juger.

 

Mais qui rapporte tout à ce verbe immuable,

Qui voit tout en lui seul, en lui seul aime tout,

À la plus rude attaque il est inébranlable,

                        Et sa paix ferme et stable

                        En vient soudain à bout !

 

Ô dieu de vérité, pour qui seul je soupire,

Unis-moi donc à toi par de forts et doux nœuds !

Je me lasse d’ouïr, je me lasse de lire,

                        Mais non pas de te dire :

                         « C’est toi seul que je veux. »

 

Parle seul à mon âme, et qu’aucune prudence,

Qu’aucun autre docteur ne m’explique tes lois ;

Que toute créature à ta sainte présence

                        S’impose le silence,

                        Et laisse agir ta voix.

 

Plus l’esprit se fait simple et plus il se ramène

Dans un intérieur dégagé des objets,

Plus lors sa connaissance est diffuse et certaine,

                        Et s’élève sans peine

                        Jusqu’aux plus hauts sujets.

 

Oui, Dieu prodigue alors ses grâces plus entières,

Et portant notre idée au-dessus de nos sens,

Il nous donne d’en haut d’autant plus de lumières,

                        Qui percent les matières

                        Par des traits plus puissants.

 

Cet esprit simple, uni, stable, pur, pacifique,

En mille soins divers n’est jamais dissipé,

Et l’honneur de son Dieu, dans tout ce qu’il pratique,

                        Est le projet unique

                        Qui le tient occupé.

 

Il est toujours en soi détaché de soi-même ;

Il ne sait point agir quand il se faut chercher,

Et fût-il dans l’éclat de la grandeur suprême,

                        Son propre diadème

                        Ne l’y peut attacher.

 

Il ne croit trouble égal à celui que se cause

Un cœur qui s’abandonne à ses propres transports,

Et maître de soi-même, en soi-même il dispose

                        Tout ce qu’il se propose

                        De produire au dehors.

 

Bien loin d’être emporté par le courant rapide

Des flots impétueux de ses bouillants désirs,

Il les dompte, il les rompt, il les tourne, il les guide,

                        Et donne ainsi pour bride

                        La raison aux plaisirs.

 

Mais pour se vaincre ainsi qu’il faut d’art et de force !

Qu’il faut pour ce combat préparer de vigueur !

Et qu’il est malaisé de faire un plein divorce

                        Avec la douce amorce

                        Que chacun porte au cœur !

 

Ce devrait être aussi notre unique pensée

De nous fortifier chaque jour contre nous,

Pour en déraciner cette amour empressée

                        Où l’âme intéressée

                        Trouve un poison si doux.

 

Les soins que cette amour nous donne en cette vie

Ne peuvent aussi bien nous élever si haut,

Que la perfection la plus digne d’envie

                        N’y soit toujours suivie

                        Des hontes d’un défaut.

 

Nos spéculations ne sont jamais si pures

Qu’on ne sente un peu d’ombre y régner à son tour ;

Nos plus vives clartés ont des couleurs obscures,

                        Et cent fausses peintures

                        Naissent d’un seul faux jour.

 

Mais n’avoir que mépris pour soi-même et que haine

Ouvre et fait vers le ciel un chemin plus certain,

Que le plus haut effort de la science humaine,

                        Qui rend l’âme plus vaine

                        Et l’égare soudain.

 

Ce n’est pas que de Dieu ne vienne la science :

D’elle-même elle est bonne, et n’a rien à blâmer ;

Mais il faut préférer la bonne conscience

                        À cette impatience

                        De se faire estimer.

 

Cependant, sans souci de régler sa conduite,

On veut être savant, on en cherche le bruit ;

Et cette ambition par qui l’âme est séduite

                        Souvent traîne à sa suite

                        Mille erreurs pour tout fruit.

 

Ah ! Si l’on se donnait la même diligence,

Pour extirper le vice et planter la vertu,

Que pour subtiliser sa propre intelligence

                        Et tirer la science

                        Hors du chemin battu !

 

De tant de questions les dangereux mystères

Produiraient moins de trouble et de renversement,

Et ne couleraient pas dans les règles austères

                        Des plus saints monastères

                        Tant de relâchement.

 

Un jour, un jour viendra qu’il faudra rendre conte,

Non de ce qu’on a lu, mais de ce qu’on a fait ;

Et l’orgueilleux savoir, à quelque point qu’il monte,

                        N’aura lors que la honte

                        De son mauvais effet.

 

Où sont tous ces docteurs qu’une foule si grande

Rendait à tes yeux même autrefois si fameux ?

Un autre tient leur place, un autre a leur prébende,

                        Sans qu’aucun te demande

                        Un souvenir pour eux.

 

Tant qu’a duré leur vie, ils semblaient quelque chose ;

Il semble après leur mort qu’ils n’ont jamais été :

Leur mémoire avec eux sous leur tombe est enclose ;

                        Avec eux y repose

                        Toute leur vanité.

 

Ainsi passe la gloire où le savant aspire,

S’il n’a mis son étude à se justifier :

C’est là le seul emploi qui laisse lieu d’en dire

                        Qu’il avait su bien lire

                        Et bien étudier.

 

Mais au lieu d’aimer Dieu, d’agir pour son service,

L’éclat d’un vain savoir à toute heure éblouit,

Et fait suivre à toute heure un brillant artifice

                        Qui mène au précipice,

                        Et là s’évanouit.

 

Du seul désir d’honneur notre âme est enflammée :

Nous voulons être grands plutôt qu’humbles de cœur ;

Et tout ce bruit flatteur de notre renommée,

                        Comme il n’est que fumée,

                        Se dissipe en vapeur.

 

La grandeur véritable est d’une autre nature :

C’est en vain qu’on la cherche avec la vanité ;

Celle d’un vrai chrétien, d’une âme toute pure,

                        Jamais ne se mesure

                        Que sur sa charité.

 

Vraiment grand est celui qui dans soi se ravale,

Qui rentre en son néant pour s’y connaître bien,

Qui de tous les honneurs que l’univers étale

                        Craint la pompe fatale,

                        Et ne l’estime à rien.

 

Vraiment sage est celui dont la vertu resserre

Autour du vrai bonheur l’essor de son esprit,

Qui prend pour du fumier les choses de la terre,

                        Et qui se fait la guerre

                        Pour gagner Jésus-Christ.

 

Et vraiment docte enfin est celui qui préfère

À son propre vouloir le vouloir de son Dieu,

Qui cherche en tout, partout, à l’apprendre, à le faire,

                        Et jamais ne diffère

                        Ni pour temps ni pour lieu.

 

 

 

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CHAPITRE IV

 

 

De la prudence en sa conduite.

 

 

 

               N’écoute pas tout ce qu’on dit,

               Et souviens-toi qu’une âme forte

               Donne malaisément crédit

À ces bruits indiscrets où la foule s’emporte.

Il faut examiner avec sincérité,

Selon l’esprit de Dieu, qui n’est que charité,

               Tout ce que d’un autre on publie :

Cependant, ô faiblesse indigne d’un chrétien !

               Jusque-là souvent on s’oublie

Qu’on croit beaucoup de mal plutôt qu’un peu de bien.

 

               Qui cherche la perfection,

               Loin de tout croire en téméraire,

               Pèse avec mûre attention

Tout ce qu’il entend dire et tout ce qu’il voit faire.

La plus claire apparence a peine à l’engager :

Il sait que notre esprit est prompt à mal juger,

               Notre langue prompte à médire ;

Et bien qu’il ait sa part en cette infirmité,

               Sur lui-même il garde un empire

Qui le fait triompher de sa fragilité.

 

               C’est ainsi que son jugement,

               Quoi qu’il apprenne, quoi qu’il sache,

               Se porte sans empressement,

Sans qu’en opiniâtre à son sens il s’attache.

Il se défend longtemps du mal qu’on dit d’autrui,

Ou s’il en est enfin convaincu malgré lui,

               Il ne s’en fait point le trompette ;

Et cette impression qu’il en prend à regret,

               Qu’il désavoue et qu’il rejette,

Demeure dans son âme un éternel secret.

 

               Pour conseil en tes actions

               Prends un homme de conscience ;

               Préfère ses instructions

À ce qu’ose inventer l’effort de ta science.

La bonne et sainte vie, à chaque événement

Forme l’expérience, ouvre l’entendement,

               Éclaire l’esprit qui l’embrasse ;

Et plus on a pour soi des sentiments abjects,

               Plus Dieu, prodigue de sa grâce,

Répand à pleines mains la sagesse et la paix.

 

 

 

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CHAPITRE V

 

 

De la lecture de l’Écriture sainte.

 

 

 

Cherche la vérité dans la sainte écriture,

                        Et lis du même esprit

Le texte impérieux de sa doctrine pure,

                        Que tu le vois écrit.

 

On n’y doit point chercher, ni le fard du langage,

                        Ni la subtilité,

Ni de quoi s’attacher sur le plus beau passage,

                        Qu’à son utilité.

 

Lis un livre dévot, simple et sans éloquence,

                        Avec plaisir pareil

Que ceux où se produit l’orgueil de la science

                        En son haut appareil.

 

Ne considère point si l’auteur d’un tel livre

                        Fut plus ou moins savant ;

Mais s’il dit vérité, s’il t’apprend à bien vivre,

                        Feuillette-le souvent.

 

Quand son instruction est salutaire et bonne,

                        Donne-lui prompt crédit,

Et sans examiner quel maître te la donne,

                        Songe à ce qu’il te dit.

 

L’autorité de l’homme est de peu d’importance,

                        Et passe en un moment ;

Mais cette vérité que le ciel nous dispense

                        Dure éternellement.

 

Sans égard à personne avec nous Dieu s’explique

                        En diverses façons,

Et par tel qu’il lui plaît sa bonté communique

                        Ses plus hautes leçons.

 

Le sens de sa parole est souvent si sublime

                        Et si mystérieux,

Qu’à trop l’approfondir il égare, il abîme

                        L’esprit du curieux.

 

Il ne veut pas toujours que la vérité nue

                        S’offre à l’entendement,

Et celui-là se perd qui s’arrête où la vue

                        Doit passer simplement.

 

De ce trésor ouvert la richesse éternelle

                        A beau nous inviter :

Si l’on n’y porte un cœur humble, simple, fidèle,

                        On n’en peut profiter.

 

Ne choisis point pour but de cette sainte étude

                        D’être estimé savant,

Ou pour fruit d’un travail et si long et si rude

                        Tu n’auras que du vent.

 

Consulte volontiers sur de si hauts mystères

                        Les meilleurs jugements,

Écoute avec respect les avis des saints pères

                        Comme leurs truchements.

 

Ne te dégoûte point surtout des paraboles,

                        Quel qu’en soit le projet,

Et ne les prends jamais pour des contes frivoles

                        Qu’on forme sans sujet.

 

 

 

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CHAPITRE VI

 

 

Des affections désordonnées.

 

 

 

Quand l’homme avec ardeur souhaite quelque chose,

                  Quand son peu de vertu n’oppose

Ni règle à ses désirs ni modération,

Il tombe dans le trouble et dans l’inquiétude

                  Avec la même promptitude

                  Qu’il défère à sa passion.

 

L’avare et le superbe incessamment se gênent,

                  Et leurs propres vœux les entraînent

Loin du repos heureux qu’ils ne goûtent jamais ;

Mais les pauvres d’esprit, les humbles en jouissent,

                  Et leurs âmes s’épanouissent

                  Dans l’abondance de la paix.

 

Qui n’est point tout à fait dégagé de soi-même,

                  Qui se regarde encore et s’aime,

Voit peu d’occasions sans en être tenté :

Les objets les plus vils surmontent sa faiblesse,

                  Et le moindre assaut qui le presse

                  L’atterre avec facilité.

 

Ces dévots à demi, sur qui la chair plus forte

                  Domine encore en quelque sorte,

Penchent à tous moments vers ses mortels appas,

Et n’ont jamais une âme assez haute, assez pure,

                  Pour faire une entière rupture

                  Avec les douceurs d’ici-bas.

 

Oui, qui de cette chair à demi se détache,

                  Se chagrine quand il s’arrache

Aux plaisirs dont l’image éveille son désir ;

Et faisant à regret un effort qui l’attriste,

                  Il s’indigne quand on résiste

                  À ce qu’il lui plaît de choisir.

 

Que si lâchant la bride à sa concupiscence,

                  Il emporte la jouissance

Où l’a fait aspirer ce désir déréglé,

Soudain le vif remords qui le met à la gêne

                  Redouble d’autant plus sa peine

                  Que plus il s’était aveuglé.

 

Il recouvre la vue au milieu de sa joie,

                  Mais seulement afin qu’il voie

Comme ses propres sens se font ses ennemis,

Et que la passion, qu’il a prise pour guide,

                  Ne fait point le repos solide

                  Qu’en vain il s’en était promis.

 

C’est donc en résistant à ces tyrans de l’âme

                  Qu’une sainte et divine flamme

Nous donne cette paix que suit un vrai bonheur ;

Et qui sous leur empire asservit son courage,

                  Dans quelques délices qu’il nage,

                  Jamais ne la trouve en son cœur.

 

Non, ces hommes charnels, dont les cœurs s’abandonnent

                  À tout ce que les sens ordonnent,

Ne possèdent jamais un bien si précieux ;

Mais les spirituels, en qui l’âme fervente

                  Rend la grâce toute-puissante,

                  Le reçoivent toujours des cieux.

 

 

 

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CHAPITRE VII

 

 

Qu’il faut fuir la vaine espérance

et la présomption.

 

 

 

Ô ciel ! Que l’homme est vain qui met son espérance

                        Aux hommes comme lui,

Qui sur la créature ose prendre assurance,

             Et se propose un ferme appui

             Sur une éternelle inconstance !

 

Sers pour l’amour de Dieu, mortel, sers ton prochain

                        Sans en avoir de honte ;

Et quand tu parois pauvre, empêche que soudain

             La rougeur au front ne te monte,

             Pour le paraître avec dédain.

 

Ne fais point fondement sur tes propres mérites ;

                        Tiens ton espoir en Dieu :

De lui dépend l’effet de quoi que tu médites,

             Et s’il ne te guide en tout lieu,

             En tout lieu tu te précipites.

 

Ne dors pas toutefois, et fais de ton côté

                        Tout ce que tu peux faire :

Il ne manquera point d’agir avec bonté

             Et de fournir comme vrai père

             Des forces à ta volonté.

 

Mais ne t’assure point sur ta haute science,

                        Ni sur celle d’autrui ;

Leur conduite souvent brouille la conscience,

             Et Dieu seul est le digne appui

             Que doit choisir ta confiance.

 

C’est lui qui nous fait voir l’humble et le vertueux

                        Élevé par sa grâce ;

C’est lui qui nous fait voir son bras majestueux

             Terrasser l’insolente audace

             Dont s’enfle le présomptueux.

 

Soit donc qu’en ta maison la richesse s’épande,

                        Soit que de tes amis

Le pouvoir en tous lieux pompeusement s’étende,

             Garde toujours un cœur soumis,

             Quelque honneur par là qu’on te rende.

 

Prends-en la gloire en Dieu, qui jamais n’est borné

                        Dans son amour extrême,

En Dieu, qui donnant tout sans être importuné,

             Veut encor se donner soi-même,

             Après même avoir tout donné.

 

Souviens-toi que du corps la taille avantageuse

                        Qui se fait admirer,

Ni de mille beautés l’union merveilleuse

             Pour qui chacun veut soupirer,

             Ne doit rendre une âme orgueilleuse.

 

Du temps l’inévitable et fière avidité

                        En fait un prompt ravage,

Et souvent avant lui la moindre infirmité

             Laisse à peine au plus beau visage

             Les marques de l’avoir été.

 

Si ton esprit est vif, judicieux, docile,

                        N’en deviens pas plus vain :

Tu déplairais à Dieu, qui te fait tout facile,

             Et n’a qu’à retirer sa main

             Pour te rendre un sens imbécile.

 

Ne te crois pas plus saint qu’aucun autre pécheur,

                        Quoi qu’on te veuille dire :

Dieu, qui connaît tout l’homme, et qui voit dans ton cœur,

             Souvent te répute le pire,

             Quand tu t’estimes le meilleur.

 

Ces bonnes actions sur qui chacun se fonde

                        Pour t’élever aux cieux

Ne partent pas toujours d’une vertu profonde ;

             Et Dieu, qui voit par d’autres yeux,

             En juge autrement que le monde.

 

Non qu’il nous faille armer contre la vérité

                        Pour juger mal des nôtres ;

Voyons-en tout le bien avec sincérité,

             Mais croyons encor mieux des autres,

             Pour conserver l’humilité.

 

Tu ne te nuis jamais quand tu les considères

                        Pour te mettre au-dessous ;

Mais ton orgueil t’expose à d’étranges misères,

             Si tu peux choisir entre eux tous

             Un seul à qui tu te préfères.

 

C’est ainsi que chez l’humble une éternelle paix

                        Fait une douce vie,

Tandis que le superbe est plongé pour jamais

             Dans le noir chagrin de l’envie,

             Qui trouble ses propres souhaits.

 

 

 

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CHAPITRE VIII

 

 

Qu’il faut éviter la trop grande familiarité.

 

 

 

Ne fais point confidence avec toutes personnes,

Regarde où tu répands les secrets de ton cœur ;

Prends et suis les conseils de qui craint le Seigneur ;

Choisis tes amitiés, et n’en fais que de bonnes ;

Hante peu la jeunesse, et de ceux du dehors

               Souffre rarement les abords.

 

Jamais autour du riche à flatter ne t’exerce ;

Vis sans démangeaison de te montrer aux grands ;

Vois l’humble, le dévot, le simple, et n’entreprends

De faire qu’avec eux un long et plein commerce ;

Et n’y traite surtout que des biens précieux

               Dont une âme achète les cieux.

 

Évite avec grand soin la pratique des femmes,

Ton ennemi par là peut trouver ton défaut ;

Recommande en commun aux bontés du Très-Haut

Celles dont les vertus embellissent les âmes ;

Et sans en voir jamais qu’avec un prompt adieu,

Aime-les toutes, mais en Dieu.

 

Ce n’est qu’avec lui seul, ce n’est qu’avec ses anges

Que doit un vrai chrétien se rendre familier :

Porte-lui tout ton cœur, deviens leur écolier ;

Adore en lui sa gloire, apprends d’eux ses louanges ;

Et bornant tes désirs à ses dons éternels,

               Fuis d’être connu des mortels.

 

La charité vers tous est toujours nécessaire,

Mais non pas avec tous un accès trop ouvert :

La réputation assez souvent s’y perd ;

Et tel qui plaît de loin, de près cesse de plaire :

Tant ce brillant éclat qui ne fait qu’éblouir

               Est sujet à s’évanouir !

 

Oui, souvent il arrive, et contre notre envie,

Que plus on prend de peine à se communiquer,

Plus cet effort nous trompe, et force à remarquer

Les désordres secrets qui souillent notre vie,

Et que ce qu’un grand nom avait semé de bruit

               Par la présence est tôt détruit.

 

 

 

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CHAPITRE IX

 

 

De l’obéissance et de la sujétion.

 

 

 

Qu’il fait bon obéir ! Que l’homme a de mérite

Qui d’un supérieur aime à suivre les lois,

Qui ne garde aucun droit dessus son propre choix,

Qui l’immole à toute heure, et soi-même se quitte !

L’obéissance est douce, et son aveuglement

Forme un chemin plus sûr que le commandement,

Lorsque l’amour la fait, et non pas la contrainte ;

Mais elle n’a qu’aigreur sans cette charité,

Et c’est un long sujet de murmure et de plainte,

Quand son joug n’est souffert que par nécessité.

 

Tous ces devoirs forcés où tout le cœur s’oppose

N’acquièrent à l’esprit ni liberté ni paix.

Aime qui te commande, ou n’y prétends jamais :

S’il n’est aimable en soi, c’est Dieu qui te l’impose.

Cours deçà, cours delà, change d’ordre ou de lieux :

Si pour bien obéir tu ne fermes les yeux,

Tu ne trouveras point ce repos salutaire ;

Et tous ceux que chatouille un pareil changement

N’y rencontrent enfin qu’un bien imaginaire

Dont la trompeuse idée échappe en un moment.

 

Il est vrai que chacun volontiers se conseille,

Qu’il aime que son sens règle ses actions,

Et tourne avec plaisir ses inclinations

Vers ceux dont la pensée à la sienne est pareille ;

Mais si le dieu de paix règne au fond de nos cœurs,

Il faut les arracher à toutes ces douceurs,

De tous nos sentiments soupçonner la faiblesse,

Les dédire souvent, et pour mieux le pouvoir,

Nous souvenir qu’en terre il n’est point de sagesse

Qui sans aucune erreur puisse tout concevoir.

 

Ne prends donc pas aux tiens si pleine confiance

Que tu n’ouvres l’oreille encore à ceux d’autrui ;

Et quand tu te convaincs de juger mieux que lui

Sacrifie à ton Dieu cette juste croyance.

Combattre une révolte où penche la raison,

Pour donner au bon sens une injuste prison,

C’est se faire soi-même une sainte injustice ;

Et pour en venir là plus tu t’es combattu,

Plus ce dieu qui regarde un si grand sacrifice

T’impute de mérite et t’avance en vertu.

 

On va d’un pas plus ferme à suivre qu’à conduire ;

L’avis est plus facile à prendre qu’à donner :

On peut mal obéir comme mal ordonner ;

Mais il est bien plus sûr d’écouter que d’instruire.

Je sais que l’homme est libre, et que sa volonté,

Entre deux sentiments d’une égale bonté,

Peut avec fruit égal embrasser l’un ou l’autre ;

Mais ne point déférer à celui du prochain,

Quand l’ordre ou la raison parle contre le nôtre,

C’est montrer un esprit opiniâtre ou vain.

 

 

 

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CHAPITRE X

 

 

Qu’il faut se garder de la superfluité

des paroles.

 

 

 

Fuis l’embarras du monde autant qu’il t’est possible :

Ces entretiens du siècle ont trop d’inanité,

Et la paix y rencontre un obstacle invincible,

Lors même qu’on s’y mêle avec simplicité.

 

Soudain l’âme est souillée, et le cœur fait esclave

Des vains amusements qu’ils savent nous donner ;

Leur force est merveilleuse, et pour un qui les brave

Mille à leurs faux appas se laissent enchaîner.

 

Leur amorce flatteuse a l’art de nous surprendre ;

Le poison qu’elle glisse est aussitôt coulé ;

Et je voudrais souvent n’avoir pu rien entendre,

Ou n’avoir vu personne, ou n’avoir point parlé.

 

Qui donc fait naître en nous cette ardeur insensée,

Ce désir de parler en tous lieux épandu,

S’il est si malaisé que sans être blessée

L’âme rentre en soi-même après ce temps perdu ?

 

N’est-ce point que chacun, de s’aider incapable,

Espère l’un de l’autre un mutuel secours,

Et que l’esprit, lassé du souci qui l’accable,

Croit affaiblir son poids s’il l’exhale en discours ?

 

Du moins tous ces discours sur qui l’homme se jette,

Son propre intérêt seul les forme et les conduit :

Il parle avec ardeur de tout ce qu’il souhaite,

Il parle avec douleur de tout ce qui lui nuit.

 

Mais souvent c’est en vain, et cette fausse joie

Qu’il emprunte en passant de l’entretien d’autrui,

Repousse d’autant plus celle que Dieu n’envoie

Qu’aux esprits retirés qui n’en cherchent qu’en lui.

 

Veillons donc, et prions, que le temps ne s’envole

Cependant que le cœur languit d’oisiveté ;

Ou s’il nous faut parler, qu’avec chaque parole

Il sorte de la bouche un trait d’utilité.

 

Le peu de soin qu’on prend de tout ce qui regarde

Ces biens spirituels dont l’âme s’enrichit

Pose sur notre langue une mauvaise garde,

Et fait ce long abus sous qui l’homme blanchit.

 

Parlons, mais dans une humble et sainte conférence

Qui nous puisse acquérir cette sorte de biens :

Dieu les verse toujours par delà l’espérance,

Quand on s’unit en lui par de tels entretiens.

 

 

 

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CHAPITRE XI

 

 

Qu’il faut tâcher d’acquérir la vie intérieure

et de profiter en la vie spirituelle.

 

 

 

Que nous aurions de paix et qu’elle serait forte,

Si nous n’avions le cœur qu’à ce qui nous importe,

Et si nous n’aimions point à nous brouiller l’esprit,

Ni de ce que l’on fait ni de ce que l’on dit !

Le moyen qu’elle règne en celui qui sans cesse

Des affaires d’autrui s’inquiète et s’empresse,

Qui cherche hors de soi de quoi s’embarrasser,

Et rarement en soi tâche à se ramasser !

 

C’est vous, simples, c’est vous dont l’heureuse prudence

Du vrai repos d’esprit possède l’abondance ;

C’est par là que les saints, morts à tous ces plaisirs

Où les soins de la terre abaissent nos désirs,

N’ayant le cœur qu’en Dieu, ni l’œil que sur eux-mêmes,

Élevaient l’un et l’autre aux vérités suprêmes,

Et qu’à les contempler bornant leur action,

Ils allaient au plus haut de la perfection.

Nous autres, asservis à nos lâches envies,

Sur des biens passagers nous occupons nos vies,

Et notre esprit se jette avec avidité

 

Où par leur vaine idée il est précipité.

C’est rarement aussi que nous avons la gloire

D’emporter sur un vice une pleine victoire :

Notre peu de courage est soudain abattu ;

Nous aidons mal au feu qu’allume la vertu ;

Et bien loin de tâcher qu’une chaleur si belle

Prenne de jour en jour une force nouvelle,

Nous laissons attiédir son impuissante ardeur,

Qui de tépidité dégénère en froideur.

 

Si de tant d’embarras l’âme purifiée

Parfaitement en elle était mortifiée,

Elle pourrait alors, comme reine des sens,

Jusqu’au trône de Dieu porter des yeux perçants,

Et faire une tranquille et prompte expérience

Des douceurs que sa main verse en la conscience ;

Mais l’empire des sens donne d’autres objets,

L’âme sert en esclave à ses propres sujets ;

Nous dédaignons d’entrer dans la parfaite voie

Que la ferveur des saints a frayée avec joie.

Le moindre coup que porte un peu d’adversité

Triomphe en un moment de notre lâcheté,

Et nous fait recourir, aveugles que nous sommes,

Aux consolations que nous prêtent les hommes.

 

Combattons de pied ferme en courageux soldats,

Et le secours du ciel ne nous manquera pas :

Dieu le tient toujours prêt ; et sa grâce fidèle,

Toujours propice aux cœurs qui n’espèrent qu’en elle,

Ne fait l’occasion du plus rude combat

Que pour nous faire vaincre avecque plus d’éclat.

 

Ces austères dehors qui parent une vie,

Ces supplices du corps où l’âme est endurcie,

Laissent bientôt finir notre dévotion

Quand ils sont tout l’effet de la religion.

L’âme, de ses défauts saintement indignée,

Doit jusqu’à la racine enfoncer la cognée,

Et ne saurait jouir d’une profonde paix,

À moins que d’arracher jusques à ses souhaits.

 

Qui pourrait s’affermir dans un saint exercice

Qui du cœur tous les ans déracinât un vice,

Cet effort, quoique lent, de sa conversion

Arriverait bientôt à la perfection ;

Mais nous n’avons, hélas ! Que trop d’expérience

Qu’ayant traîné vingt ans l’habit de pénitence,

Souvent ce lâche cœur a moins de pureté

Qu’à son noviciat il n’avait apporté.

 

Le zèle cependant chaque jour devrait croître,

Profiter de l’exemple et de l’emploi du cloître,

Au lieu que chaque jour sa vigueur s’alentit,

Sa fermeté se lasse, et son feu s’amortit ;

Et l’on croit beaucoup faire aux dernières années

D’avoir un peu du feu des premières journées.

 

Faisons-nous violence, et vainquons-nous d’abord ;

Tout deviendra facile après ce peu d’effort.

Je sais qu’aux yeux du monde il doit paraître rude

De quitter les douceurs d’une longue habitude ;

Mais puisqu’on trouve encor plus de difficulté

À dompter pleinement sa propre volonté,

Dans les choses de peu si tu ne te commandes,

Dis, quand te pourras-tu surmonter dans les grandes ?

 

Résiste dès l’entrée aux inclinations

Que jettent dans ton cœur tes folles passions ;

Vois combien ces douceurs enfantent d’amertumes ;

Dépouille entièrement tes mauvaises coutumes ;

Leur appas dangereux, chaque fois qu’il surprend,

Forme insensiblement un obstacle plus grand.

 

Enfin règle ta vie ; et vois, si tu te changes,

Que de paix en toi-même, et que de joie aux anges !

Ah ! Si tu le voyais, tu serais plus constant

À courir sans relâche au bonheur qui t’attend ;

Tu prendrais plus de soin de nourrir en ton âme

La sainte et vive ardeur d’une céleste flamme,

Et tâchant de l’accroître à toute heure, en tout lieu,

Chaque instant de tes jours serait un pas vers Dieu.

 

 

 

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CHAPITRE XII

 

 

Des utilités de l’adversité.

 

 

 

Il est bon quelquefois de sentir des traverses

               Et d’en éprouver la rigueur ;

Elles rappellent l’homme au milieu de son cœur,

Et peignent à ses yeux ses misères diverses :

               Elles lui font clairement voir

               Qu’il n’est qu’en exil en ce monde,

Et par un prompt dégoût empêchent qu’il n’y fonde

               Ou son amour ou son espoir.

 

Il est avantageux qu’on blâme, qu’on censure

               Nos plus sincères actions,

Qu’on prête des couleurs à nos intentions

Pour en faire une fausse et honteuse peinture :

               Le coup de cette indignité

               Rabat en nous la vaine gloire,

Dissipe ses vapeurs, et rend à la mémoire

               Le souci de l’humilité.

 

Cet injuste mépris dont nous couvrent les hommes

               Réveille un zèle languissant,

Et pousse nos soupirs aux pieds du tout-puissant,

Qui voit notre pensée, et sait ce que nous sommes :

               La conscience en ce besoin

               Y cherche aussitôt son refuge,

Et sa juste douleur l’appelle pour seul juge,

               Comme il en est le seul témoin.

 

Aussi l’homme devrait s’affermir en sa grâce,

               S’unir à lui parfaitement,

Pour n’avoir plus besoin du vain soulagement

Qu’au défaut du solide à toute heure il embrasse :

               Il cesserait d’avoir recours

               Aux consolations humaines,

Si contre la rigueur de ses plus rudes peines

               Il voyait un si prompt secours.

 

Lorsque l’âme du juste est vivement pressée

               D’une imprévue affliction,

Qu’elle sent les assauts de la tentation,

Ou l’effort insolent d’une indigne pensée,

               Elle voit mieux qu’un tel appui

               À sa faiblesse est nécessaire,

Et que quoi qu’elle fasse, elle ne peut rien faire

               Ni de grand ni de bon sans lui.

 

Alors elle gémit, elle pleure, elle prie,

               Dans un destin si rigoureux ;

Elle importune Dieu pour ce trépas heureux

Qui la doit affranchir d’une ennuyeuse vie ;

               Et la soif des souverains biens,

               Que dans le ciel fait sa présence,

Forme en elle une digne et sainte impatience

               De rompre ses tristes liens.

 

Alors elle aperçoit combien d’inquiétudes

               Empoisonnent tous nos plaisirs,

Combien de prompts revers troublent tous nos désirs,

Combien nos amitiés trouvent d’ingratitudes,

               Et voit avec plus de clarté

               Qu’on ne rencontre point au monde

Ni de solide paix, ni de douceur profonde,

               Ni de parfaite sûreté.

 

 

 

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CHAPITRE XIII

 

 

De la résistance aux tentations.

 

 

 

             Tant que le sang bout dans nos veines,

             Tant que l’âme soutient le corps,

Nous avons à combattre et dedans et dehors

             Les tentations et les peines.

             Aussi, toi qui mis tant de maux

             Au-dessous de ta patience,

             Toi qu’une sainte expérience

             Endurcit à tous leurs assauts,

Job, tu l’as souvent dit que l’homme sur la terre

Trouvait toute sa vie une immortelle guerre.

 

             Il doit donc en toute saison

             Tenir l’œil ouvert sur soi-même,

Et sans cesse opposer à ce péril extrême

             La vigilance et l’oraison :

             Ainsi jamais il n’est la proie

             Du lion toujours rugissant,

             Qui pour surprendre l’innocent,

             Tout à l’entour de lui tournoie,

Et ne dormant jamais, dévore sans tarder

Ce qu’un lâche sommeil lui permet d’aborder.

 

             Dans la retraite la plus sainte

             Il n’est si haut détachement

Qui des tentations affranchi pleinement

             N’en sente quelquefois l’atteinte ;

             Mais il en demeure ce fruit

             Dans une âme bien recueillie,

             Que leur attaque l’humilie,

             Leur combat la purge et l’instruit :

Elle en sort glorieuse, elle en sort couronnée,

Et plus humble, et plus nette, et plus illuminée.

 

             Par là tous les saints sont passés :

             Ils ont fait profit des traverses ;

Les tribulations, les souffrances diverses,

             Jusques au ciel les ont poussés.

             Ceux qui suivent si mal leur trace

             Qu’ils tombent sous les moindres croix,

             Accablés qu’ils sont de leur poids,

             Ne remontent point vers la grâce ;

Et la tentation qui les a captivés

Les mène triomphante entre les réprouvés.

 

             Elle va partout, à toute heure :

             Elle nous suit dans le désert ;

Le cloître le plus saint lui laisse accès ouvert

             Dans sa plus secrète demeure.

             Esclaves de nos passions

             Et nés dans la concupiscence,

             Le moment de notre naissance

             Nous livre aux tribulations,

Et nous portons en nous l’inépuisable source

D’où prennent tous nos maux leur éternelle course.

 

             Vainquons celle qui vient s’offrir,

             Soudain une autre lui succède ;

Notre premier repos est perdu sans remède,

             Nous avons toujours à souffrir :

             Le grand soin dont on les évite

             Souvent y plonge plus avant ;

             Tel qui les craint court au-devant,

             Tel qui les fuit s’y précipite ;

Et l’on ne vient à bout de leur malignité

Que par la patience et par l’humilité.

 

             C’est par elles qu’on a la force

             De vaincre de tels ennemis ;

Mais il faut que le cœur, vraiment humble et soumis,

             Ne s’amuse point à l’écorce.

             Celui qui gauchit tout autour

             Sans en arracher la racine,

             Alors même qu’il les décline,

             Ne fait que hâter leur retour ;

Il en devient plus faible, et lui-même se blesse

De tout ce qu’il choisit pour armer sa faiblesse.

 

             Le grand courage en Jésus-Christ

             Et la patience en nos peines

Font plus avec le temps que les plus rudes gênes

             Dont se tyrannise un esprit.

             Quand la tentation s’augmente,

             Prends conseil à chaque moment,

             Et loin de traiter rudement

             Le malheureux qu’elle tourmente,

Tâche à le consoler et lui servir d’appui

Avec même douceur que tu voudrais de lui.

 

             Notre inconstance est le principe

             Qui nous en accable en tout lieu ;

Le peu de confiance en la bonté de Dieu

             Empêche qu’il ne les dissipe.

             Telle qu’un vaisseau sans timon,

             Le jouet des fureurs de l’onde,

             Une âme lâche dans le monde

             Flotte à la merci du démon ;

Et tous ces bons propos qu’à toute heure elle quitte

L’abandonnent aux vents dont sa fureur l’agite.

 

             La flamme est l’épreuve du fer,

             La tentation l’est des hommes :

Par elle seulement on voit ce que nous sommes,

             Et si nous pouvons triompher.

             Lorsqu’à frapper elle s’apprête,

             Fermons-lui la porte du cœur :

             On en sort aisément vainqueur,

             Quand dès l’abord on lui fait tête ;

Qui résiste trop tard a peine à résister,

Et c’est au premier pas qu’il la faut arrêter.

 

             D’une faible et simple pensée

             L’image forme un trait puissant :

Elle flatte, on s’y plaît ; elle émeut, on consent ;

             Et l’âme en demeure blessée :

             Ainsi notre fier ennemi

             Se glisse au dedans et nous tue,

             Quand l’âme, soudain abattue,

             Ne lui résiste qu’à demi ;

Et dans cette langueur pour peu qu’il l’entretienne,

Des forces qu’elle perd il augmente la sienne.

 

             L’assaut de la tentation

             Ne suit pas le même ordre en toutes ;

Elle prend divers temps et tient diverses routes

             Contre notre conversion.

             À l’un soudain elle se montre,

             Elle attend l’autre vers la fin ;

             D’un autre le triste destin

             Presque à tous moments la rencontre :

Son coup est pour les uns rude, ferme, pressant ;

Pour les autres, débile, et mol, et languissant.

 

             C’est ainsi que la providence,

             Souffrant cette diversité,

Par une inconcevable et profonde équité,

             Met ses bontés en évidence :

             Elle voit la proportion

             Des forces grandes et petites ;

             Elle sait peser les mérites,

             Le sexe, la condition ;

Et sa main, se réglant sur ces diverses causes,

Au salut des élus prépare toutes choses.

 

             Ainsi ne désespérons pas,

             Quand la tentation redouble ;

Mais redoublons plutôt nos ferveurs dans ce trouble,

             Pour offrir à Dieu nos combats ;

             Demandons-lui qu’il nous console,

             Qu’il nous secoure en cet ennui :

             Saint Paul nous l’a promis pour lui ;

             Il dégagera sa parole,

Et tirera pour nous ce fruit de tant de maux,

Qu’ils rendront notre force égale à nos travaux.

 

             Quand il nous en donne victoire,

             Exaltons sa puissante main,

Et nous humilions sous le bras souverain

             Qui couronne l’humble de gloire.

             C’est dans les tribulations

             Qu’on voit combien l’homme profite,

             Et la grandeur de son mérite

             Ne paraît qu’aux tentations ;

Par elles sa vertu plus vivement éclate,

Et l’on doute d’un cœur jusqu’à ce qu’il combatte.

 

             Sans grand miracle on est fervent,

             Tant qu’on ne sent point de traverse ;

Mais qui sans murmurer souffre un coup qui le perce

             Peut aller encor plus avant.

             Tel dompte avec pleine constance

             La plus forte tentation,

             Que la plus faible occasion

             Trouve à tous coups sans résistance,

Afin qu’humilié de s’en voir abattu

Jamais il ne s’assure en sa propre vertu.

 

 

 

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CHAPITRE XIV

 

 

Qu’il faut éviter le jugement téméraire.

 

 

 

               Fais réflexion sur toi-même,

               Et jamais ne juge d’autrui :

               Qui s’empresse à juger de lui

               S’engage en un péril extrême ;

               Il travaille inutilement,

               Il se trompe facilement,

               Et plus facilement offense ;

Mais celui qui se juge, heureusement s’instruit

À purger de péché ce qu’il fait, dit ou pense,

Se trompe beaucoup moins, et travaille avec fruit.

 

               Souvent le jugement se porte

               Selon que la chose nous plaît ;

               L’amour-propre est un intérêt

               Sous qui notre raison avorte.

               Si des souhaits que nous faisons,

               Des pensers où nous nous plaisons,

               Dieu seul était la pure idée,

Nous aurions moins de trouble et serions plus puissants

À calmer dans notre âme, ici-bas obsédée,

La révolte secrète où l’invitent nos sens.

 

               Mais souvent, quand Dieu nous appelle,

               En vain son joug nous semble doux ;

               Quelque charme au dedans de nous

               Fait naître un mouvement rebelle ;

               Souvent quelque attrait du dehors

               Résiste aux amoureux efforts

               De la grâce en nous épandue,

Et nous fait, malgré nous, tellement balancer,

Qu’entre nos sens et Dieu notre âme suspendue

Perd le temps d’y répondre, et ne peut avancer.

 

               Plusieurs de sorte se déçoivent

               En l’examen de ce qu’ils sont,

               Qu’ils se cherchent en ce qu’ils font,

               Sans même qu’ils s’en aperçoivent :

               Ils semblent en tranquillité,

               Tant que ce qu’ils ont projeté

               Succède comme ils l’imaginent ;

Mais si l’événement remplit mal leurs souhaits,

Ils s’émeuvent soudain, soudain ils se chagrinent,

Et ne gardent plus rien de leur première paix.

 

               Ainsi, par des avis contraires,

               L’amour de nos opinions

               Enfante les divisions

               Entre les amis et les frères ;

               Ainsi les plus religieux

               Par ce zèle contagieux

               Se laissent quelquefois séduire ;

Ainsi tout vieil usage est fâcheux à quitter ;

Ainsi personne n’aime à se laisser conduire

Plus avant que ses yeux ne sauraient se porter.

 

               Que si ta raison s’autorise

               À plus appuyer ton esprit

               Que la vertu que Jésus-Christ

               Demande à ses ordres soumise,

               Tu sentiras fort rarement

               Éclairer ton entendement,

               Et par des lumières tardives :

Dieu veut un cœur entier qui n’ait point d’autre appui,

Et que d’un saint amour les flammes toujours vives

Par-dessus la raison s’élèvent jusqu’à lui.

 

 

 

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CHAPITRE XV

 

 

Des œuvres faites par la charité.

 

 

 

Le mal n’a point d’excuse ; il n’est espoir, surprise,

Intérêt, amitié, faveur, crainte, malheurs,

              Dont le pouvoir nous autorise

À rien faire ou penser qui porte ses couleurs.

 

Non, il n’en faut souffrir l’effet ni la pensée ;

Mais quand on voit qu’un autre a besoin de secours,

              D’une bonne œuvre commencée

On peut, pour le servir, interrompre le cours.

 

Une bonne action a toujours grand mérite,

Mais pour une meilleure il nous la faut quitter :

              C’est sans la perdre qu’on la quitte,

Et cet échange heureux nous fait plus mériter.

 

La plus haute pourtant n’attire aucune grâce,

Si par la charité son effet n’est produit ;

              Mais la plus faible et la plus basse,

Partant de cette source, est toujours de grand fruit.

 

Ce grand juge des cœurs perce d’un œil sévère

Les plus secrets motifs de nos intentions,

              Et sa justice considère

Ce qui nous fait agir, plus que nos actions.

 

Celui-là fait beaucoup en qui l’amour est forte,

Celui-là fait beaucoup qui fait bien ce qu’il fait,

              Celui-là fait bien qui se porte

Plus au bien du commun qu’à son propre souhait.

 

Mais souvent on s’y trompe ; et ce qu’on pense n’être

Qu’un véritable effet de pure charité,

              Aux yeux qui savent tout connaître,

Porte un mélange impur de sensualité.

 

De notre volonté la pente naturelle,

L’espoir de récompense, ou d’accommodement,

              Ou quelque affection charnelle,

Souvent tient même route, et le souille aisément.

 

L’homme vraiment rempli de charité parfaite

Avecque son désir sait comme il faut marcher :

              En l’embrassant il le rejette,

Et va de son côté sans jamais le chercher.

 

Il le fuit comme sien, et fait ce qu’il demande

Quand la gloire de Dieu par là se fait mieux voir ;

              Et voulant ce que Dieu commande,

Il n’obéit qu’à Dieu quand il suit ce vouloir.

 

À personne jamais il ne porte d’envie,

Parce que sur la terre il ne recherche rien,

              Et que son âme, en Dieu ravie,

Ne fait point d’autres vœux, ne veut point d’autre bien.

 

D’aucun bien à personne il ne donne la gloire,

Pour mieux tout rapporter à cet être divin,

              Et ne perd jamais la mémoire

Qu’il est de tous les biens le principe et la fin ;

 

Que c’est par le secours de sa toute-puissance

Que nous pouvons former un vertueux propos,

              Et que c’est par sa jouissance

Que les saints dans le ciel goûtent un plein repos.

 

Oh ! Qui pourrait avoir une seule étincelle

De cette véritable et pure charité,

              Que bientôt sa clarté fidèle

Lui ferait voir qu’ici tout n’est que vanité !

 

 

 

_______

 

 

 

CHAPITRE XVI

 

 

Comme il faut supporter d’autrui.

 

 

 

Porte avec patience en tout autre, en toi-même,

             Ce que tu n’y peux corriger,

Jusqu’à ce que de Dieu la puissance suprême

En ordonne autrement, et daigne le changer.

 

Pour éprouver ta force il est meilleur Peut-être

             Qu’il laisse durer cette croix :

Ton mérite par là se fera mieux connaître ;

Et s’il n’est à l’épreuve, il n’est pas de grand poids.

 

Tu dois pourtant au ciel élever ta prière

             Contre un si long empêchement,

Afin que sa bonté t’en fasse grâce entière,

Ou t’aide à le souffrir un peu plus doucement.

 

Quand par tes bons avis une âme assez instruite

             Continue à leur résister,

Entre les mains de Dieu remets-en la conduite,

Et ne t’obstine point à la persécuter.

 

Sa sainte volonté souvent veut être faite

             Par un autre ordre que le tien :

Il sait trouver sa gloire en tout ce qu’il projette ;

Il sait, quand il lui plaît, tourner le mal en bien.

 

Souffre sans murmurer tous les défauts des autres,

             Pour grands qu’ils se puissent offrir ;

Et songe qu’en effet nous avons tous les nôtres,

Dont ils ont à leur tour encor plus à souffrir.

 

Si ta fragilité met toujours quelque obstacle

             En toi-même à tes propres vœux,

Comment peux-tu d’un autre exiger ce miracle

Qu’il n’agisse partout qu’ainsi que tu le veux ?

 

N’est-ce pas le traiter avec haute injustice

             De vouloir qu’il soit tout parfait,

Et de ne vouloir pas te corriger d’un vice,

Afin que ton exemple aide à ce grand effet ?

 

Nous voulons que chacun soit sous la discipline,

             Qu’il souffre la correction,

Et nous ne voulons point qu’aucun nous examine,

Qu’aucun censure en nous une imperfection.

 

Nous blâmons en autrui ce qu’il prend de licence,

             Ce qu’il se permet de plaisirs,

Et nous nous offensons s’il n’a la complaisance

De ne refuser rien à nos bouillants désirs.

 

Nous voulons des statuts dont la dure contrainte

             L’attache avec sévérité,

Et nous ne voulons point qu’il porte aucune atteinte

À l’empire absolu de notre volonté.

 

Où te caches-tu donc, charité toujours vive,

             Qui dois faire tout notre emploi ?

Et si l’on vit ainsi, quand est-ce qu’il arrive

Qu’on ait pour le prochain même amour que pour soi ?

 

Si tous étaient parfaits, on n’aurait rien au monde

             À souffrir pour l’amour de Dieu,

Et cette patience en vertus si féconde

Jamais à s’exercer ne trouverait de lieu.

 

La sagesse divine autrement en ordonne ;

             Rien n’est ni tout bon ni tout beau ;

Et Dieu nous forme ainsi pour n’exempter personne

De porter l’un de l’autre à son tour le fardeau.

 

Aucun n’est sans défaut, aucun n’est sans faiblesse,

             Aucun n’est sans besoin d’appui,

Aucun n’est sage assez de sa propre sagesse,

Aucun n’est assez fort pour se passer d’autrui.

 

Il faut donc s’entr’aimer, il faut donc s’entr’instruire,

             Il faut donc s’entre-secourir,

Il faut s’entre-prêter des yeux à se conduire,

Il faut s’entre-donner une aide à se guérir.

 

Plus les revers sont grands, plus la preuve est facile

             À quel point un homme est parfait ;

Et leurs plus rudes coups ne le font pas fragile,

Mais ils donnent à voir ce qu’il est en effet.

 

 

 

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CHAPITRE XVII

 

 

De la vie monastique.

 

 

 

Rends-toi des plus savants en l’art de te contraindre,

En ce rare et grand art de rompre tes souhaits,

Si tu veux avec tous une solide paix,

Si tu veux leur ôter tout sujet de se plaindre.

Vivre en communauté sans querelle et sans bruit,

Porter jusqu’au trépas un cœur vraiment réduit,

              C’est se rendre digne d’envie.

Heureux trois fois celui qui se fait un tel sort !

Heureux trois fois celui qu’une si douce vie

              Conduit vers une heureuse mort !

 

Si tu veux mériter, si tu veux croître en grâce,

Ne t’estime ici-bas qu’un passant, qu’un banni ;

Parois fou pour ton Dieu, prends ce zèle infini

Qui court après l’opprobre et jamais ne s’en lasse.

La tonsure et l’habit sont bien quelques dehors,

Mais ne présume pas que les gênes du corps

              Fassent l’âme religieuse :

C’est au détachement de tes affections

Qu’au milieu d’une vie âpre et laborieuse

              En consistent les fonctions.

 

Cherche Dieu, cherche en lui le salut de ton âme,

Sans chercher rien de plus dessous cette couleur :

Tu ne rencontreras qu’amertume et douleur,

Si jamais dans ton cloître autre désir t’enflamme.

Tâche d’être le moindre et le sujet de tous,

Ou ce repos d’esprit qui te semble si doux

              Ne sera guère en ta puissance.

Veux-tu le retenir ? Souviens-toi fortement

Que tu n’es venu là que pour l’obéissance,

              Et non pour le commandement.

 

Le cloître n’est pas fait pour une vie oisive,

Ni pour passer les jours en conversation,

Mais pour une éternelle et pénible action,

Pour voir les sens domptés, la volonté captive.

C’est là qu’un long travail n’est jamais achevé,

C’est là que pleinement le juste est éprouvé,

              De même que l’or dans la flamme ;

Et c’est là que sans trouble on ne peut demeurer,

Si cette humilité qui doit régner sur l’âme

              N’y fait pour Dieu tout endurer.

 

 

 

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CHAPITRE XVIII

 

 

Des exemples des saints pères.

 

 

 

Tu vois en tous les saints de merveilleux exemples :

               C’est la pure religion,

               C’est l’entière perfection

               Qu’en ces grands miroirs tu contemples.

               Vois les sentiers qu’ils ont battus,

               Vois la pratique des vertus

Aussi brillante en eux que par toi mal suivie :

               Que fais-tu pour leur ressembler ?

Et quand à leurs travaux tu compares ta vie,

Peux-tu ne point rougir, peux-tu ne point trembler ?

 

La faim, la soif, le froid, les oraisons, les veilles,

               Les fatigues, la nudité,

               Dans le sein de l’austérité

               Ont produit toutes leurs merveilles :

               Les saintes méditations,

               Les longues persécutions,

Les jeûnes et l’opprobre ont été leurs délices,

               Et de Dieu seul fortifiés,

Comme ils fuyaient la gloire et cherchaient les supplices,

Les supplices enfin les ont glorifiés.

 

Regarde les martyrs, les vierges, les apôtres,

               Et tous ceux de qui la ferveur

               Sur les sacrés pas du sauveur

               A frayé des chemins aux nôtres :

               Combien ont-ils porté de croix,

               Et combien sont-ils morts de fois,

Au milieu d’une vie en souffrances féconde,

               Jusqu’à ce que leur fermeté,

À force de haïr leurs âmes en ce monde,

Ait su les posséder dedans l’éternité ?

 

Ouvrez, affreux déserts, vos retraites sauvages,

               Et des pères que vous cachez,

               Dans vos cavernes retranchés,

               Laissez-nous tirer les images ;

               Montrez-nous les tentations,

               Montrez-nous les vexations

Qu’à toute heure chez vous du diable ils ont souffertes ;

               Montrez par quels ardents soupirs

Les prières qu’à Dieu sans cesse ils ont offertes

Ont porté dans le ciel leurs amoureux désirs.

 

Jusques où n’ont été leurs saintes abstinences ?

               Jusques où n’ont-ils su pousser

               Le zèle de voir avancer

               Les fruits de tant de pénitences ?

               Qu’ils ont fait de rudes combats

               Pour achever de mettre à bas

Cet indigne pouvoir dont s’emparent les vices !

               Qu’ils se sont tenus de rigueur !

Que d’intention pure en tous leurs exercices,

Pour rendre un dieu vivant le maître de leur cœur !

 

Tout le jour en travail, et la nuit en prière,

               Souvent ils mêlaient tous les deux

               Et leur cœur poussait mille vœux

               Parmi la sueur journalière.

               Toute action, tout temps, tout lieu,

               Était propre à penser à Dieu ;

Toute heure était trop courte à cette sainte idée,

               Et le doux charme des transports

Dont leur âme en ces lieux se trouvait possédée,

Suspendait tous les soins qu’elle devait au corps.

 

Par une pleine horreur des vanités humaines,

               Ils rejetaient et biens et rang,

               Et les amitiés ni le sang

               N’avaient pour eux aucunes chaînes :

               Ennemis du monde et des siens,

               Ils en brisaient tous les liens,

De peur de retomber sous son funeste empire ;

               Et leur digne sévérité

Dans les besoins du corps rencontrait un martyre,

Quand ils abaissaient l’âme à leur nécessité.

 

Pauvres et dénués des secours de la terre,

               Mais riches en grâce et vertu,

               Ils ont sous leurs pieds abattu

               Tout ce qui leur faisait la guerre.

               Ces inépuisables trésors

               De l’indigence du dehors

Réparaient au dedans les aimables misères ;

               Et Dieu, pour les en consoler,

Versait à pleines mains sur des âmes si chères

Ces biens surnaturels qu’on ne saurait voler.

 

L’éloignement, la haine, et le rebut du monde,

               Les approchaient du tout-puissant,

               De qui l’amour reconnaissant

               Couronnait leur vertu profonde.

               Ils n’avaient pour eux que mépris ;

               Mais ils étaient d’un autre prix

Aux yeux de ce grand roi qui fait les diadèmes ;

               Et cet heureux abaissement

Sur ces mêmes degrés d’un saint mépris d’eux-mêmes

Élevait pour leur gloire un trône au firmament.

 

Sous les lois d’une prompte et simple obédience,

               Leur véritable humilité

               Unissait à la charité

               Les forces de la patience.

               Ce parfait et divin amour

               Les élevait de jour en jour

À ces progrès d’esprit où la vertu s’excite ;

               Et ces progrès continuels,

Faisant croître la grâce où croissait le mérite,

Les accablaient enfin de biens spirituels.

 

Voilà, religieux, des exemples à suivre ;

               Voilà quelles instructions

               Laissent toutes leurs actions

               À qui veut apprendre à bien vivre :

               La sainte ardeur qu’ils ont fait voir

               Montre quel est votre devoir

À chercher de vos maux les assurés remèdes,

               Et vous y doit plus attacher

Que ce que vous voyez d’imparfaits et de tièdes

Ne doit servir d’excuse à vous en relâcher.

 

Oh ! Que d’abord le cloître enfanta de lumières !

               Qu’on vit éclater d’ornements

               Aux illustres commencements

               Des observances régulières !

               Que de pure dévotion !

               Que de sainte émulation !

Que de pleine vigueur soutint la discipline !

               Que de respect intérieur !

Que de conformité de mœurs et de doctrine !

Que d’union d’esprits sous un supérieur !

 

Encor même à présent ces traces délaissées

               Font voir combien étaient parfaits

               Ceux qui par de si grands effets

               Domptaient le monde et ses pensées ;

               Mais notre siècle est bien loin d’eux ;

               Qui vit sans crime est vertueux ;

Qui ne rompt point sa règle est un grand personnage,

               Et croit s’être bien acquitté

Lorsque avec patience il porte l’esclavage

Où sa robe et ses vœux le tiennent arrêté.

 

À peine notre cœur forme une bonne envie,

               Qu’aussitôt nous la dépouillons ;

               La langueur dont nous travaillons

               Nous lasse même de la vie.

               C’est peu de laisser assoupir

               La ferveur du plus saint désir,

Par notre lâcheté nous la laissons éteindre,

               Nous qui voyons à tout moment

Tant d’exemples dévots où nous pouvons atteindre,

Et qui nous convaincront au jour du jugement.

 

 

 

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CHAPITRE XIX

 

 

Des exercices du bon religieux.

 

 

 

Toi qui dedans un cloître as renfermé ta vie,

De toutes les vertus tâche de l’enrichir :

C’est sous ce digne effort que tu dois y blanchir ;

Ta règle te l’apprend, ton habit t’en convie.

Fais par un saint amas de ces vivants trésors

Que le dedans réponde à l’éclat du dehors,

Que tu sois devant Dieu tel que devant les hommes ;

Et de l’intérieur prends d’autant plus de soin,

Que Dieu sans se tromper connaît ce que nous sommes,

Et que du fond du cœur il se fait le témoin.

 

Nos respects en tous lieux lui doivent des louanges,

En tous lieux il nous voit, il nous juge en tous lieux ;

Et comme nous marchons partout devant ses yeux,

Partout il faut porter la pureté des anges.

Chaque jour recommence à lui donner ton cœur,

Renouvelle tes vœux, rallume ta ferveur,

Et t’obstine à lui dire, en demandant sa grâce :

« Secourez-moi, Seigneur, et servez de soutien

Aux bons commencements que sous vos lois j’embrasse ;

Car jusques à présent ce que j’ai fait n’est rien. »

 

Dans le chemin du ciel l’âme du juste avance,

Autant que ce propos augmente en fermeté ;

Son progrès, qui dépend de l’assiduité,

Veut pour beaucoup de fruit beaucoup de diligence.

Que si le plus constant et le mieux affermi

Se relâche souvent, souvent tombe à demi,

Et n’est jamais si fort qu’il soit inébranlable,

Que sera-ce de ceux dont le cœur languissant,

Ou rarement en soi forme un projet semblable,

Ou le laisse flotter et s’éteindre en naissant ?

 

C’est un chemin qui monte entre des précipices :

Il n’est rien plus aisé que de l’abandonner ;

Et souvent c’est assez pour nous en détourner

Que le relâchement des moindres exercices.

Le bon propos du juste a plus de fondement

En la grâce de Dieu qu’au propre sentiment.

Quelque dessein qu’il fasse, en elle il se repose :

À moins d’un tel secours nous travaillons en vain ;

Quoi que nous proposions, c’est Dieu seul qui dispose,

Et pour trouver sa voie, homme, il te faut sa main.

 

Laisse là quelquefois l’exercice ordinaire

Pour faire une action pleine de piété ;

Tu pourras y rentrer avec facilité

Si tu n’en es sorti que pour servir ton frère ;

Mais si par nonchalance, ou par un lâche ennui

De prendre encor demain le même qu’aujourd’hui,

Ton âme appesantie une fois s’en détache,

Cet exercice alors négligé sans sujet

Imprimera sur elle une honteuse tache,

Et lui fera sentir le mal qu’elle s’est fait.

 

Quelque effort qu’ici-bas l’homme fasse à bien vivre,

Il est souvent trahi par sa fragilité ;

Et le meilleur remède à son infirmité,

C’est de choisir toujours un but certain à suivre.

Qu’il regarde surtout quel est l’empêchement

Qui met le plus d’obstacle à son avancement,

Et que tout son pouvoir s’attache à l’en défaire ;

Qu’il donne ordre au dedans, qu’il donne ordre au dehors ;

À cet heureux progrès l’un et l’autre confère,

Et l’âme a plus de force ayant l’aide du corps.

 

Si ta retraite en toi ne peut être assidue,

Recueille-toi du moins une fois chaque jour,

Soit lorsque le soleil recommence son tour,

Soit lorsque sous les eaux sa lumière est fondue.

Propose le matin et règle tes projets,

Examine le soir quels en sont les effets ;

Revois tes actions, tes discours, tes pensées :

Peut-être y verras-tu, malgré ton bon dessein,

À chaque occasion mille offenses glissées

Contre le grand monarque, ou contre le prochain.

 

Montre-toi vraiment homme à l’attaque funeste

Que l’ange ténébreux te porte à tout moment ;

Dompte la gourmandise, et plus facilement

Des sentiments charnels tu dompteras le reste.

Dedans l’oisiveté jamais enseveli,

Toujours confère, prie, écris, médite, li,

Ou fais pour le commun quelque chose d’utile :

L’exercice du corps a quelques fruits bien doux ;

Mais sans discrétion c’est un travail stérile,

Et même il n’est pas propre également à tous.

 

Ces emplois singuliers qu’on se choisit soi-même

Doivent fuir avec soin de paraître au dehors ;

L’étalage les perd, et ce sont des trésors

Dont la possession veut un secret extrême.

Surtout n’aime jamais ces choix de ton esprit

Jusqu’à les préférer à ce qui t’est prescrit ;

Tout le surabondant doit place au nécessaire.

Remplis tous tes devoirs avec fidélité ;

Puis, s’il reste du temps pour l’emploi volontaire,

Applique tout ce reste où ton zèle est porté.

 

Tout esprit n’est pas propre aux mêmes exercices :

L’un est meilleur pour l’un, l’autre à l’autre sert mieux ;

Et la diversité, soit des temps, soit des lieux,

Demande à notre ardeur de différents offices :

L’un est bon à la fête, et l’autre aux simples jours ;

De la tentation l’un peut rompre le cours,

À la tranquillité l’autre est plus convenable ;

L’homme n’a pas sur soi toujours même pouvoir :

Autres sont les pensers que la tristesse accable,

Autres ceux que la joie en Dieu fait concevoir.

 

À chaque grande fête augmente et renouvelle

Et ce bon exercice et ta prière aux saints ;

Et tiens en l’attendant ton âme entre tes mains,

Comme prête à passer à la fête éternelle.

En ces jours consacrés à la dévotion,

Il faut mieux épurer l’œuvre et l’intention,

Suivre une plus étroite et plus ferme observance,

Nous recueillir sans cesse, et nous imaginer

Que de tous nos travaux la pleine récompense

Doit par les mains de Dieu bientôt nous couronner.

 

Souvent il la recule, et lors il nous faut croire

Que nous n’y sommes pas dignement préparés,

Et que ces doux moments ne nous sont différés

Qu’afin que nous puissions mériter plus de gloire.

Il nous en comblera dans le temps ordonné :

Préparons-nous donc mieux à ce jour fortuné.

« Heureux le serviteur, dit la Vérité même,

Que trouvera son maître en état de veiller !

Il lui partagera son propre diadème,

Et de toute sa gloire il le fera briller. »

 

 

 

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CHAPITRE XX

 

 

De l’amour de la solitude et du silence.

 

 

 

Choisis une heure propre à rentrer en toi-même,

À penser aux bienfaits de la bonté suprême,

Sans t’embrouiller l’esprit de rien de curieux ;

               Et ne t’engage en la lecture

               Que de quelque matière pure

Qui touche autant le cœur qu’elle occupe les yeux.

 

Si tu peux retrancher la perte des paroles,

La superfluité des visites frivoles,

La vaine attention aux nouveautés des bruits,

               Ton âme aura du temps de reste

               Pour suivre cet emploi céleste,

Et pour en recueillir les véritables fruits.

 

Ainsi des plus grands saints la sagesse profonde

Pour ne vivre qu’à Dieu fuyait les yeux du monde,

Et n’en souffrait jamais l’entretien qu’à regret ;

               Ainsi plus la vie est parfaite,

               Plus elle aime cette retraite ;

Et qui veut trouver Dieu doit chercher le secret.

 

Un païen nous l’apprend, tous chrétiens que nous sommes :

« Je n’ai jamais, dit-il, été parmi les hommes

Que je n’en sois sorti moins homme et plus brutal » ;

               Et notre propre conscience

               Ne fait que trop d’expérience,

Combien à son repos leur commerce est fatal.

 

Se taire entièrement est beaucoup plus facile

Que de se préserver du mélange inutile

Qui dans tous nos discours aussitôt s’introduit ;

               Et c’est chose bien moins pénible

               D’être chez soi comme invisible,

Que de se bien garder alors qu’on se produit.

 

Quiconque aspire donc aux douceurs immortelles

Qu’un bon intérieur fait goûter aux fidèles,

Et veut prendre un bon guide afin d’y parvenir,

               Qu’avec Jésus-Christ il se coule

               Loin du tumulte et de la foule,

Et souvent seul à seul tâche à l’entretenir.

 

Personne en sûreté ne saurait se produire,

Ni parler sans se mettre au hasard de se nuire,

Ni prendre sans péril les ordres à donner,

               Que ceux qui volontiers se cachent,

               Sans peine au silence s’attachent,

Et sans aversion se laissent gouverner.

 

Non, aucun ne gouverne avec pleine assurance,

Que ceux qu’y laisse instruits la pleine obéissance :

Qui sait mal obéir ne commande pas bien.

               Aucun n’a de joie assurée

               Que ceux en qui l’âme épurée

Rend un bon témoignage et ne reproche rien.

 

Celui que donne aux saints leur bonne conscience

Ne va pourtant jamais sans soin, sans défiance,

Dont la crainte de Dieu fait la sincérité ;

               Et la grâce en eux épandue

               Ne rend pas de moindre étendue

Ni ces justes soucis, ni leur humilité.

 

Mais la présomption, l’orgueil d’une âme ingrate,

Fait cette sûreté dont le méchant se flatte,

Et le trompe à la fin, l’ayant mal éclairé.

               Quoique tu sois grand cénobite,

               Quoique tu sois parfait ermite,

Jamais, tant que tu vis, ne te tiens assuré.

 

Souvent ceux que tu vois par leur vertu sublime

Mériter notre amour, emporter notre estime,

Tout parfaits qu’on les croit, sont le plus en danger ;

               Et l’excessive confiance

               Qu’elle jette en leur conscience

Souvent les autorise à se trop négliger.

 

Souvent il est meilleur que quelque assaut nous presse,

Et que nous faisant voir quelle est notre faiblesse,

Il réveille par là nos plus puissants efforts,

               De crainte que l’âme tranquille

               Ne s’enfle d’un orgueil facile

À glisser de ce calme aux douceurs du dehors.

 

Ô plaisirs passagers, si jamais nos pensées

De vos illusions n’étaient embarrassées,

Si nous pouvions bien rompre avec le monde et vous,

               Que par cette sainte rupture

               L’âme se verrait libre et pure,

Et se conserverait un repos long et doux !

 

Il serait, il serait d’éternelle durée,

Si tant de vains soucis dont elle est déchirée

Par votre long exil se trouvaient retranchés,

               Et si nos désirs solitaires

               Bornés à des vœux salutaires,

Étaient par notre espoir à Dieu seul attachés.

 

Aucun n’est digne ici de ces grâces divines,

Qui parmi tant de maux et parmi tant d’épines,

Versent du haut du ciel la consolation,

               Si son exacte vigilance

               Ne s’exerce avec diligence

Dans les saintes douleurs de la componction.

 

Veux-tu jusqu’en ton cœur la sentir vive et forte ?

Rentre dans ta cellule, et fermes-en la porte

Aux tumultes du monde, à sa vaine rumeur :

               N’en écoute point l’imposture,

               Et comme ordonne l’écriture,

Repasse au cabinet les secrets de ton cœur.

 

Ce que tu perds dehors s’y retrouve à toute heure ;

Mais il faut sans relâche en aimer la demeure :

Elle n’a rien de doux sans l’assiduité ;

               Et depuis qu’elle est mal gardée,

               Ce n’est plus qu’une triste idée,

Qui n’enfante qu’ennuis et qu’importunité.

 

Elle sera ta joie et ta meilleure amie,

Si ta conversion, dans son calme affermie,

Dès le commencement la garde sans regret :

               C’est dans ce calme et le silence

               Que l’âme dévote s’avance,

Et que de l’écriture elle apprend le secret.

 

Pour se fortifier elle y trouve des armes,

Pour se purifier elle y trouve des larmes,

Par qui tous ses défauts sont lavés chaque nuit ;

               Elle s’y rend par la prière

               À Dieu d’autant plus familière,

Qu’elle en bannit du siècle et l’amour et le bruit.

 

Qui se détache donc pour cette solitude

De toutes amitiés et de toute habitude,

Plus il rompt les liens du sang et de la chair,

               Plus de Dieu la bonté suprême,

               Par ses anges et par lui-même,

Pour le combler de biens daigne s’en approcher.

 

Cache-toi, s’il le faut, pour briser ces obstacles :

L’obscurité vaut mieux que l’éclat des miracles,

S’ils étouffent les soins qu’on doit avoir de soi ;

               Et le don de faire un prodige,

               Dans une âme qui se néglige,

D’un précieux trésor fait un mauvais emploi.

 

Le vrai religieux rarement sort du cloître,

Vit sans ambition de se faire connaître,

Ne veut point être vu, ne veut point regarder,

               Et croit que celui-là se tue

               Qui cherche à se blesser la vue

De ce que, sans se perdre, il ne peut posséder.

 

Le monde et ses plaisirs s’écoulent et nous gênent,

Et quand à divaguer nos désirs nous entraînent,

Ce temps qu’on aime à perdre est aussitôt passé ;

               Et pour fruit de cette sortie

               On n’a qu’une âme appesantie,

Et des désirs flottants dans un cœur dispersé.

 

Ainsi celle qu’on fait avec le plus de joie

Souvent avec douleur au cloître nous renvoie :

Les délices du soir font un triste matin ;

               Ainsi la douceur sensuelle

               Nous cache sa pointe mortelle,

Qui nous flatte à l’entrée et nous tue à la fin.

 

Ne vois-tu pas ici le feu, l’air, l’eau, la terre,

Leur éternelle amour, leur éternelle guerre ?

N’y vois-tu pas le ciel à tes yeux exposé ?

               Qu’est-ce qu’ailleurs tu te proposes ?

               N’est-ce pas bien voir toutes choses

Que voir les éléments dont tout est composé ?

 

Que peux-tu voir ailleurs qui soit longtemps durable ?

Crois-tu rassasier ton cœur insatiable

En promenant partout tes yeux avidement ?

               Et quand d’une seule ouverture

               Ils verraient toute la nature,

Que serait-ce pour toi qu’un vain amusement ?

 

Lève les yeux au ciel, et par d’humbles prières

Tire des mains de Dieu ces faveurs singulières

Qui purgent tes péchés et tes dérèglements :

               Laisse les vanités mondaines

               En abandon aux âmes vaines,

Et ne porte ton cœur qu’à ses commandements.

 

Ferme encore une fois, ferme sur toi ta porte,

Et d’une voix d’amour languissante, mais forte,

Appelle cet objet de tes plus doux souhaits :

               Entretiens-le dans ta cellule

               De la vive ardeur qui te brûle,

Et ne crois point ailleurs trouver la même paix.

 

Tâche à n’en point sortir qu’il ne soit nécessaire ;

N’écoute, si tu peux, aucun bruit populaire,

Ton calme en deviendra plus durable et meilleur :

               Sitôt que tes sens infidèles

               Ouvrent ton oreille aux nouvelles,

Ils font entrer par là le trouble dans ton cœur.

 

 

 

_______

 

 

 

CHAPITRE XXI

 

 

De la componction du cœur.

 

 

 

Si tu veux avancer au chemin de la grâce,

Dans la crainte de Dieu soutiens tes volontés ;

Ne sois jamais trop libre, et rends-toi tout de glace

Pour tout ce que les sens t’offrent de voluptés :

Dompte sous une exacte et forte discipline

              Ces inséparables flatteurs

Que l’amour de toi-même à te séduire obstine,

                     Et dans eux n’examine

Que la grandeur des maux dont ils sont les auteurs.

 

Ainsi fermant la porte à la joie indiscrète

Sous qui leur faux appas sème un poison caché,

Tu la tiendras ouverte à la douleur secrète

Qu’un profond repentir fait naître du péché :

Cette sainte douleur dans l’âme recueillie

              Produit mille sortes de biens,

Que son relâchement vers l’aveugle folie

                     Des plaisirs de la vie

A bientôt dissipés en de vains entretiens.

 

Chose étrange que l’homme accessible à la joie,

Au milieu des malheurs dont il est enfermé,

Quelque exilé qu’il soit, quelques périls qu’il voie,

Par de fausses douceurs aime à se voir charmé !

Ah ! S’il peut consentir qu’une telle allégresse

              Tienne ses sens épanouis,

Il n’en voit pas la suite, et sa propre faiblesse,

                     Qu’il reçoit pour maîtresse,

Dérobe sa misère à ses yeux éblouis.

 

Oui, sa légèreté que tout désir enflamme,

Et le peu de souci qu’il prend de ses défauts,

L’ayant rendu stupide aux intérêts de l’âme,

Ne lui permettent pas d’en ressentir les maux :

Ainsi, pour grands qu’ils soient, jamais il n’en soupire,

              Faute de les considérer ;

Plus il en est blessé, plus lui-même il s’admire,

                     Et souvent ose rire

Lorsque de tous côtés il a de quoi pleurer.

 

Homme, apprends qu’il n’est point ni de liberté vraie,

Ni de plaisir parfait qu’en la crainte de Dieu,

Et que la conscience et sans tache et sans plaie

À de pareils trésors seule peut donner lieu.

Toute autre liberté n’est qu’un long esclavage

              Qui cache ou qui dore ses fers ;

Et tout autre plaisir ne laisse en ton courage

                     Qu’un prompt dégoût pour gage

Du tourment immortel qui l’attend aux enfers.

 

Heureux qui peut bannir de toutes ses pensées

Les vains amusements de la distraction !

Heureux qui peut tenir ses forces ramassées

Dans le recueillement de la componction !

Mais plus heureux encor celui qui se dépouille

              De tout indigne et lâche emploi,

Qui pour ne rien souffrir qui lui pèse ou le souille,

                     Fuit ce qui le chatouille,

Et pour mieux servir Dieu se rend maître de soi !

 

Combats donc fortement contre l’inquiétude

Où te jettent du monde et l’amour et le bruit :

L’habitude se vainc par une autre habitude,

Et les hommes jamais ne cherchent qui les fuit.

Néglige leur commerce, et romps l’intelligence

              Qui te lie encore avec eux,

Et bientôt à leur tour, te rendant par vengeance

                     La même négligence,

Ils t’abandonneront à tout ce que tu veux.

 

N’attire point sur toi les affaires des autres,

Ne t’embarrasse point des intérêts des grands :

Notre propre besoin nous charge assez des nôtres ;

Tu te dois le premier les soins que tu leur rends.

Tiens sur toi l’œil ouvert, et toi-même t’éclaire

              Avant qu’éclairer tes amis ;

Et quand tu peux donner un conseil salutaire

                     Qui les porte à bien faire,

Donne-t’en le plus ample et le plus prompt avis.

 

Pour te voir éloigné de la faveur des hommes,

Ne crois point avoir lieu de justes déplaisirs :

Elle ne produit rien, en l’exil où nous sommes,

Qu’un espoir décevant et de vagues désirs.

Ce qui doit t’attrister, ce dont tu dois te plaindre,

              C’est de ne te régler pas mieux,

C’est de sentir ton feu s’amortir et s’éteindre

                     Avant qu’il puisse atteindre

Où doit aller celui d’un vrai religieux.

 

Souvent il est plus sûr, tant que l’homme respire,

Qu’il sente peu de joie en son cœur s’épancher,

Surtout de ces douceurs que le dehors inspire,

Et qui naissent en lui du sang et de la chair.

Que si Dieu rarement sur notre longue peine

              Répand sa consolation,

La faute en est à nous, dont la prudence vaine

                     Cherche un peu trop l’humaine,

Et ne s’attache point à la componction.

 

Reconnais-toi, mortel, indigne des tendresses

Que départ aux élus la divine bonté ;

Et des afflictions regarde les rudesses

Comme des traitements dus à ta lâcheté.

L’homme vraiment atteint de la douleur profonde

              Qu’enfante un plein recueillement,

Ne trouve qu’amertume aux voluptés du monde,

                     Et voit qu’il ne les fonde

Que sur de longs périls que déguise un moment.

 

Le moyen donc qu’il puisse y trouver quelques charmes,

Soit qu’il se considère, ou qu’il regarde autrui,

S’il n’y peut voir partout que des sujets de larmes,

N’y voyant que des croix pour tout autre et pour lui ?

Plus il le sait connaître, et plus la vie entière

              Lui semble un amas de malheurs ;

Et plus du haut du ciel il reçoit de lumière,

                     Plus il voit de matière

Dessus toute la terre à de justes douleurs.

 

Sacrés ressentiments, réflexions perçantes,

Qui dans un cœur navré versez d’heureux regrets,

Que vous trouvez souvent d’occasions pressantes

Parmi tant de péchés et publics et secrets !

Mais, hélas ! Ces tyrans de l’âme criminelle

              L’enchaînent si bien en ces lieux,

Qu’il est bien malaisé que vous arrachiez d’elle

                     Quelque soupir fidèle

Qui la puisse élever un moment vers les cieux.

 

Pense plus à la mort, que tu vois assurée,

Qu’à la vaine longueur de tes jours incertains,

Et tu ressentiras dans ton âme épurée

Une ferveur plus forte et des désirs plus saints.

Si ton cœur chaque jour mettait dans la balance

              Ou le purgatoire ou l’enfer,

Il n’est point de travail, il n’est point de souffrance

                     Où soudain ta constance

Ne portât sans effroi l’ardeur d’en triompher.

 

Mais nous n’en concevons qu’une légère image,

Dont les traits impuissants ne vont point jusqu’au cœur ;

Nous aimons ce qui flatte, et consumons notre âge

Dans l’assoupissement d’une froide langueur :

Aussi le corps se plaint, le corps gémit sans cesse,

              Accablé sous les moindres croix,

Parce que de l’esprit la honteuse mollesse

                     N’agit qu’avec faiblesse,

Et refuse son aide à soutenir leur poids.

 

Demande donc à Dieu pour faveur singulière

L’esprit fortifiant de la componction ;

Avec le roi prophète élève ta prière,

Et dis à son exemple avec soumission :

« Nourrissez-moi de pleurs, Seigneur, pour témoignage

               « Que vous me voulez consoler ;

« Détrempez-en mon pain, mêlez-en mon breuvage,

                      « Et de tout mon visage

« Jour et nuit à grands flots faites-les distiller. »

 

 

 

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CHAPITRE XXII

 

 

Des considérations de la misère humaine.

 

 

 

Mortel, ouvre les yeux, et vois que la misère

              Te cherche et te suit en tout lieu,

Et que toute la vie est une source amère

              À moins qu’elle tourne vers Dieu.

 

Rien ne te doit troubler, rien ne te doit surprendre,

              Quand l’effet manque à tes désirs,

Puisque ton sort est tel que tu n’en dois attendre

              Que des sujets de déplaisirs.

 

N’espère pas qu’ici jamais il se ravale

              À répondre à tous tes souhaits :

Pour toi, pour moi, pour tous, la règle est générale

              Et ne se relâche jamais.

 

Il n’est emploi ni rang dont la grandeur se pare

              De cette inévitable loi,

Et ceux qu’on voit porter le sceptre ou la tiare

              N’en sont pas plus exempts que toi.

 

L’angoisse entre partout, et si quelqu’un sur terre

              Porte mieux ce commun ennui,

C’est celui qui pour Dieu sait se faire la guerre,

              Et se plaît à souffrir pour lui.

 

Les faibles cependant disent avec envie :

               « Voyez que cet homme est puissant,

« Qu’il est grand, qu’il est riche, et que toute sa vie

               « Prend un cours noble et florissant ! »

 

Malheureux, regardez quels sont les biens célestes,

              Ceux-ci ne paraîtront plus rien,

Et vous n’y verrez plus que des attraits funestes

              Sous la fausse image du bien.

 

Douteuse est leur durée, et trompeur le remède

              Qu’ils donnent à quelques besoins ;

Et le plus fortuné jamais ne les possède

              Que parmi la crainte et les soins.

 

Le solide plaisir n’est pas dans l’abondance

              De ces pompeux accablements ;

Et souvent leur excès amène l’impudence

              Des plus honteux dérèglements.

 

Leur médiocrité suffit au nécessaire

              D’un esprit sagement borné,

Et tout ce qui la passe augmente la misère

              Dont il se voit environné.

 

Plus il rentre en soi-même et regarde la vie

              Dedans son véritable jour,

Plus de cette misère il la trouve suivie,

              Et change en haine son amour.

 

Il ressent d’autant mieux l’amertume épandue

              Sur la longueur de ses travaux,

Et s’en fait un miroir qui présente à sa vue

              L’image de tous ses défauts.

 

Car enfin travailler, dormir, manger et boire,

              Et mille autres nécessités,

Sont aux hommes de Dieu, qui n’aiment que sa gloire,

              D’étranges importunités.

 

Oh ! Que tous ces besoins ont de cruelles gênes

              Pour un esprit bien détaché !

Et qu’avec pleine joie il en romprait les chaînes

              Qui l’asservissent au péché !

 

Ce sont des ennemis qu’en vain sa ferveur brave,

              Puisqu’ils sont toujours les plus forts,

Et des tyrans aimés qui tiennent l’âme esclave

              Sous les infirmités du corps.

 

David tremblait sous eux, et parmi sa tristesse,

              Rempli de célestes clartés :

« Sauvez-moi, disait-il, du joug qu’à ma faiblesse

               « Imposent mes nécessités. »

 

Malheur à toi, mortel, si tu ne peux connaître

              La misère de ton séjour !

Et malheur encor plus si tu n’es pas le maître

              De ce qu’il te donne d’amour !

 

Faut-il que cette vie, en soi si misérable,

              Ait toutefois un tel attrait

Que le plus malheureux et le plus méprisable

              Ne l’abandonne qu’à regret ?

 

Le pauvre, qui l’arrache à force de prières,

              Avec horreur la voit finir,

Et l’artisan s’épuise en sueurs journalières

              Pour trouver à la soutenir.

 

Que s’il était au choix de notre âme insensée

              De languir toujours en ces lieux,

Nous traînerions nos maux sans aucune pensée

              De régner jamais dans les cieux.

 

Lâches, qui sur nos cœurs aux voluptés du monde

              Souffrons des progrès si puissants,

Que rien n’y peut former d’impression profonde,

              S’il ne flatte et charme nos sens !

 

Nous verrons à la fin, aveugles que nous sommes,

              Que ce que nous aimons n’est rien,

Et qu’il ne peut toucher que les esprits des hommes

              Qui ne se connaissent pas bien.

 

Les saints, les vrais dévots, savaient mieux de leur être

              Remplir toute la dignité,

Et pour ces vains attraits ils ne faisaient paraître

              Qu’entière insensibilité.

 

Ils dédaignaient de perdre un moment aux idées

              Des biens passagers et charnels,

Et leurs intentions, d’un saint espoir guidées,

              Volaient sans cesse aux éternels.

 

Tout leur cœur s’y portait, et s’élevant sans cesse

              Vers leurs invisibles appas,

Il empêchait la chair de s’en rendre maîtresse

              Et de le ravaler trop bas.

 

Mon frère, à leur exemple, anime ton courage,

              Et prends confiance après eux :

Quoi qu’il faille de temps pour un si grand ouvrage,

              Tu n’en as que trop, si tu veux.

 

Jusques à quand veux-tu que ta lenteur diffère ?

              Ose, et dis sans plus négliger :

« Il est temps de combattre, il est temps de mieux faire,

               « Il est temps de nous corriger. »

 

Prends-en l’occasion dans tes peines diverses :

              Elles te la viennent offrir :

Le temps du vrai mérite est celui des traverses ;

              Pour triompher, il faut souffrir.

 

Par le milieu des eaux, par le milieu des flammes,

              On passe au repos tant cherché ;

Et sans violenter et les corps et les âmes,

              On ne peut vaincre le péché.

 

Tant qu’à ce corps fragile un souffle nous attache,

              Tel est à tous notre malheur,

Que le plus innocent ne se peut voir sans tache,

              Ni le plus content sans douleur.

 

Le plein calme est un bien hors de notre puissance,

              Aucun ici-bas n’en jouit :

Il descendit du ciel avec notre innocence,

              Avec elle il s’évanouit.

 

Comme ces deux trésors étaient inséparables,

              Un moment perdit tous les deux ;

Et le même péché qui nous fit tous coupables,

              Nous fit aussi tous malheureux.

 

Prends donc, prends patience en un chemin qu’on passe

              Sous des orages assidus,

Jusqu’à ce que ton Dieu daigne te faire grâce,

              Et te rendre les biens perdus ;

 

Jusqu’à ce que la mort brise ce qui te lie

              À cette longue infirmité,

Et qu’en toi dans le ciel la véritable vie

              Consume la mortalité.

 

Jusque-là n’attends pas des plus saints exercices

              Un long et plein soulagement :

Le naturel de l’homme a tant de pente aux vices,

              Qu’il s’y replonge à tout moment.

 

Tu pleures pour les tiens, pécheur, tu t’en confesses,

              Tu veux, tu crois y renoncer ;

Et dès le lendemain tu reprends les faiblesses

              Dont tu te viens de confesser.

 

Tu promets de les fuir quand la douleur t’emporte

              Contre ce qu’elles ont commis,

Et presque au même instant tu vis de même sorte

              Que si tu n’avais rien promis.

 

C’est donc avec raison que l’âme s’humilie,

              Se mésestime, se déplaît,

Toutes les fois qu’en soi fortement recueillie

              Elle examine ce qu’elle est.

 

Elle voit l’inconstance avec un tel empire

              Régner sur sa fragilité,

Que le meilleur propos qu’un saint regret inspire

              N’a que de l’instabilité.

 

Elle voit clairement que ce que fait la grâce

              Par de rudes et longs travaux,

Un peu de négligence en un moment l’efface

              Et nous rend tous nos premiers maux.

 

Que sera-ce de nous au bout d’une carrière

              Où s’offrent combats sur combats,

Si notre lâcheté déjà tourne en arrière,

              Et perd haleine au premier pas ?

 

Malheur, malheur à nous, si notre âme endormie

              Penche vers la tranquillité,

Comme si notre paix déjà bien affermie

              Nous avait mis en sûreté !

 

C’est usurper ici les douces récompenses

              Des véritables saintetés,

Avant qu’on en ait vu les moindres apparences

              Surmonter nos légèretés.

 

Ah ! Qu’il vaudrait bien mieux qu’ainsi que des novices

              De nouveau nous fussions instruits,

Et reprissions un maître aux premiers exercices

              Pour en tirer de meilleurs fruits !

 

Du moins on pourrait voir si nous serions capables

              Encor de quelque amendement,

Et si dans nos esprits les clartés véritables

              Pourraient s’épandre utilement.

 

 

 

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CHAPITRE XXIII

 

 

De la méditation de la mort.

 

 

 

Pense, mortel, à t’y résoudre ;

Ce sera bientôt fait de toi :

Tel aujourd’hui donne la loi,

Qui demain est réduit en poudre.

Le jour qui paraît le plus beau

Souvent jette dans le tombeau

La mémoire la mieux fondée ;

Et l’objet qu’on aime le mieux

Échappe bientôt à l’idée,

Quand il n’est plus devant les yeux.

 

Cependant ton âme stupide,

Sur qui les sens ont tout pouvoir,

Dans l’avenir ne veut rien voir

Qui la charme ou qui l’intimide :

Un assoupissement fatal

Dans ton cœur, qu’elle éclaire mal,

Ne souffre aucune sainte flamme,

Et forme une aveugle langueur

De la stupidité de l’âme

Et de la dureté du cœur.

 

Règle, règle mieux tes pensées,

Mets plus d’ordre en tes actions,

Réunis tes affections

Vagabondes et dispersées :

Pense, agis, aime incessamment,

Comme si déjà ce moment

Était celui d’en rendre conte,

Et ne devait plus différer

Ta gloire éternelle ou ta honte,

Qu’autant qu’il faut pour expirer.

 

Qui prend soin de sa conscience

Ne considère dans la mort

Que la porte aimable d’un sort

Digne de son impatience.

L’horrible pâleur de son teint,

Les hideux traits dont on la peint,

N’ont pour ses yeux rien de sauvage,

Et ne font voir à leur clarté

Que la fin d’un triste esclavage

Et l’entrée à la liberté.

 

Crains le péché, si tu veux vivre

D’une vie heureuse et sans fin,

Et non pas ce commun destin

À qui la naissance te livre ;

Prépares-y-toi sans ennui :

Si tu ne le peux aujourd’hui,

Demain qu’aura-t-il de moins rude ?

As-tu ce terme dans ta main,

Et vois-tu quelque certitude

D’arriver jusqu’à ce demain ?

 

De quoi sert la plus longue vie

Avec si peu d’amendement,

Que d’un plus long engagement

Aux vices dont elle est suivie ?

Qu’est-elle souvent, qu’un amas

De sacrilèges, d’attentats,

D’endurcissements invincibles ?

Et qu’y font de vieux criminels,

Que s’y rendre plus insensibles

Aux charmes des biens éternels ?

 

Plût à dieu que l’âme, bornée

À se bien regarder en soi,

Pût faire un bon et digne emploi

Du cours d’une seule journée !

Nos esprits lâches et pesants

Comptent bien les mois et les ans

Qu’a vus couler notre retraite ;

Mais tel les étale à grand bruit,

Dont la bouche devient muette

Quand il en faut montrer le fruit.

 

Si la mort te semble un passage

Si dur, si rempli de terreur,

Le péril qui t’en fait horreur

Peut croître à vivre davantage.

Heureux l’homme dont en tous lieux

Son image frappe les yeux,

Que chaque moment y prépare,

Qui la regarde comme un prix,

Et de soi-même se sépare

Pour n’en être jamais surpris !

 

Qu’un saint penser t’en entretienne

Quand un autre rend les abois :

Tu seras tel que tu le vois,

Et ton heure suivra la sienne.

Aussitôt que le jour te luit,

Doute si jusques à la nuit

Ta vie étendra sa durée ;

Et la nuit reçois le sommeil,

Sans la croire plus assurée

D’atteindre au retour du soleil.

 

Tiens ton âme toujours si prête,

Que ce glaive en l’air suspendu

Jamais sans en être attendu

Ne puisse tomber sur ta tête.

Souvent, sans nous en avertir,

La mort, nous forçant de partir,

Éteint la flamme la plus vive ;

Souvent tes yeux en sont témoins,

Et que le fils de l’homme arrive

Alors qu’on y pense le moins.

 

Cette dernière heure venue

Donne bien d’autres sentiments,

Et sur les vieux dérèglements

Fait bien jeter une autre vue.

Avec combien de repentirs

Voudrait un cœur gros de soupirs

Pouvoir lors haïr ce qu’il aime,

Et combien avoir acheté

Le temps de prendre sur soi-même

Vengeance de sa lâcheté !

 

Oh ! qu’heureux est celui qui montre

À toute heure un esprit fervent,

Et qui se tient tel en vivant,

Qu’il veut que la mort le rencontre !

Toi qui prétends à bien mourir,

Écoute l’art d’en acquérir

La véritable confiance,

Et vois quel est ce digne effort

Qui peut mettre ta conscience

Au chemin d’une bonne mort.

 

Un parfait mépris de la terre,

Des vertus un ardent désir,

Suivre sa règle avec plaisir,

Faire au vice une rude guerre,

S’attacher à son châtiment,

Obéir tôt et pleinement,

Se quitter, se haïr soi-même,

Et supporter d’un ferme esprit

L’adversité la plus extrême

Pour l’amour seul de Jésus-Christ.

 

Mais il faut une âme agissante,

Tandis que dure ta vigueur ;

Où la santé manque de cœur,

La maladie est impuissante :

Ses abattements, ses douleurs,

Rendent fort peu d’hommes meilleurs,

Non plus que les plus grands voyages ;

Souvent les travaux en sont vains,

Et les plus longs pèlerinages

N’ont jamais fait beaucoup de saints.

 

Prends peu d’assurance aux prières

Qu’on te promet après ta mort,

Et pour te faire un saint effort

N’attends point les heures dernières :

Et tes proches et tes amis

Oublieront ce qu’ils t’ont promis

Plus tôt que tu ne t’imagines ;

Et qui peut attendre si tard

À répondre aux grâces divines,

Met son salut en grand hasard.

 

Tu dois envoyer par avance

Tes bonnes œuvres devant toi,

Qui de ton juge et de ton roi

Puissent préparer la clémence.

L’espérance au secours d’autrui

N’est pas toujours un bon appui

Près de sa majesté suprême,

Et si tu veux bien négliger

Toi-même le soin de toi-même,

Peu d’autres s’en voudront charger.

 

Travaille donc et sans remise :

Chaque moment est précieux,

Chaque instant peut t’ouvrir les cieux ;

Prends un temps qui te favorise ;

Mais hélas ! Qu’avec peu de fruit

L’homme, par soi-même séduit,

Endure qu’on l’en sollicite !

Et qu’il aime à perdre ici-bas

Le temps d’amasser un mérite

Qui fait vivre après le trépas !

 

Un temps viendra, mais déplorable,

Que tes yeux, en vain mieux ouverts,

Te feront voir combien tu perds

Dans cette perte irréparable.

Les soins tardifs de t’amender

Auront alors beau demander

Encore un jour, encore une heure :

Il faudra partir promptement,

Et la soif d’une fin meilleure

N’obtiendra pas un seul moment.

 

Penses-y sans cesse et sans feinte :

Ce grand péril se peut gauchir,

Et la crainte peut t’affranchir

Des plus justes sujets de crainte.

Quiconque à la mort se résout,

Qui la voit et la craint partout,

A peu de chose à craindre d’elle ;

Et le plus assuré secours

Contre les traits d’une infidèle,

C’est de s’en défier toujours.

 

Qu’une pieuse et sainte adresse,

Servant de règle à tes désirs,

Dispose tes derniers soupirs

À moins d’effroi que d’allégresse :

Meurs à tous les mortels appas,

Afin qu’en Dieu par le trépas

Tu puisses commencer à vivre,

Et qu’un plein mépris de ces lieux

Te donne liberté de suivre

Jésus-Christ jusque dans les cieux.

 

Qu’une sévère pénitence

N’épargne point ici ton corps,

Si tu veux recueillir alors

Les fruits d’une entière constance :

De ses plus âpres châtiments

Naîtront les plus doux sentiments

D’une confiance certaine ;

Et plus on l’aura maltraité,

Plus l’âme, forte de sa peine,

Prendra son vol en sûreté.

 

D’où te vient la folle espérance

De faire en terre un long séjour,

Toi qui n’as pas même un seul jour

Où tes jours soient en assurance ?

Combien en trompe un tel espoir !

Et combien en laisse-t-il choir

Dans le plus beau de leur carrière !

Combien tout à coup défaillir,

Et précipiter dans la bière

La vaine attente de vieillir !

 

Combien de fois entends-tu dire :

« Celui-ci vient d’être égorgé,

« Celui-là d’être submergé,

« Cet autre dans les feux expire ! »

L’un, écrasé subitement

Sous le débris d’un bâtiment,

A fini ses jours et ses vices ;

L’autre au milieu d’un grand repas,

L’autre parmi d’autres délices

S’est trouvé surpris du trépas.

 

L’un est percé d’un plomb funeste,

L’autre dans le jeu rend l’esprit,

Tel meurt étranglé dans son lit,

Et tel étouffé de la peste !

Ainsi mille genres de morts,

Par mille différents efforts,

Des mortels retranchent le nombre ;

L’ordre en ce point seul est pareil,

Qu’ils passent tous ainsi qu’une ombre

Qu’efface et marque le soleil.

 

Parmi les vers et la poussière

Qui daignera chercher ton nom,

Et pour obtenir ton pardon

Hasarder la moindre prière ?

Fais, fais ce que tu peux de bien,

Donne aux saints devoirs d’un chrétien

Tout ce que Dieu te donne à vivre :

Tu ne sais quand tu dois mourir,

Et moins encor ce qui doit suivre

Les périls qu’il y faut courir.

 

Tandis que le temps favorable

Te donne loisir d’amasser,

Amasse, mais sans te lasser,

Une richesse perdurable ;

Donne-toi pour unique but

Le grand œuvre de ton salut

Autant que le peut ta faiblesse ;

N’embrasse aucun autre projet,

Et prends tout souci pour bassesse,

S’il n’a ton Dieu pour seul objet.

 

Fais des amis pour l’autre vie ;

Honore les saints ici-bas,

Et tâche d’affermir tes pas

Dans la route qu’ils ont suivie ;

Range-toi sous leur étendard,

Afin qu’à l’heure du départ

Ils fassent pour toi des miracles,

Et qu’ils viennent te recevoir

Dans ces lumineux tabernacles

Où la mort n’a point de pouvoir.

 

Ne tiens sur la terre autre place

Que d’un pèlerin sans arrêt,

Qui ne prend aucun intérêt

Aux soins dont elle s’embarrasse ;

Tiens-y-toi comme un étranger

Qui dans l’ardeur de voyager

N’a point de cité permanente ;

Tiens-y ton cœur libre en tout lieu,

Mais d’une liberté fervente

Qui s’élève et s’attache à Dieu.

 

Pousse jusqu’à lui tes prières

Par de sacrés élancements ;

Joins-y mille gémissements,

Joins-y des larmes journalières.

Ainsi ton esprit bienheureux

Puisse d’un séjour dangereux

Passer en celui de la gloire !

Ainsi la mort pour l’y porter

Règne toujours en ta mémoire !

Ainsi Dieu te daigne écouter !

 

 

 

_______

 

 

 

CHAPITRE XXIV

 

 

Du jugement et des peines du péché.

 

 

 

Homme, quoi qu’ici-bas tu veuilles entreprendre,

Songe à ce compte exact qu’un jour il en faut rendre,

Et mets devant tes yeux cette dernière fin

Qui fera ton mauvais ou ton heureux destin.

Regarde avec quel front tu pourras comparaître

Devant le tribunal de ton souverain maître,

Devant ce juste juge à qui rien n’est caché,

Qui jusque dans ton cœur sait lire ton péché,

Qu’aucun don n’éblouit, qu’aucune erreur n’abuse,

Que ne surprend jamais l’adresse d’une excuse,

Qui rend à tous justice et pèse au même poids

Ce que font les bergers et ce que font les rois.

 

Misérable pécheur, que sauras-tu répondre

À ce dieu qui sait tout, et viendra te confondre,

Toi que remplit souvent d’un invincible effroi

Le courroux passager d’un mortel comme toi ?

 

Donne pour ce grand jour, donne ordre à tes affaires,

Pour ce grand jour, le comble ou la fin des misères,

Où chacun, trop chargé de son propre fardeau,

Son propre accusateur et son propre bourreau,

Répondra par sa bouche, et seul à sa défense,

N’aura point de secours que de sa pénitence.

 

Cours donc avec chaleur aux emplois vertueux :

Maintenant ton travail peut être fructueux,

Tes douleurs maintenant peuvent être écoutées,

Tes larmes jusqu’au ciel être soudain portées,

Tes soupirs de ton juge apaiser la rigueur,

Ton repentir lui plaire, et nettoyer ton cœur.

 

Oh ! que la patience est un grand purgatoire

Pour laver de ce cœur la tache la plus noire !

Que l’homme le blanchit, lorsqu’il le dompte au point

De souffrir un outrage et n’en murmurer point !

Lorsqu’il est plus touché du mal que se procure

L’auteur de son affront, que de sa propre injure ;

Lorsqu’il élève au ciel ses innocentes mains

Pour le même ennemi qui rompt tous ses desseins,

Qu’avec sincérité promptement il pardonne,

Qu’il demande pardon de même qu’il le donne,

Que sa vertu commande à son tempérament,

Que sa bonté prévaut sur son ressentiment,

Que lui-même à toute heure il se fait violence

Pour vaincre de ses sens la mutine insolence,

Et que pour seul objet partout il se prescrit

D’assujettir la chair sous les lois de l’esprit !

 

Ah ! Qu’il vaudrait bien mieux par de saints exercices

Purger nos passions, déraciner nos vices,

Et nous-mêmes en nous à l’envi les punir,

Qu’en réserver la peine à ce long avenir !

Mais ce que nous avons d’amour désordonnée,

Pour cette ingrate chair à nous perdre obstinée,

Nous-mêmes nous séduit, et l’arme contre nous

De tout ce que nos sens nous offrent de plus doux.

 

Qu’auront à dévorer les éternelles flammes,

Que cette folle amour où s’emportent les âmes,

Cet amas de péchés, ce détestable fruit

Que cette chair aimée au fond des cœurs produit ?

Plus tu suis ses conseils et te fais ici grâce,

Plus de matière en toi pour ces flammes s’entasse ;

Et ta punition que tu veux reculer

Prépare à l’avenir d’autant plus à brûler.

 

Là, par une justice effroyable à l’impie,

Par où chacun offense, il faudra qu’il l’expie ;

Les plus grands châtiments y seront attachés

Aux plus longues douceurs de nos plus grands péchés.

 

Dans un profond sommeil la paresse enfoncée

D’aiguillons enflammés s’y trouvera pressée,

Et les cœurs que charmait sa molle oisiveté

Gémiront sans repos toute l’éternité.

 

L’ivrogne et le gourmand recevront leurs supplices

Du souvenir amer de leurs chères délices,

Et ces repas traînés jusques au lendemain

Mêleront leur idée aux rages de la faim.

 

Les sales voluptés, dans le milieu d’un gouffre,

Parmi les puanteurs de la poix et du soufre,

Laisseront occuper aux plus cruels tourments

Les lieux les plus flattés de leurs chatouillements.

 

L’envieux, qui verra du plus creux de l’abîme

Le ciel ouvert aux saints et fermé pour son crime,

D’autant plus furieux, hurlera de douleur

Pour leur félicité plus que pour son malheur.

 

Tout vice aura sa peine à lui seul destinée :

La superbe à la honte y sera condamnée,

Et pour punir l’avare avec sévérité,

La pauvreté qu’il fuit aura sa cruauté.

 

Là sera plus amère une heure de souffrance

Que ne le sont ici cent ans de pénitence ;

Là jamais d’intervalle ou de soulagement

N’affaiblit des damnés l’éternel châtiment ;

Mais ici nos travaux peuvent reprendre haleine,

Souffrir quelque relâche à la plus juste peine ;

L’espoir d’en voir la fin à toute heure est permis,

Tandis qu’on s’en console avecque ses amis.

 

Romps-y donc du péché les noires habitudes,

À force de soupirs, de soins, d’inquiétudes,

Afin qu’en ce grand jour ce juge rigoureux

Te mette en sûreté parmi les bienheureux ;

Car les justes alors avec pleine constance

Des maux par eux soufferts voudront prendre vengeance,

Et d’un regard farouche ils paraîtront armés

Contre les gros pécheurs qui les ont opprimés.

 

Tu verras lors assis au nombre de tes juges

Ceux qui jadis chez toi cherchaient quelques refuges,

Et tu seras jugé par le juste courroux

De qui te demandait la justice à genoux.

 

L’humble alors et le pauvre après leur patience

Rentreront à la vie en paix, en confiance,

Cependant que le riche avec tout son orgueil,

Pâle et tremblant d’effroi, sortira du cercueil.

 

Lors aura son éclat la sagesse profonde,

Qui passait pour folie aux mauvais yeux du monde :

Une gloire sans fin sera le digne prix

D’avoir souffert pour Dieu l’opprobre et le mépris.

 

Lors tous les déplaisirs endurés sans murmure

Seront changés en joie inépuisable et pure ;

Et toute iniquité confondant son auteur

Lui fermera la bouche et rongera le cœur.

 

Point lors, point de dévots sans entière allégresse,

Point lors de libertins sans profonde tristesse :

Ceux-là s’élèveront dans les ravissements,

Ceux-ci s’abîmeront dans les gémissements ;

Et la chair qu’ici-bas on aura maltraitée,

Que la règle ou le zèle auront persécutée,

Goûtera plus alors de solides plaisirs

Que celle que partout on livre à ses désirs.

 

Les lambeaux mal tissus de la robe grossière

Des plus brillants habits terniront la lumière ;

Et les princes verront les chaumes préférés

Au faîte ambitieux de leurs palais dorés.

 

La longue patience aura plus d’avantage

Que tout ce vain pouvoir qu’a le monde en partage ;

La prompte obéissance et sa simplicité,

Que tout ce que le siècle a de subtilité.

 

La joie et la candeur des bonnes consciences

Iront lors au-dessus des plus hautes sciences ;

Et du mépris des biens les plus légers efforts

Seront de plus grand poids que les plus grands trésors.

 

Tu sentiras ton âme alors plus consolée

D’une oraison dévote à tes soupirs mêlée,

Que d’avoir fait parade en de pompeux festins

Du choix le plus exquis des viandes et des vins.

 

Tu te trouveras mieux de voir dans la balance

L’heureuse fermeté d’un rigoureux silence,

Que d’y voir l’embarras et les distractions

D’un cœur qui s’abandonne aux conversations ;

D’y voir de bons effets que de belles paroles,

Des actes de vertu que des discours frivoles ;

D’y voir la pénitence avec sa dureté,

D’y voir l’étroite vie avec son âpreté,

Que la douce mollesse où flotte vagabonde

Une âme qui s’endort dans les plaisirs du monde.

 

Apprends qu’il faut souffrir quelques petits malheurs,

Pour t’affranchir alors de ces pleines douleurs :

Éprouve ici ta force, et fais sur peu de chose

Un faible essai des maux où l’avenir t’expose.

Ils seront éternels, et tu crains d’endurer

Ceux qui n’ont ici-bas qu’un moment à durer !

Si leurs moindres assauts, leur moindre expérience

Te jette dans le trouble et dans l’impatience,

Au milieu des enfers, où ton péché va choir,

Jusques à quelle rage ira ton désespoir ?

Souffre, souffre sans bruit, quoi que le ciel t’envoie :

Tu ne saurais avoir de deux sortes de joie,

Remplir de tes désirs ici l’avidité,

Et régner avec Dieu dedans l’éternité.

 

Quand depuis ta naissance on aurait vu ta vie

D’honneurs jusqu’à ce jour et de plaisirs suivie,

Qu’aurait tout cet amas qui te pût secourir,

Si dans ce même instant il te fallait mourir ?

 

Tout n’est que vanité : gloire, faveurs, richesses,

Passagères douceurs, trompeuses allégresses ;

Tout n’est qu’amusement, tout n’est que faux appui,

Hormis d’aimer Dieu seul, et ne servir que lui.

Qui de tout son cœur l’aime y borne ses délices ;

Il ne craint mort, enfer, jugement, ni supplices ;

De ce parfait amour le salutaire excès

Près de l’objet aimé lui donne un sûr accès ;

Mais lorsque le pécheur aime encor que du vice

La funeste douceur dans son âme se glisse,

Il n’est pas merveilleux s’il tremble incessamment

Au seul nom de la mort ou de ce jugement.

 

Il est bon toutefois que l’ingrate malice,

En qui l’amour de Dieu cède aux attraits du vice,

Du moins cède à son tour à l’effroi des tourments

Qui l’arrache par force à ses dérèglements.

Si pourtant cette crainte est en toi la maîtresse,

Sans que celle de Dieu soutienne ta faiblesse,

Ce mouvement servile, indigne d’un chrétien,

Dédaignera bientôt les sentiers du vrai bien,

Et te laissera faire une chute effroyable

Dans les pièges du monde et les filets du diable.

 

 

 

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CHAPITRE XXV

 

 

Du fervent amendement de toute la vie.

 

 

 

De ton zèle envers Dieu bannis la nonchalance ;

Porte un amour actif dans un cœur enflammé ;

Souviens-toi que le cloître où tu t’es enfermé

Veut de l’intérieur et de la vigilance ;

Demande souvent compte au secret de ton cœur

Du dessein qui t’en fit épouser la rigueur,

Et renoncer au siècle, à sa pompe, à ses charmes ;

N’était-ce pas pour vivre à Dieu seul attaché,

Pour embrasser la croix, pour la baigner de larmes,

Et t’épurer l’esprit dans l’horreur du péché ?

 

Montre en ce grand dessein une ferveur constante,

Et pour un saint progrès rends ce cœur tout de feu ;

Ta récompense est proche, elle est grande, et dans peu

Son excès surprenant passera ton attente.

À tes moindres souhaits tu verras lors s’offrir,

Non plus de quoi trembler, non plus de quoi souffrir,

Mais du solide bien l’heureuse plénitude :

Tes yeux admireront son immense valeur ;

Tu l’obtiendras sans peine et sans inquiétude,

Et la posséderas sans crainte et sans douleur.

 

Ne dors pas cependant, prends courage, et l’emploie

Aux précieux effets d’un vertueux propos :

D’une heure de travail doit naître un long repos,

D’un moment de souffrance une éternelle joie.

C’est Dieu qui te promet cette félicité ;

Si tu sais le servir avec fidélité,

Il sera comme toi fidèle en ses promesses ;

Sa main quand tu combats cherche à te couronner,

Et sa profusion, égale à ses richesses,

Ne voit tous ses trésors que pour te les donner.

 

Conçois, il t’en avoue, une haute espérance

De remporter la palme en combattant sous lui ;

Espère un plein triomphe avec un tel appui ;

Mais garde-toi d’en prendre une entière assurance.

Les philtres dangereux de cette illusion

Charment si puissamment, que dans l’occasion

Nous laissons de nos mains échapper la victoire ;

Et quand le souvenir d’avoir le mieux vécu

Relâche la ferveur à quelque vaine gloire,

Qui s’assure de vaincre est aisément vaincu.

 

Un jour un grand dévot, dont l’âme, encor que sainte,

Flottait dans une longue et triste anxiété,

Et tournait sans repos son instabilité

Tantôt vers l’espérance, et tantôt vers la crainte,

Accablé sous le poids de cet ennui mortel,

Prosterné dans l’église au devant d’un autel,

Roulait cette inquiète et timide pensée :

« Ô dieu ! Si je savais, disait-il en son cœur,

« Qu’enfin ma lâcheté, par mes pleurs effacée,

« De bien persévérer me laissât la vigueur ! »

 

Une céleste voix de lui seul entendue

À sa douleur secrète aussitôt répondit,

Et par un doux oracle à l’instant lui rendit

Le calme qui manquait à son âme éperdue :

« Eh bien ! Que ferais-tu ? dit cette aimable voix.

« Montre la même ardeur que si tu le savais,

« Et fais dès maintenant ce que tu voudrais faire ;

« Commence, continue, et ne perds point de temps ;

« Applique tous tes soins à m’aimer, à me plaire,

« Et demeure assuré de ce que tu prétends. »

 

Ainsi Dieu conforta cette âme désolée ;

Cette âme en crut ainsi la divine bonté,

Et soudain vit céder à la tranquillité

Les agitations qui l’avaient ébranlée ;

Un parfait abandon au souverain vouloir

Dans l’avenir obscur ne chercha plus à voir

Que les moyens de plaire à l’auteur de sa joie ;

Un bon commencement fit son ambition,

Et son unique soin fut de prendre la voie

Qui pût conduire l’œuvre à sa perfection.

 

Espère, espère en Dieu, fais du bien sur la terre,

Tu recevras du ciel l’abondance des biens :

C’est par là que David t’enseigne les moyens

De te rendre vainqueur en cette rude guerre.

Une chose, il est vrai, fait souvent balancer,

Attiédit en plusieurs l’ardeur de s’avancer,

Et dès le premier pas les retire en arrière :

C’est que leur cœur, sensible encore aux voluptés,

Ne s’ouvre qu’en tremblant cette rude carrière,

Tant il conçoit d’horreur de ses difficultés.

 

L’objet de cette horreur te doit servir d’amorce,

La grandeur des travaux ennoblit le combat,

Et la gloire de vaincre a d’autant plus d’éclat

Que pour y parvenir on fait voir plus de force.

L’homme qui porte en soi son plus grand ennemi,

Plus, à se bien haïr saintement affermi,

Il trouve en l’amour-propre une âpre résistance,

Plus il a de mérite à se dompter partout ;

Et la grâce, que Dieu mesure à sa constance,

D’autant plus dignement l’en fait venir à bout.

 

Tous n’ont pas toutefois mêmes efforts à faire,

Comme ils n’ont pas en eux à vaincre également,

Et la diversité de leur tempérament

Leur donne un plus puissant ou plus faible adversaire ;

Mais un esprit ardent aux saintes fonctions,

Quoiqu’il ait à forcer beaucoup de passions,

Tout chargé d’ennemis, fera plus de miracles

Qu’un naturel bénin, doux, facile, arrêté,

Qui ne ressentant point en soi de grands obstacles,

S’enveloppe et s’endort dans sa tranquillité.

 

Agis donc fortement, et fais-toi violence

Pour te soustraire au mal où tu te vois pencher ;

Examine quel bien tu dois le plus chercher,

Et portes-y soudain toute ta vigilance ;

Mais ne crois pas en toi le voir jamais assez :

Tes sens à te flatter toujours intéressés

T’en pourraient souvent faire une fausse peinture

Porte les yeux plus loin, et regarde en autrui

Tout ce qui t’y déplaît, tout ce qu’on y censure,

Et déracine en toi ce qui te choque en lui.

 

Dans ce miroir fidèle exactement contemple

Ce que sont en effet et ce mal et ce bien ;

Et les considérant d’un œil vraiment chrétien,

Fais ton profit du bon et du mauvais exemple :

Que l’un allume en toi l’ardeur de l’imiter,

Que l’autre excite en toi les soins de l’éviter,

Ou, si tu l’as suivi, d’en effacer la tache ;

Sers toi-même d’exemple, et t’en fais une loi,

Puisque ainsi que ton œil sur les autres s’attache,

Les autres à leur tour attachent l’œil sur toi.

 

Oh ! qu’il est doux de voir une ferveur divine

Dans les religieux nourrir la sainteté !

Qu’on admire avec joie en eux la fermeté

Et de l’obéissance et de la discipline !

Qu’il est dur au contraire et scandaleux d’en voir

S’égarer chaque jour du cloître et du devoir,

Divaguer en désordre, et s’empresser d’affaires,

Désavouer l’habit par l’inclination,

Et pour des embarras un peu trop volontaires

Négliger les emplois de leur vocation !

 

Souviens-toi de tes vœux, et pense à quoi t’engage

Ce vertueux projet dont ton âme a fait choix ;

Mets-toi devant les yeux un Jésus-Christ en croix,

Et jusques en ton cœur fais-en passer l’image :

À l’aspect amoureux de ce mourant sauveur

Combien dois-tu rougir de ton peu de ferveur,

Et du peu de rapport de ta vie à sa vie !

Et quand il te dira : « Je t’appelais aux cieux,

Je t’ai mis en la voie, et tu l’as mal suivie »,

Combien doivent couler de larmes de tes yeux !

 

Oh ! Qu’un religieux heureusement s’exerce

Sur cette illustre vie et cette indigne mort !

Que tout ce qui peut faire ici-bas un doux sort

Se trouve abondamment dans ce divin commerce !

Qu’avec peu de raison il chercherait ailleurs

Des secours plus puissants, ou des emplois meilleurs !

Qu’avec pleine clarté la grâce l’illumine !

Que son intérieur en est fortifié,

Et se fait promptement une haute doctrine

Quand il grave en son cœur un dieu crucifié !

 

Sa paix est toujours ferme, et quoi qu’on lui commande,

Il s’y porte avec joie et court avec chaleur ;

Mais le tiède au contraire a douleur sur douleur,

Et voit fondre sur lui tout ce qu’il appréhende :

L’angoisse, le chagrin, les contrariétés,

Dans son cœur inquiet tombant de tous côtés,

Lui donnent les ennuis et le trouble en partage ;

Il demeure accablé sous leurs moindres efforts,

Parce que le dedans n’a rien qui le soulage,

Et qu’il n’ose ou ne peut en chercher au dehors.

 

Oui, le religieux qui hait la discipline,

Qu’importune la règle, à qui pèse l’habit,

Qui par ses actions chaque jour les dédit,

Se jette en grand péril d’une prompte ruine.

Qui cherche à vivre au large est toujours à l’étroit :

Dans ce honteux dessein son esprit maladroit

Se gêne d’autant plus qu’il se croit satisfaire ;

Et quoi que de sa règle il ose relâcher,

Le reste n’a jamais si bien de quoi lui plaire

Que ses nouveaux dégoûts n’en veuillent retrancher.

 

Si ton cœur pour le cloître a de la répugnance

Jusqu’à grossir l’orgueil de tes sens révoltés,

Regarde ce que font tant d’autres mieux domptés,

Jusqu’où va leur étroite et fidèle observance :

Ils vivent retirés et sortent rarement,

Grossièrement vêtus et nourris pauvrement,

Travaillent sans relâche ainsi que sans murmure,

Parlent peu, dorment peu, se lèvent du matin,

Prolongent l’oraison, prolongent la lecture,

Et sous ces dures lois font une douce fin.

 

Vois ces grands escadrons d’âmes laborieuses,

Vois l’ordre des chartreux, vois celui de Cîteaux,

Vois tout autour de toi mille sacrés troupeaux

Et de religieux et de religieuses ;

Vois comme chaque nuit ils rompent le sommeil,

Et n’attendent jamais le retour du soleil

Pour envoyer à Dieu l’encens de ses louanges :

Il te serait honteux d’avoir quelque lenteur,

Alors que sur la terre un si grand nombre d’anges

S’unit à ceux du ciel pour bénir leur auteur.

 

Oh ! Si nous pouvions vivre et n’avoir rien à faire

Qu’à dissiper en nous cette infâme langueur,

Qu’à louer ce grand maître et de bouche et de cœur,

Sans que rien de plus bas nous devînt nécessaire !

Oh ! Si l’âme chrétienne et ses plus saints transports

N’étaient point asservis aux faiblesses du corps,

Aux besoins de dormir, de manger et de boire !

Si rien n’interrompait un soin continuel

De publier de Dieu les bontés et la gloire,

Et d’avancer l’esprit dans le spirituel !

 

Que nous serions heureux ! Qu’un an, un jour, une heure,

Nous ferait bien goûter plus de félicité

Que les siècles entiers de la captivité

Où nous réduit la chair dans sa triste demeure !

Ô dieu, pourquoi faut-il que ces infirmités,

Ces journaliers tributs, soient des nécessités

Pour tes vivants portraits qu’illumine ta flamme ?

Pourquoi pour subsister sur ce lourd élément

Faut-il d’autres repas que les repas de l’âme ?

Pourquoi les goûtons-nous, ô dieu, si rarement ?

 

Quand l’homme se possède, et que les créatures

N’ont aucunes douceurs qui puissent l’arrêter,

C’est alors que sans peine il commence à goûter

Combien le créateur est doux aux âmes pures.

Alors, quoi qu’il arrive ou de bien ou de mal,

Il vit toujours content, et d’un visage égal

Il reçoit la mauvaise et la bonne fortune :

L’abondance sur lui tombe sans l’émouvoir,

La pauvreté pour lui n’est jamais importune,

La gloire et le mépris n’ont qu’un même pouvoir.

 

C’est lors entièrement en Dieu qu’il se repose,

En Dieu, sa confiance et son unique appui,

En Dieu, qu’il voit partout, en soi-même, en autrui,

En Dieu, qui pour son âme est tout en toute chose.

Où qu’il soit, quoi qu’il fasse, il redoute, il chérit

Cet être universel à qui rien ne périt,

Et dans qui tout conserve une immortelle vie,

Qui ne connaît jamais diversité de temps,

Et dont la voix sitôt de l’effet est suivie

Que dire et faire en lui ne sont point deux instants.

 

Toi qui, bien que mortel, inconstant, misérable,

Peux avec son secours aisément te sauver,

Souviens-toi de la fin où tu dois arriver,

Et que le temps perdu n’est jamais réparable.

Va, cours, vole sans cesse aux emplois fructueux :

Cette sainte chaleur qui fait les vertueux

Veut des soins assidus et de la diligence ;

Et du moment fatal que ton manque d’ardeur

T’osera relâcher à quelque négligence,

Mille peines suivront ce moment de tiédeur.

 

Que si dans un beau feu ton âme persévère,

Tu n’auras plus à craindre aucun funeste assaut,

Et l’amour des vertus joint aux grâces d’en haut

Rendra de jour en jour ta peine plus légère.

Le zèle et la ferveur peuvent nous préparer

À quoi qu’en cette vie il nous faille endurer :

Ils sèment des douceurs au milieu des supplices ;

Mais ne t’y trompe pas, il faut d’autres efforts,

Il en faut de plus grands à résister aux vices,

À se dompter l’esprit, qu’à se gêner le corps.

 

L’âme aux petits défauts souvent abandonnée

En de plus dangereux se laisse bientôt choir,

Et la parfaite joie arrive avec le soir

Chez qui sait avec fruit employer la journée.

Veille donc sur toi-même et sur tes appétits,

Excite, échauffe-toi toi-même, et t’avertis ;

Quoi qu’il en soit d’autrui, jamais ne te néglige ;

Gêne-toi, force-toi, change de bien en mieux ;

Plus se fait violence un cœur qui se corrige,

Plus son progrès va haut dans la route des cieux.

 

 

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LIVRE SECOND

 

 

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CHAPITRE I

 

 

De la conversation intérieure.

 

 

 

 « Sachez que mon royaume est au dedans de vous »,

                       Dit le céleste époux

               Aux âmes de ses chers fidèles :

Élève donc la tienne où l’appelle sa voix,

Quitte pour lui le monde, et laisse aux criminelles

               Ce triste canton de rebelles,

Et tu rencontreras le repos sous ses lois.

 

Apprends à mépriser les pompes inconstantes

                       De ces douceurs flottantes

               Dont le dehors brille à tes yeux ;

Apprends à recueillir ce qu’une sainte flamme

Dans un intérieur verse de précieux,

               Et soudain du plus haut des cieux

Le royaume de Dieu descendra dans ton âme.

 

Car enfin ce royaume est une forte paix

                       Qui de tous les souhaits

               Bannit la vaine inquiétude ;

Une stable allégresse, et dont le Saint-Esprit

Répandant sur les bons l’heureuse certitude,

               L’impie et noire ingratitude

Jamais ne la reçut, jamais ne la comprit.

 

Jésus viendra chez toi lui-même la répandre,

                       Si ton cœur pour l’attendre

               Lui dispose un digne séjour :

La gloire qui lui plaît et la beauté qu’il aime

De l’éclat du dedans tirent leur plus beau jour ;

               Et pour te donner son amour

Il ne veut rien de toi qui soit hors de toi-même.

 

Il y fera pleuvoir mille sortes de biens

                       Par les doux entretiens

               De ses amoureuses visites :

Un plein épanchement de consolations,

Un calme inébranlable, une paix sans limites,

               Et l’abondance des mérites,

Y suivront à l’envi ses conversations.

 

Courage donc, courage, âme sainte : prépare

                       Pour un bonheur si rare

               Un cœur tout de zèle et de foi ;

Que ce divin époux daigne à cette même heure,

S’y voyant seul aimé, seul reconnu pour roi,

               Entrer chez toi, loger chez toi,

Et jusqu’à ton départ y faire sa demeure.

 

Lui-même il l’a promis : « Si quelqu’un veut m’aimer,

                        « Il doit se conformer,

               Dit-il, à ce que je commande ;

Alors mon père et moi nous serons son appui,

Nous le garantirons de quoi qu’il appréhende ;

               Et pour sa sûreté plus grande,

Nous viendrons jusqu’à lui pour demeurer chez lui. »

 

Ouvre-lui tout ce cœur ; et quoi qu’on te propose,

                       Tiens-en la porte close

               À tout autre objet qu’à sa croix :

Lui seul pour te guérir a d’assurés remèdes,

Lui seul pour t’enrichir abandonne à ton choix

               Plus que tous les trésors des rois,

Et tu possèdes tout lorsque tu le possèdes.

 

Il pourvoira lui-même à tes nécessités,

                       Et ses hautes bontés

               Partout soulageront tes peines ;

Il te sera fidèle, et son divin pouvoir

T’en donnera partout des preuves si soudaines,

               Que les assistances humaines

N’auront ni temps ni lieu d’amuser ton espoir.

 

Des peuples et des grands la faveur est changeante,

                       Et la plus obligeante

               En moins de rien passe avec eux ;

Mais celle de Jésus ne connaît point de terme,

Et s’attache à l’aimé par de si puissants nœuds,

               Que jusqu’au plein effet des vœux,

Jusqu’à la fin des maux, elle tient toujours ferme.

 

Souviens-toi donc toujours, quand un ami te sert

                       Le plus à cœur ouvert,

               Que souvent son zèle est stérile ;

Fais peu de fondement sur son plus haut crédit,

Et dans le même instant qu’il t’est le plus utile,

               Crois-le mortel, crois-le fragile,

Et t’attriste encor moins lorsqu’il te contredit.

 

Tel aujourd’hui t’embrasse et soutient ta querelle,

                       Dont l’esprit infidèle

               Dès demain voudra t’opprimer ;

Et tel autre aujourd’hui contre toi s’intéresse,

Que pour toi dès demain tu verras s’animer :

               Tant pour haïr et pour aimer

Au gré du moindre vent tourne notre faiblesse !

 

Ne t’assure qu’en Dieu, mets-y tout ton amour

                       Jusqu’à ton dernier jour,

               Tout ton espoir, toute ta crainte :

Il conduira ta langue, il réglera tes yeux,

Et de quelque malheur que tu sentes l’atteinte,

               Jamais il n’entendra ta plainte

Qu’il ne fasse pour toi ce qu’il verra de mieux.

 

L’homme n’a point ici de cité permanente :

                       Où qu’il soit, quoi qu’il tente,

               Il n’est qu’un malheureux passant ;

Et si dans les travaux de son pèlerinage,

L’effort intérieur d’un cœur reconnaissant

               Ne l’unit au bras tout-puissant,

Il s’y promet en vain le calme après l’orage.

 

Que regardes-tu donc, mortel, autour de toi,

                       Comme si quelque emploi

               T’y faisait une paix profonde ?

C’est au ciel, c’est en Dieu qu’il te faut habiter :

C’est là, c’est en lui seul qu’un vrai repos se fonde ;

               Et quoi qu’étale ici le monde,

Ce n’est qu’avec dédain que l’œil s’y doit prêter.

 

Tout ce qu’il te présente y passe comme une ombre,

                       Et toi-même es du nombre

               De ces fantômes passagers :

Tu passeras comme eux, et ta chute funeste

Suivra l’attachement à ces objets légers,

               Si pour éviter ces dangers

Tu ne romps avec toi comme avec tout le reste.

 

De ce triste séjour où tout n’est que défaut,

                       Jusqu’aux pieds du Très-Haut,

               Sache relever ta pensée ;

Qu’à force de soupirs, de larmes et de vœux,

Jusques à Jésus-Christ ta prière poussée

               Lui montre une ardeur empressée,

D’où sans cesse pour lui partent de nouveaux feux.

 

Si tu t’y sens mal propre, et qu’entre tant d’épines

                       Jusqu’aux grandeurs divines

               Tes forces ne puissent monter,

S’il faut que sur la terre encor tu les essaies,

Sa passion t’y donne assez où t’arrêter ;

               Mais il faut pour la bien goûter

Affermir ta demeure au milieu de ses plaies.

 

Prends ce dévot refuge en toutes tes douleurs,

                       Et tes plus grands malheurs

               Trouveront une issue aisée :

Tu sauras négliger quoi qu’il faille souffrir ;

Les mépris te seront des sujets de risée,

               Et la médisance abusée

Ne dira rien de toi dont tu daignes t’aigrir.

 

Le monarque du ciel, le maître du tonnerre,

                       Méprisé sur la terre,

               Dans l’opprobre y finit ses jours ;

Au milieu de sa peine, au fort de sa misère,

Il vit tous ses amis lâches, muets et sourds :

               Tout lui refusa du secours,

Et tout l’abandonna, jusqu’à son propre père.

 

Cet abandon lui plut, il aima ce mépris,

                       Et pour être ton prix

               Il voulut être ta victime :

Innocent qu’il était, il voulut endurer ;

Et toi, dont la souffrance est moindre que le crime,

               Tu t’oses plaindre qu’on t’opprime,

Et croire que tes maux valent en murmurer !

 

Il eut des ennemis, il vit la médisance

                       Noircir en sa présence

               Ses plus sincères actions ;

Et tu veux que chacun avec soin te caresse,

Que chacun soit jaloux de tes affections,

               Qu’il coure à tes intentions,

Et pour te mieux servir à l’envi s’intéresse !

 

Dans les adversités l’âme fait ses trésors

                       Des misères du corps ;

               Ce sont les épreuves des bonnes :

Leur patience amasse alors sans se lasser ;

Mais où pourra la tienne emporter des couronnes,

               Si tous les soins que tu te donnes

N’ont pour but que de fuir ce qui peut l’exercer ?

 

Tu vois ton maître en croix, où ton péché le tue,

                       Et tu peux à sa vue

               Te rebuter de quelque ennui !

Ah ! Ce n’est pas ainsi qu’on a part à sa gloire ;

Change, pauvre pécheur, change dès aujourd’hui :

               Souffre avec lui, souffre pour lui,

Si tu veux avec lui régner par sa victoire.

 

Si tu peux dans son sein une fois pénétrer

                       Jusqu’où savent entrer

               Les ardeurs d’une amour extrême,

Si tu peux faire en terre un essai des plaisirs

Où ce parfait amour abîme un cœur qui l’aime,

               Tu verras bientôt pour toi-même

Ta sainte indifférence avoir peu de désirs.

 

Il t’importera peu que le monde s’en joue,

                       Et t’offre de la roue

               Ou le dessus ou le dessous :

Plus cet amour est fort, plus l’homme se méprise ;

Les opprobres n’ont rien qui ne lui semble doux,

               Et plus rudes en sont les coups,

Plus il voit que de Dieu la main le favorise.

 

L’amoureux de Jésus et de la vérité

                       Avec sévérité

               Au dedans de soi se ramène ;

Et depuis que son cœur pleinement s’affranchit

De toute affection désordonnée et vaine,

               De toute ambition humaine,

Dans ce retour vers Dieu sans obstacle il blanchit.

 

Son âme détachée, et libre autant que pure,

                       Par-dessus la nature

               Sans peine apprend à s’élever :

Sitôt que de soi-même il cesse d’être esclave,

Un ferme et vrai repos chez lui le vient trouver ;

               Et quand il a pu se braver,

Il n’a point d’ennemis qu’aisément il ne brave.

 

Il sait donner à tout un véritable prix,

                       Sans peser le mépris

               Ou l’estime qu’en fait le monde :

Vraiment sage et savant, il peut dire en tout lieu

Qu’il ne tient point de lui sa doctrine profonde,

               Et que celle dont il abonde

Ne se puise jamais qu’en l’école de Dieu.

 

Dedans l’intérieur il ordonne sa voie,

                       Et dehors, quoi qu’il voie,

               Tout est peu de chose à ses yeux :

Le zèle qui partout règne en sa conscience

N’attend pour s’exercer ni les temps ni les lieux,

               Et pour aller de bien en mieux

Tout lieu, tout temps est propre à son impatience.

 

Quelques tentations qui l’osent assaillir,

                       Prompt à se recueillir,

               En soi-même il fait sa retraite ;

Et comme il s’y retranche avec facilité,

Des attraits du dehors la douceur inquiète

               Jamais jusque-là ne l’arrête

Qu’il se répande entier sur leur inanité.

 

Ni le travail du corps, ni le soin nécessaire

                       D’une pressante affaire

               Ne l’emporte à se disperser ;

Dans tous événements ce zèle trouve place ;

La bonne occasion, il la sait embrasser ;

               La mauvaise, il la sait passer,

Et faire son profit de ce qui l’embarrasse.

 

Ce bel ordre au dedans en chasse tout souci

                       De ce que font ici

               Ceux qu’on blâme et ceux qu’on admire :

Il ferme ainsi la porte à tous empêchements,

Et sait qu’on n’est distrait du bien où l’âme aspire

               Qu’autant qu’en soi-même on attire

D’un vain extérieur les prompts amusements.

 

Si la tienne une fois était bien dégagée,

                       Bien nette, bien purgée

               De ces folles impressions,

Tout la satisferait, tout lui serait utile,

Et Dieu, réunissant tes inclinations,

               De toutes occupations

Te ferait en vrais biens une terre fertile.

 

Mais n’étant pas encor ni bien mortifié,

                       Ni bien fortifié

               Contre les douceurs passagères,

Souvent il te déplaît qu’au lieu de ces vrais biens,

Tu ne te vois rempli que d’images légères,

               Dont les promesses mensongères

Troublent à tous moments la route que tu tiens.

 

Ton cœur aime le monde ; et tout ce qui le brouille,

                       Tout ce qui plus le souille,

               C’est cet impur attachement :

Rejette ses plaisirs, romps avec leur bassesse ;

Et ce cœur vers le ciel s’élançant fortement,

               Saura goûter incessamment

Du calme intérieur la parfaite allégresse.

 

 

 

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CHAPITRE II

 

 

De l’humble soumission.

 

 

 

               Ne te mets pas beaucoup en peine

               De toute la nature humaine

Qui t’aime ou qui te hait, qui te nuit ou te sert :

Va jusqu’au Créateur, mets ton soin à lui plaire,

                       Quoi que tu veuilles faire ;

Et s’il est avec toi, marche à front découvert.

 

               La bonne et saine conscience

               A toujours Dieu pour sa défense,

De qui le ferme appui l’empêche de trembler,

Et reçoit de son bras une si forte garde

                       Quand son œil la regarde,

Qu’il n’est point de méchant qui la puisse accabler.

 

               Quoi qu’il t’arrive de contraire,

               Apprends à souffrir, à te taire,

Et tu verras sur toi le secours du Seigneur :

Il a pour t’affranchir mille routes diverses,

                       Et sait dans ces traverses

Quand et comme il en faut adoucir la rigueur.

 

               C’est en sa main forte et bénigne

               Qu’il faut que l’homme se résigne,

Quelques maux qu’il prévoie ou puisse ressentir ;

À lui seul appartient de nous donner de l’aide ;

                       À lui seul le remède

Qui de confusion nous peut tous garantir.

 

               Cependant ce qu’un autre blâme

               Des taches qui souillent notre âme,

Souvent assure en nous la vraie humilité :

Souvent le vain orgueil par là se déracine,

                       L’amour-propre se mine,

Et fait place aux vertus avec facilité.

 

               L’homme qui soi-même s’abaisse,

               Par l’humble aveu de sa faiblesse,

Des plus justes fureurs rompt aisément les coups,

Et satisfait sur l’heure avec si peu de peine,

                       Que la plus âpre haine

Ne saurait contre lui conserver de courroux.

 

               L’humble seul vit comme il faut vivre :

               Dieu le protège et le délivre ;

Il l’aime et le console à chaque événement ;

Il descend jusqu’à lui pour lui montrer ses traces ;

                       Il le comble de grâces,

Et l’élève à la gloire après l’abaissement.

 

               Il répand sur lui ses lumières

               Et les connaissances entières

De ses plus merveilleux et plus profonds secrets ;

Il l’invite, il l’attire à ce bonheur extrême,

                       Et l’attache à soi-même

Par la profusion de ses plus doux attraits.

 

               L’humble ainsi trouve tout facile,

               Toujours content, toujours tranquille,

Quelque confusion qu’il lui faille essuyer ;

Et comme c’est en Dieu que son repos se fonde

                       Sur le mépris du monde,

En Dieu malgré le monde il le sait appuyer.

 

               Enfin c’est par là qu’on profite,

               C’est par là que le vrai mérite

Au reste des vertus se laisse dispenser.

Quelque éclat qu’à leur prix les tiennes puissent joindre,

                       Tiens-toi de tous le moindre,

Ou dans le bon chemin ne crois point avancer.

 

 

 

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CHAPITRE III

 

 

De l’homme pacifique.

 

 

 

Prépare tes efforts à mettre en paix les autres

              Par ceux de l’affermir chez toi :

Leurs esprits aisément se règlent sur les nôtres,

L’exemple est la plus douce et la plus forte loi.

 

Ce calme intérieur est le trésor unique

              Qui soit digne de nos souhaits :

L’homme docte sert moins que l’homme pacifique,

Et le fruit du savoir cède à ceux de la paix.

 

Le savant qui reçoit sa passion pour guide

              N’agit sous elle qu’en brutal :

Le bien lui semble un crime, et sa croyance avide

Vole même au-devant de ce qu’on dit de mal.

 

Qui se possède en paix est d’une autre nature :

              Il sait tourner le mal en bien,

Il sait fermer l’oreille au bruit de l’imposture,

Et jamais d’aucun autre il ne soupçonne rien.

 

Mais qui vit mal content et suit l’impatience

              De ses bouillants et vains désirs,

Celui-là n’est jamais sans quelque défiance,

Et voit partout matière à de prompts déplaisirs.

 

Comme tout fait ombrage aux soucis qu’il se donne,

              Tout le blesse, tout lui déplaît :

Il n’a point de repos et n’en laisse à personne,

Il ne sait ce qu’il veut, ni même ce qu’il est.

 

Il tait ce qu’il doit dire, et dit ce qu’il doit taire ;

              Il va quand il doit s’arrêter ;

Et son esprit troublé quitte ce qu’il faut faire

Pour faire avec chaleur ce qu’il faut éviter.

 

Sa rigueur importune examine et publie

              Où manque le devoir d’autrui,

Et lui-même du sien pleinement il s’oublie,

Comme si Dieu jamais n’avait rien dit pour lui.

 

Tourne les yeux sur toi, malheureux, et regarde

              Quel zèle aveugle te confond ;

Mets sur ton propre cœur une soigneuse garde,

Et considère après ce que les autres font.

 

Tu sais bien t’excuser, et n’admets point d’excuses

              Pour les faiblesses du prochain :

Il n’est point de couleurs pour toi que tu refuses,

Ni de raisons pour lui qui ne parlent en vain.

 

Sois-lui plus indulgent, et pour toi plus sévère ;

              Censure ton mauvais emploi,

Excuse ceux d’un autre, et souffre de ton frère,

Si tu veux que ton frère aime à souffrir de toi.

 

Vois-tu combien ton âme est encore éloignée

              De l’humble et vive charité,

Qui jamais ne s’aigrit, jamais n’est indignée,

Jamais ne veut de mal qu’à sa fragilité ?

 

Ce n’est pas grand effort de hanter sans querelle

              Des esprits doux, des gens de bien :

À se plaire avec eux la pente est naturelle,

Et chacun sans miracle aime leur entretien.

 

Chacun aime la paix, la cherche, la conserve,

              L’embrasse avec contentement,

Et se donne sans peine avec peu de réserve

À ceux qu’il voit partout suivre son sentiment.

 

Mais il est des esprits durs, indisciplinables,

              Dont on ne peut venir à bout ;

Il est des naturels farouches, intraitables,

Qui tirent vanité de contredire tout.

 

Converser avec eux sans bruit et sans murmure,

              C’est une si grande action,

Qu’il faut beaucoup de grâce à porter la nature

Jusqu’à ce haut degré de la perfection.

 

Je te le dis encore, il est parmi le monde

              Des genres d’esprits bien divers :

Il en est qui dans eux ont une paix profonde,

Et sauraient la garder avec tout l’univers ;

 

Il en est d’opposés, dont l’humeur inquiète

              L’exile à jamais de chez eux,

Et ne peut consentir qu’un autre se promette

Un bonheur si contraire au chagrin de leurs vœux.

 

Ceux-là partout à charge, et les vivants supplices

              De qui se condamne à les voir,

Mais plus à charge encore à leurs propres caprices,

Se donnent plus de mal qu’ils n’en font recevoir.

 

D’autres aiment la paix, et n’ont d’inquiétude

              Que pour s’y pouvoir maintenir,

Et d’autres sans relâche appliquent leur étude

À réduire quelque autre aux soins d’y parvenir.

 

Notre paix cependant n’est pas ce que l’on pense ;

              Et tant qu’il nous faut respirer,

Elle consiste plus dans une humble souffrance

Qu’à ne rien ressentir qu’il fâche d’endurer.

 

Qui sait le mieux souffrir, c’est chez lui qu’elle abonde,

              C’est lui qui la garde le mieux :

Il triomphe ici-bas de soi-même et du monde ;

Et comme enfant de dieu, son partage est aux cieux.

 

 

 

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CHAPITRE IV

 

 

De la pureté du cœur

et de la simplicité de l’intention.

 

 

 

Pour t’élever de terre, homme, il te faut deux ailes,

La pureté du cœur et la simplicité :

Elles te porteront avec facilité

Jusqu’à l’abîme heureux des clartés éternelles.

Celle-ci doit régner sur tes intentions,

Celle-là présider à tes affections,

Si tu veux de tes sens dompter la tyrannie :

L’humble simplicité vole droit jusqu’à Dieu,

La pureté l’embrasse, et l’une à l’autre unie

S’attache à ses bontés, et les goûte en tout lieu.

 

Nulle bonne action ne te ferait de peine,

Si tu te dégageais de tous dérèglements :

Le désordre insolent des propres sentiments

Forme tout l’embarras de la faiblesse humaine.

Ne cherche ici qu’à plaire à ce grand souverain,

N’y cherche qu’à servir après lui ton prochain,

Et tu te verras libre au dedans de ton âme :

Tu seras au-dessus de ta fragilité,

Et n’auras plus de part à l’esclavage infâme

Où par tous autres soins l’homme est précipité.

 

Si ton cœur était droit, toutes les créatures

Te seraient des miroirs et des livres ouverts,

Où tu verrais sans cesse en mille lieux divers

Des modèles de vie et des doctrines pures.

Toutes comme à l’envi te montrent leur auteur :

Il a dans la plus basse imprimé sa hauteur,

Et dans la plus petite il est plus admirable ;

De sa pleine bonté rien ne parle à demi,

Et du vaste éléphant la masse épouvantable

Ne l’étale pas mieux que la moindre fourmi.

 

Purge l’intérieur, rends-le bon et sans tache,

Tu verras tout sans trouble et sans empêchement,

Et tu sauras comprendre, et tôt et fortement,

Ce que des passions le voile épais te cache.

Au cœur bien net et pur l’âme prête des yeux

Qui pénètrent l’enfer et percent jusqu’aux cieux :

Il voit tout comme il est, et jamais ne s’abuse ;

Mais le cœur mal purgé n’a que les yeux du corps :

Toute sa connaissance ainsi qu’eux est confuse ;

Et tel qu’il est dedans, tel il juge au dehors.

 

Certes, s’il est ici quelque solide joie,

C’est ce cœur épuré qui seul la peut goûter ;

Et s’il est quelque angoisse au monde à redouter,

C’est dans un cœur impur qu’elle entre et se déploie.

Dépouille donc le tien de ce qui l’a souillé,

Et vois comme le fer par le feu dérouillé

Prend une couleur vive au milieu de la flamme :

D’un plein retour vers Dieu c’est là le vrai tableau ;

Son feu sait dissiper les pesanteurs de l’âme,

Et faire du vieil homme un homme tout nouveau.

 

Quand ce feu s’alentit, soudain l’homme appréhende

Jusqu’au moindre travail, jusqu’aux moindres efforts,

Et souffre avec plaisir les douceurs du dehors,

Quelques pièges secrets que ce plaisir lui tende ;

Mais alors qu’il commence à triompher de soi,

Qu’il choisit Dieu pour maître et pour unique roi,

Que dans sa sainte voie il marche avec courage,

Le travail le plus grand ne l’en peut épuiser :

Plus il se violente, et plus il se soulage,

Et ce qui l’accablait cesse de lui peser.

 

 

 

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CHAPITRE IV

 

 

De la considération de soi-même.

 

 

 

Ne nous croyons pas trop ; souvent nos connaissances

               Ne sont enfin qu’illusions ;

Souvent la grâce y manque, et toutes nos puissances

               N’ont que de fausses visions.

 

Nous avons peu de jour à discerner la feinte

               D’avec la pure vérité,

Et sa faible lumière est aussitôt éteinte

               Par notre indigne lâcheté.

 

L’homme aveugle au dedans rarement se défie

               De cet aveuglement fatal,

Et quelque mal qu’il fasse, il ne s’en justifie

               Qu’en s’excusant encor plus mal.

 

Souvent tout ébloui d’une vaine étincelle

               Qui brille en sa dévotion,

Il impute à l’ardeur d’un véritable zèle

               Les chaleurs de sa passion.

 

Comme partout ailleurs il porte une lumière

               Qui chez lui n’éclaire pas bien,

Il voit en l’œil d’autrui la paille et la poussière,

               Et ne voit pas la poutre au sien.

 

Ce qu’il souffre d’un autre est une peine extrême :

               Il en fait bien sonner l’ennui,

Et ne s’aperçoit pas combien cet autre même

               À toute heure souffre de lui.

 

Le vrai dévot sait prendre une juste balance

               Pour mieux peser tout ce qu’il fait,

Et consumant sur soi toute sa vigilance,

               Il croit chacun moins imparfait.

 

Il se voit le premier, et met ce qu’il doit faire

               Au-devant de tout autre emploi,

Et quoi qu’ailleurs il voie, il apprend à s’en taire,

               À force de penser à soi.

 

Si tu veux donc monter jusqu’au degré suprême

               De la haute dévotion,

Ne censure aucun autre, et fixe sur toi-même

               L’effort de ton attention.

 

Pense à toute heure à Dieu, mais de toutes tes forces ;

               Pense à toi de tout ton pouvoir,

Et de l’extérieur les flatteuses amorces

               Ne pourront jamais t’émouvoir.

 

Sais-tu, quand tu n’es pas présent à ta pensée,

               Où vont sans toi tes vœux confus ?

Et vois-tu ce que fait ton âme dispersée

               Quand tu ne la regardes plus ?

 

Quand ton esprit volage a couru tout le monde,

               Quel fruit en peux-tu retirer,

S’il est le seul qu’enfin sa course vagabonde

               Néglige de considérer ?

 

Veux-tu vivre en repos, et que ton âme entière

               S’unisse au monarque des cieux ?

Sache pour ton salut mettre tout en arrière,

               Et l’avoir seul devant les yeux.

 

Tu l’avances beaucoup, si tu fais rude guerre

               Aux soins qui règnent ici-bas ;

Et le recules fort, si de toute la terre

               Tu peux faire le moindre cas.

 

Ne crois rien fort, rien grand, rien haut, rien désirable,

               Rien digne de t’entretenir,

Que Dieu, que ce qui part de sa main adorable,

               Que ce qui t’en fait souvenir.

 

Tiens pour vain et trompeur ce que les créatures

               T’offrent de consolations,

Et n’abaisse jamais à leurs douceurs impures

               L’honneur de tes affections.

 

L’âme que pour Dieu brûle un feu vraiment céleste

               Ne peut accepter d’autre appui :

Elle est toute à lui seule, et dédaigne le reste,

               Qu’elle voit au-dessous de lui.

 

Il est lui seul aussi d’éternelle durée,

               Il remplit tout de sa bonté,

Il est seul de nos cœurs l’allégresse épurée,

               Et seul notre félicité.

 

 

 

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CHAPITRE V

 

 

Des joies de la bonne conscience.

 

 

 

               Droite et sincère conscience,

               Digne gloire des gens de bien,

Oh ! que ton témoignage est un doux entretien,

Et qu’il mêle de joie à notre patience,

               Quand il ne nous reproche rien !

 

               Tu fais souffrir avec courage,

               Tu fais combattre en sûreté ;

L’allégresse te suit parmi l’adversité,

Et contre les assauts du plus cruel orage

               Tu soutiens la tranquillité.

 

               Mais la conscience gâtée

               Tremble au dedans sous le remords ;

Sa vaine inquiétude égare ses efforts ;

Et les noires vapeurs dont elle est agitée

               Offusquent même ses dehors.

 

               Malgré le monde et ses murmures,

               Homme, tu sauras vivre en paix,

Si ton cœur est d’accord de tout ce que tu fais,

Et s’il ne porte point de secrètes censures

               Sur la chaleur de tes souhaits.

 

               Aime les avis qu’il t’envoie,

               Embrasse leur correction,

Et pour te bien tenir en ta possession,

Jamais ne te hasarde à prendre aucune joie

               Qu’après une bonne action.

 

               Méchants, cette vraie allégresse

               Ne peut entrer en votre cœur :

Le calme en est banni par la voix du Seigneur,

Et c’est faire une injure à sa parole expresse

               Que vous vanter d’un tel bonheur.

 

               Ne dites point, pour nous séduire,

               Que vous vivez en pleine paix,

Que les malheurs sur vous ne tomberont jamais,

Et qu’aucun assez vain pour prétendre à vous nuire

               N’en saurait venir aux effets.

 

               Vous mentez, et l’ire divine,

               Bientôt contrainte d’éclater,

Dans un triste néant vous va précipiter ;

Et sous l’affreux débris d’une prompte ruine

               Tous vos desseins vont avorter.

 

               Le juste a des routes diverses :

               Il aime en Dieu l’affliction,

Et se souvient toujours parmi l’oppression

Que prendre quelque gloire à souffrir des traverses,

               C’est en prendre en sa passion.

 

               Il voit celle qui vient des hommes

               Avec mépris, avec courroux :

Aussi n’a-t-elle rien qu’il puisse trouver doux ;

Elle est faible, elle est vaine, ainsi que nous le sommes,

               Et périssable comme nous.

 

               Elle n’est jamais si fidèle

               Qu’elle ne déçoive à la fin ;

Et la déloyauté de son éclat malin

Dans un brillant nuage enveloppe avec elle

               Un noir amas de long chagrin.

 

               Celle des bons, toute secrète,

               N’a ni pompe, ni faux attraits ;

Leur seule conscience en forme tous les traits,

Et la bouche de l’homme, à changer si sujette,

               Ne la fait ni détruit jamais.

 

               De Dieu seul part toute leur joie,

               De qui la sainte activité,

Remontant vers sa source avec rapidité,

S’attache à la grandeur de la main qui l’envoie,

               Et s’abîme en sa vérité.

 

               L’amour de la gloire éternelle

               Les sait si pleinement saisir,

Que leur âme est stupide à tout autre plaisir,

Et que tout ce qu’on voit de gloire temporelle

               Ne les touche d’aucun désir.

 

               Aussi l’issue en est funeste

               Pour qui ne peut s’en dégager ;

Et qui de tout son cœur n’aime à la négliger

Ne peut avoir d’amour pour la gloire céleste,

               Ou cet amour est bien léger.

 

               Douce tranquillité de l’âme,

               Avant-goût de celle des cieux,

Tu fermes pour la terre et l’oreille et les yeux ;

Et qui sait dédaigner la louange et le blâme

               Sait te posséder en tous lieux.

 

               Ton repos est une conquête

               Dont jouissent en sûreté

Ceux dont la conscience est sans impureté ;

Et le cœur est un port où n’entre la tempête

               Que par la vaine anxiété.

 

               Ris donc, mortel, des vains mélanges

               Qu’ici le monde aime à former :

Il a beau t’applaudir ou te mésestimer,

Tu n’en es pas plus saint pour toutes ses louanges,

               Ni moindre pour t’en voir blâmer.

 

               Ce que tu vaux est en toi-même,

               Tu fais ton prix par tes vertus ;

Tous les encens d’autrui sont encens superflus ;

Et ce qu’on est aux yeux du monarque suprême,

               On l’est partout, et rien de plus.

 

               Vois-toi dedans, et considère

               Le fond de ton intention :

Qui peut s’y regarder avec attention,

Soit qu’on parle de lui, soit qu’on veuille s’en taire,

               N’en prend aucune émotion.

 

               L’homme ne voit que le visage,

               Mais Dieu voit jusqu’au fond du cœur ;

L’homme des actions voit la vaine splendeur,

Mais Dieu connaît leur source, et voit dans le courage

               Ou leur souillure ou leur candeur.

 

               Fais toujours bien, et fuis le crime,

               Sans t’en donner de vanité ;

Du mépris de toi-même arme ta sainteté :

Bien vivre et ne s’enfler d’aucune propre estime,

               C’est la parfaite humilité.

 

               La marque d’une âme bien pure

               Qui hors de Dieu ne cherche rien,

Et met en ses bontés son unique soutien,

C’est d’être sans désir qu’aucune créature

               En dise ou pense quelque bien.

 

               Cette sévère négligence

               Des témoignages du dehors

Pour l’attacher à Dieu réunit ses efforts,

Et l’abandonne entière à cette providence

               Qu’adorent ses heureux transports.

 

                « Ce n’est pas celui qui se loue,

               Dit Saint Paul, qui sera sauvé :

Qui s’approuve soi-même est souvent réprouvé ;

Et c’est celui-là seul que ce grand maître avoue,

               Qui pour sa gloire est réservé. »

 

               Enfin cheminer dans sa voie,

               Faire avec lui forte union,

Ne se lier ailleurs d’aucune affection,

N’avoir que lui pour but, que son amour pour joie,

               C’est l’entière perfection.

 

 

 

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CHAPITRE VII

 

 

Des l’amour de Jésus-Christ

par-dessus toute chose.

 

 

 

Oh ! Qu’heureux est celui qui de cœur et d’esprit

Sait goûter ce que c’est que d’aimer Jésus-Christ,

Et joindre à cet amour le mépris de soi-même !

Oh ! Qu’heureux est celui qui se laisse charmer

Aux célestes attraits de sa beauté suprême,

               Jusqu’à quitter tout ce qu’il aime

               Pour un dieu qu’il faut seul aimer !

 

Ce doux et saint tyran de notre affection

A de la jalousie et de l’ambition :

Il veut régner lui seul sur tout notre courage ;

Il veut être aimé seul, et ne saurait souffrir

Qu’autre amour que le sien puisse entrer en partage

               Ni du cœur qu’il prend en otage,

               Ni des vœux qu’on lui doit offrir.

 

Aussi tout autre objet n’a qu’un amour trompeur

Qui naît et se dissipe ainsi qu’une vapeur,

Et dont la foi douteuse est souvent parjurée :

Le seul Jésus-Christ aime avec fidélité,

Et son amour, pareil à sa source épurée,

               N’a pour bornes de sa durée

               Que celles de l’éternité.

 

Qui de la créature embrasse les appas

Trébuchera comme elle, et suivra pas à pas

D’un si fragile appui le débris infaillible :

L’amour de Jésus-Christ a tout un autre effet ;

Qui le sait embrasser en devient invincible,

               Et sa défaite est impossible

               Au temps, par qui tout est défait.

 

Aime-le donc, chrétien, comme le seul ami

Qui puisse enfin te faire un bonheur affermi,

Et sans cesse à ta perte opposer son mérite ;

Attends de tout le reste un entier abandon,

Puisque c’est une loi dans le ciel même écrite,

               Qu’il faut un jour que tout te quitte,

               Soit que tu le veuilles ou non.

 

Vis et meurs en ce Dieu qui seul peut secourir,

Tant que dure la vie, et lorsqu’il faut mourir,

Les faiblesses qu’en l’homme imprime la naissance :

Il donnera la main à ton infirmité ;

Et la profusion de sa reconnaissance

               Saura réparer l’impuissance

               De ce tout qui t’aura quitté.

 

Mais je te le redis, il est amant jaloux,

Il est ambitieux, et s’éloigne de nous

Sitôt que notre cœur pour un autre soupire ;

Et si comme en son trône il n’est seul dans ce cœur,

Un orgueil adorable à ses bontés inspire

               Le dédain d’un honteux empire

               Que partage un autre vainqueur.

 

Si de la créature entièrement purgé,

Tu lui savais offrir le tien tout dégagé,

Il y prendrait soudain la place qu’il veut prendre :

Tu lui dois tous tes vœux ; et ce qu’un lâche emploi

Sur de plus bas objets en fera se répandre,

               Quoi que tu veuilles en attendre,

               C’est autant de perdu pour toi.

 

Ne mets point ton espoir sur un frêle roseau

Qui penche au gré du vent, qui branle au gré de l’eau,

Sur le monde en un mot, ni sur sa flatterie :

Sa gloire n’est qu’un songe, et ce qu’il en fait voir

Pour surprendre un moment de folle rêverie,

               Comme la fleur de la prairie,

               Tombera du matin au soir.

 

Tu seras tôt déçu, si tu n’ouvres les yeux

Qu’à ces dehors brillants qu’étale sous les cieux

De tant de vanités l’éblouissante image :

Tu croiras y trouver un plein soulagement,

Tu croiras y trouver un solide avantage,

               Pour n’y trouver à ton dommage

               Qu’un déplorable amusement.

 

Qui cherche Dieu partout sait le trouver ici ;

Qui se cherche partout sait se trouver aussi,

Mais par un heur funeste où sa perte se fonde :

Il n’a point d’ennemis de qui le coup fatal

Puisse faire une plaie en son cœur si profonde,

               Et les forces de tout un monde

               Pour lui nuire n’ont rien d’égal.

 

 

 

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CHAPITRE VIII

 

 

Des l’amitié familière de Jésus-Christ.

 

 

 

Que ta présence, ô dieu, donne à nos actions

Sous tes ordres sacrés une vigueur docile !

Que tout va bien alors ! Que tout semble facile

À la sainte chaleur de nos intentions !

Mais quand tu disparais et que ta main puissante

Avec nos bons désirs n’entre plus au combat,

Oh ! Que cette vigueur est soudain languissante !

                Qu’aisément elle s’épouvante,

                Et qu’un faible ennemi l’abat !

 

Les consolations des sens irrésolus

Tiennent le cœur en trouble et l’âme embarrassée,

Si Jésus-Christ ne parle au fond de la pensée

Ce langage secret qu’entendent ses élus ;

Mais dans nos plus grands maux, à sa moindre parole,

L’âme prend le dessus de notre infirmité,

Et le cœur, mieux instruit en cette haute école,

                Garde un calme qui nous console

                De toute leur indignité.

 

Tu pleurais, Madeleine, et ton frère au tombeau

Ne souffrait point de trêve à ta douleur fidèle ;

Mais à peine on te dit : « Viens, le maître t’appelle »,

Que ce mot de tes pleurs fait tarir le ruisseau.

Tu te lèves, tu pars, et ta douleur suivie

Des doux empressements d’un amoureux transport,

Laissant régner la joie en ton âme ravie,

                Pour chercher l’auteur de la vie,

                Ne voit plus ce qu’a fait la mort.

 

Qu’heureux est ce moment où ce dieu de nos cœurs

D’un profond déplaisir les élève à la joie !

Qu’heureux est ce moment où sa bonté déploie

Sur un gros d’amertume un peu de ses douceurs !

Sans lui ton âme aride à mille maux t’expose,

Tu n’es que dureté, qu’impuissance, qu’ennui ;

Et vraiment fol est l’homme alors qu’il se propose

                Le vain désir de quelque chose

                Qu’il faille chercher hors de lui.

 

Sais-tu ce que tu perds en son éloignement ?

Tu perds une présence en vrais biens si féconde,

Qu’après avoir perdu tous les sceptres du monde,

Tu perdrais encor plus à la perdre un moment.

Vois bien ce qu’est ce monde, et te figure stable

Le plus pompeux éclat qui jamais t’y surprit :

Que te peut-il donner qui soit considérable,

                Si les présents dont il t’accable

                Te séparent de Jésus-Christ ?

 

Sa présence est pour nous un charmant paradis,

C’est un cruel enfer pour nous que son absence,

Et c’est elle qui fait la plus haute distance

Du sort des bienheureux à celui des maudits :

Si tu peux dans sa vue en tous lieux te conduire,

Tu te mets en état de triompher de tout ;

Tu n’as plus d’ennemis assez forts pour te nuire,

                Et s’ils pensent à te détruire,

                Ils n’en sauraient venir à bout.

 

Qui trouve Jésus-Christ trouve un rare trésor,

Il trouve un bien plus grand que le plus grand empire :

Qui le perd, perd beaucoup ; et j’ose le redire,

S’il perdait tout un monde, il perdrait moins encor.

Qui le laisse échapper par quelque négligence,

Regorgeât-il de biens, il est pauvre en effet ;

Et qui peut avec lui vivre en intelligence,

                Fût-il noyé dans l’indigence,

                Il est et riche et satisfait.

 

Oh ! Que c’est un grand art que de savoir unir

Par un saint entretien Jésus à sa faiblesse !

Oh ! Qu’on a de prudence alors qu’on a l’adresse,

Quand il entre au dedans, de l’y bien retenir !

Pour l’attirer chez toi, rends ton âme humble et pure ;

Sois paisible et dévot, pour l’y voir arrêté ;

Sa demeure avec nous au zèle se mesure,

                Et la dévotion assure

                Ce que gagne l’humilité.

 

Mais parmi les douceurs qu’on goûte à l’embrasser

Il ne faut qu’un moment pour nous ravir sa grâce :

Pencher vers ces faux biens que le dehors entasse,

C’est de ton propre cœur toi-même le chasser.

Que si tu perds l’appui de sa main redoutable,

Où pourra dans tes maux ton âme avoir recours ?

Où prendra-t-elle ailleurs un appui véritable,

                Et qui sera l’ami capable

                De te prêter quelque secours ?

 

Aime : pour vivre heureux il te faut vivre aimé,

Il te faut des amis qui soient dignes de l’être ;

Mais si par-dessus eux tu n’aimes ce grand maître,

Ton cœur d’un long ennui se verra consumé.

Crois-en ou ta raison ou ton expérience :

Toutes deux te diront qu’il n’est point d’autre bien,

Et que c’est au chagrin livrer ta conscience

                Que prendre joie ou confiance

                Sur un autre amour que le sien.

 

Tu dois plutôt choisir d’attirer sur tes bras

L’orgueil de tout un monde animé de colère,

Que d’offenser Jésus, que d’oser lui déplaire,

Que de vivre un moment et ne le chérir pas.

Donne-lui tout ton cœur et toutes tes tendresses ;

Et ne souffrant chez toi personne en même rang,

Réponds en quelque sorte à ces pleines largesses

                Qui, pour acheter tes caresses,

                Lui firent donner tout son sang.

 

Que tous s’entr’aiment donc à cause de Jésus,

Pour n’aimer que Jésus à cause de lui-même ;

Rendons cette justice à sa bonté suprême,

Qui sur tous les amis lui donne le dessus.

En lui seul, pour lui seul, tous ceux qu’il a fait naître,

Tant ennemis qu’amis, il les faut tous aimer,

Et demander pour tous à l’auteur de leur être

                Et la grâce de le connaître

                Et l’heur de s’en laisser charmer.

 

Ne désire d’amour ni d’estime pour toi

Qui passant le commun te sépare du reste :

C’est un droit qui n’est dû qu’à la grandeur céleste

D’un dieu qui là-haut même est seul égal à soi.

Ne souhaite régner dans le cœur de personne ;

Ne fais régner non plus personne dans le tien ;

Mais qu’au seul Jésus-Christ tout ce cœur s’abandonne,

                Que Jésus-Christ seul en ordonne

                Comme chez tous les gens de bien.

 

Tire-toi d’esclavage, et sache te purger

De ces vains embarras que font les créatures ;

Saches en effacer jusqu’aux moindres teintures,

Romps jusqu’aux moindres nœuds qui puissent t’engager.

Dans ce détachement tu trouveras des ailes

Qui porteront ton cœur jusqu’aux pieds de ton Dieu,

Pour y voir et goûter ces douceurs immortelles

                Que dans celui de ses fidèles

                Sa bonté répand en tout lieu.

 

Mais ne crois pas atteindre à cette pureté,

À moins que de là-haut sa grâce te prévienne,

À moins qu’elle t’attire, à moins qu’elle soutienne

Les efforts chancelants de ta légèreté.

Alors, par le secours de sa pleine efficace,

Tous autres nœuds brisés, tout autre objet banni,

Seul hôte de toi-même, et maître de la place,

                Tu verras cette même grâce

                T’unir à cet être infini.

 

Aussitôt que du ciel dans l’homme elle descend,

Il n’a plus aucun faible, il peut tout entreprendre ;

L’impression du bras qui daigne la répandre

D’infirme qu’il était l’a rendu tout-puissant ;

Mais sitôt que ce bras la retire en arrière,

L’homme dénué, pauvre, accablé de malheurs,

Et livré par lui-même à sa faiblesse entière,

                Semble ne voir plus la lumière

                Que pour être en proie aux douleurs.

 

Ne perds pas toutefois le courage ou l’espoir

Pour sentir cette grâce ou partie ou moins vive ;

Mais présente un cœur ferme à tout ce qui t’arrive,

Et bénis de ton dieu le souverain vouloir.

Dans quelque excès d’ennuis qu’un tel départ t’engage,

Souffre tout pour sa gloire attendant le retour,

Et songe qu’au printemps l’hiver sert de passage,

                Qu’un profond calme suit l’orage,

                Et que la nuit fait place au jour.

 

 

 

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CHAPITRE IX

 

 

Du manquement de toute sorte de consolation.

 

 

 

               Notre âme néglige sans peine

               La consolation humaine,

               Quand la divine la remplit :

Une sainte fierté dans ce dédain nous jette,

Et la parfaite joie aisément établit

               L’heureux mépris de l’imparfaite.

 

Mais du côté de Dieu demeurer sans douceur,

Quand nous foulons aux pieds toute celle du monde,

Accepter pour sa gloire une langueur profonde,

Un exil où lui-même il abîme le cœur,

Ne nous chercher en rien alors que tout nous quitte,

Ne vouloir rien qui plaise alors que tout déplaît,

N’envoyer ni désirs vers le propre intérêt,

Ni regards échappés vers le propre mérite :

C’est un effort si grand, qu’il se faut élever

Au-dessus de tout l’homme avant que l’entreprendre ;

Sans se vaincre soi-même on ne peut y prétendre,

Et sans faire un miracle on ne peut l’achever.

 

               Que fais-tu de grand ou de rare,

               Si la paix de ton cœur s’empare

               Quand la grâce règne au dedans,

Si tu sens pleine joie au moment qu’elle arrive,

Si tes vœux aussitôt deviennent plus ardents,

               Et ta dévotion plus vive ?

 

C’est l’ordinaire effet de son épanchement

Que d’enfanter le zèle et semer l’allégresse ;

C’est l’accompagnement de cette grande hôtesse,

Et tout le monde aspire à cet heureux moment.

Assez à l’aise marche et fournit sa carrière

Celui dont en tous lieux elle soutient la croix :

Du fardeau le plus lourd il ne sent point le poids ;

Dans la nuit la plus sombre il a trop de lumière ;

Le tout-puissant le porte et le daigne éclairer ;

Le tout-puissant lui-même à sa course préside ;

Et comme il est conduit par le souverain guide,

Il n’est pas merveilleux s’il ne peut s’égarer.

 

               Nous aimons ce qui nous console :

               L’âme le cherche, l’âme y vole,

               L’âme s’attache au moindre attrait ;

Elle penche toujours vers ce qui la chatouille,

Et difficilement l’homme le plus parfait

               De tout lui-même se dépouille.

 

Laurent, le saint martyr, en vint pourtant à bout

Quand Dieu le sépara de Sixte son grand prêtre ;

Il l’aimait comme père, il l’aimait comme maître ;

Mais un amour plus fort le détacha de tout.

D’une perte si dure il fit des sacrifices

À l’honneur de ce dieu qui couronnait sa foi :

Il triompha du siècle en triomphant de soi ;

Par le mépris du monde il brava les supplices ;

Mais il avait porté cette mort constamment,

Avant que des bourreaux il éprouvât la rage ;

Et parmi les tourments ce qu’il eut de courage

Fut un prix avancé de son détachement.

 

               Ainsi cette âme toute pure

               Mit l’amour de la créature

               Sous les ordres du créateur ;

Et son zèle pour Dieu, brisant toute autre chaîne,

Préféra le vouloir du souverain auteur

               À toute la douceur humaine.

 

Apprends de cet exemple à desserrer les nœuds

Par qui l’affection, par qui le sang te lie,

Ces puissants et doux nœuds qui font aimer la vie,

Et sans qui l’homme a peine à s’estimer heureux.

Quitte un ami sans trouble, alors que Dieu l’ordonne ;

Vois sans trouble un ami te quitter à son tour ;

Comme un bien passager regarde son amour ;

Sois égal quand il t’aime et quand il t’abandonne.

Ne faut-il pas enfin chacun s’entre-quitter ?

Où tous les hommes vont, aucuns ne vont ensemble ;

Et devant ce grand juge où le plus hardi tremble,

Le roi le mieux suivi se va seul présenter.

 

               Que l’homme a de combats à faire,

               Avant que de se bien soustraire

               À l’empire des passions,

Avant que de soi-même il soit si bien le maître

Qu’il pousse tout l’effort de ses affections

               Jusqu’à l’auteur de tout son être !

 

Qui s’attache à soi-même aussitôt l’en bannit,

Et qui peut sur soi-même appuyer sa faiblesse

Glisse et tombe aisément dans l’indigne mollesse

Des consolations que le siècle fournit ;

Mais quiconque aime Dieu d’un amour véritable,

Quiconque s’étudie à marcher sur ses pas,

Apprend si bien à fuir ces dangereux appas,

Que d’une telle chute il devient incapable :

Rien de la part des sens ne le saurait toucher ;

Et loin de prêter l’âme à leurs vaines délices,

Les grands travaux pour Dieu, les rudes exercices,

Sont tout ce qu’en la vie il se plaît à chercher.

 

               Quand donc tu sens parmi ton zèle

               Quelque douceur spirituelle

               Dont s’échauffe ta volonté,

Rends grâces à ton Dieu de ce feu qu’elle excite,

Et reconnais que c’est un don de sa bonté,

               Et non l’effet de ton mérite.

 

Quoique ce soit un bien sur tous autres exquis,

D’une excessive joie arrête la surprise :

N’en sois pas plus enflé quand il t’en favorise,

Et n’en présume pas déjà le ciel acquis ;

En toutes actions sois-en mieux sur tes gardes ;

Que ton humilité sache s’en redoubler :

Plus il te donne à perdre, et plus tu dois trembler ;

Tant plus il t’enrichit, et tant plus tu hasardes.

Ces moments passeront avec tous leurs attraits,

Et la tentation, se coulant en leur place,

Y fera succéder l’orage à la bonace,

Les troubles au repos, et la guerre à la paix.

 

               Si toute leur douceur partie

               Laisse ta vigueur amortie,

               Ne désespère pas soudain,

Mais à l’humilité joignant la confiance,

Attends que le Très-Haut daigne abaisser la main

               Au secours de ta patience.

 

Ce Dieu, toujours tout bon et toujours tout-puissant,

Ce Dieu, dans ses bontés toujours inépuisable,

Peut faire un nouveau don d’une grâce plus stable,

D’une vigueur plus ferme à ton cœur languissant.

Vous le savez, dévots qui marchez dans sa voie,

Qu’on y voit tour à tour la paix et les combats,

Qu’on y voit l’amertume enfanter les appas,

Qu’on y voit le chagrin succéder à la joie.

Les saints même, les saints, tous comblés de ce don,

Ont éprouvé souvent de ces vicissitudes,

Et senti des moments tantôt doux, tantôt rudes,

Par la pleine assistance et l’entier abandon.

 

               Crois-en David sur sa parole.

               Tant que la grâce le console,

               C’est ainsi qu’il en parle à Dieu :

« Lorsque de tes faveurs je goûtais l’abondance,

« Je le disais, Seigneur, qu’aucun temps, aucun lieu,

                « Ne pourrait troubler ma constance. »

 

À cette fermeté succède la langueur

Par le départ soudain de cette même grâce :

« Tu n’as fait, lui dit-il, que détourner ta face,

« Et le trouble aussitôt s’est saisi de mon cœur. »

Cependant il conserve une espérance entière ;

Et dans cette langueur rassemblant ses esprits :

« Jusqu’à toi, poursuit-il, j’élèverai mes cris,

« Jusqu’à toi, mon sauveur, j’enverrai ma prière. »

Il en obtient le fruit, et change de discours :

« Le Seigneur à mes maux est devenu sensible,

« Dit-il, et la pitié l’ayant rendu flexible,

« Lui-même il a voulu descendre à mon secours. »

 

               Veux-tu savoir de quelle sorte

               Agit cette grâce plus forte ?

               Écoute ses ravissements :

« Tu dissipes, ô dieu ! L’aigreur de ma tristesse,

« Tu changes en plaisirs tous mes gémissements,

                « Et m’environnes d’allégresse. »

 

Puisque Dieu traite ainsi même les plus grands saints,

Nous autres malheureux perdrons-nous tout courage,

Pour voir que notre vie ici-bas se partage

Aux inégalités qui troublent leurs desseins ?

Voyons tantôt le feu, voyons tantôt la glace

Dans nos cœurs tour à tour se mêler sans arrêt :

L’esprit ne va-t-il pas et vient comme il lui plaît ?

Son bon plaisir lui seul le retient ou le chasse ;

Job en sert de témoin : « Tu le veux, ô Seigneur !

               Disait-il, que ton bras nous défende et nous quitte,

               Et tu nous fais à peine un moment de visite

               Qu’aussitôt ta retraite éprouve notre cœur. »

 

               Sur quoi donc faut-il que j’espère,

               Et dans l’excès de ma misère,

               Sur quoi puis-je me confier,

Sinon sur la grandeur de sa miséricorde,

Et sur ce que sa grâce aime à justifier

               Ceux à qui sa bonté l’accorde ?

 

Soit que j’aie avec moi toujours des gens de bien,

De fidèles amis, ou de vertueux frères,

Soit que des beaux traités les conseils salutaires,

Soit que les livres saints me servent d’entretien,

Qu’en hymnes tout un chœur autour de moi résonne

Ces frères, ces amis, ces livres et ce chœur,

Tout cela n’a pour moi ni force ni saveur,

Lorsqu’à ma pauvreté la grâce m’abandonne ;

Et l’unique remède en cette extrémité

C’est une patience égale au mal extrême,

Une abnégation parfaite de moi-même,

Pour accepter de Dieu toute la volonté.

 

               Je n’ai point vu d’âme si sainte,

               D’âme si fortement atteinte,

               De religieux si parfait,

Qui n’ait senti la grâce, en lui comme séchée,

N’y verser quelquefois aucun sensible attrait,

               Ou vu sa ferveur relâchée.

 

Aucun n’est éclairé de rayons si puissants,

Aucune âme si haut ne se trouve ravie,

Qui n’ait vu sa clarté précédée ou suivie

D’une attaque, ou du diable, ou de ses propres sens.

Aucun n’est digne aussi de la vive lumière

Par qui Dieu se découvre à l’esprit recueilli,

S’il ne s’est vu pour Dieu vivement assailli,

S’il n’a franchi pour Dieu quelque rude carrière.

Ne t’ébranle donc point dans les tentations ;

Ne t’inquiète point de leurs inquiétudes ;

D’elles naîtra le calme, et leurs coups les plus rudes

Sont les avant-coureurs des consolations.

 

               Puissant maître de la nature,

               Ta sainte parole en assure

               Ceux qu’elles auront éprouvés :

« Sur qui vaincra, dis-tu, je répandrai ma gloire,

« Et de l’arbre de vie il verra réservés

                « Les plus doux fruits pour sa victoire. »

 

Cette douceur du ciel en tombe quelquefois,

Pour fortifier l’homme à vaincre l’amertume ;

L’amertume la suit, de peur qu’il n’en présume

Le ciel ouvert pour lui sans plus porter de croix ;

Car enfin le bien même est souvent une porte

Par où la propre estime entre avec la vertu ;

Et quoique l’ennemi nous paroisse abattu,

Le diable ne dort point, et la chair n’est pas morte.

Il se faut donc sans cesse au combat disposer,

En craindre à tous moments quelques succès contraires,

Puisque de tous côtés on a des adversaires

Qui ne savent que c’est que de se reposer.

 

 

 

_____

 

 

CHAPITRE X

 

 

De la reconnaissance pour les grâces de Dieu.

 

 

 

              Oh ! Que tu sais mal te connaître,

              Mortel, et que mal à propos,

Toi que pour le travail Dieu voulut faire naître,

              Tu cherches ici du repos !

              Songe plus à la patience

              Qu’à cette aimable confiance

Que versent dans les cœurs ses consolations,

Et te prépare aux croix que sa justice envoie,

              Plus qu’à cette innocente joie

Que mêlent ses bontés aux tribulations.

 

              Quels mondains à Dieu si rebelles

              De leurs âmes voudraient bannir

Le goût de ces douceurs toutes spirituelles,

              S’ils pouvaient toujours l’obtenir ?

              Les pompes que le siècle étale

              N’ont jamais rien qui les égale :

Les délices des sens n’en sauraient approcher ;

Et de quelques appas qu’elles nous semblent pleines,

              Celles du siècle enfin sont vaines,

Et la honte s’attache à celles de la chair.

 

              Mais les douceurs spirituelles,

              Seules dignes de nos désirs,

Seules n’ont rien de bas, et seules toujours belles,

              Forment de solides plaisirs.

              C’est la vertu qui les fait naître,

              Et Dieu, cet adorable maître,

N’en est jamais avare aux cœurs purs et constants ;

Mais on n’en jouit pas autant qu’on le souhaite,

              Et l’âme la moins imparfaite

Voit la tentation ne cesser pas longtemps.

 

              Par trop d’espoir en nos mérites

              La fausse liberté d’esprit

S’oppose puissamment à ces douces visites

              Dont nous régale Jésus-Christ.

              Lorsque sa grâce nous console,

              D’un seul accent de sa parole

Il remplit tout l’excès de sa bénignité ;

Mais l’homme y répond mal, l’homme l’en désavoue,

              S’il ne rend grâces, s’il ne loue,

S’il ne rapporte tout à sa haute bonté.

 

              Veux-tu que la grâce divine

              Coule abondamment dans ton cœur ?

Fais remonter ses dons jusqu’à son origine ;

              N’en sois point ingrat à l’auteur.

              Il fait toujours grâce nouvelle

              À qui, pour la moindre étincelle,

Lui témoigne un esprit vraiment reconnaissant ;

Mais il sait bien aussi remplir cette menace

              D’ôter au superbe la grâce

Dont il prodigue à l’humble un effet plus puissant.

 

              Loin, consolations funestes,

              Qui m’ôtez la componction !

Loin de moi ces pensers qui semblent tous célestes,

              Et m’enflent de présomption !

              Dieu n’a pas toujours agréable

              Tout ce qu’un dévot trouve aimable ;

Toute élévation n’a pas la sainteté :

On peut monter bien haut sans atteindre aux couronnes ;

              Toutes douceurs ne sont pas bonnes,

Et tous les bons désirs n’ont pas la pureté.

 

              J’aime, j’aime bien cette grâce

              Qui me sait mieux humilier,

Qui me tient mieux en crainte, et jamais ne se lasse

              De m’apprendre à mieux m’oublier :

              Ceux que ses dons daignent instruire,

              Ceux qui savent où peut réduire

Le douloureux effet de sa soustraction,

Jamais du bien qu’ils font n’osent prendre la gloire,

              Jamais n’ôtent de leur mémoire

Qu’ils ne sont que misère et qu’imperfection.

 

              Qu’une sainte reconnaissance

              Rende donc à Dieu tout le sien ;

Et n’impute qu’à toi, qu’à ta propre impuissance,

              Tout ce qui s’y mêle du tien :

              Je m’explique, et je te veux dire

              Que des grâces que Dieu t’inspire

Tu pousses jusqu’à lui d’humbles remercîments,

Et que te chargeant seul de toutes tes faiblesses,

              Tu te prosternes, tu confesses

Qu’il ne te peut devoir que de longs châtiments.

 

              Mets-toi dans le plus bas étage,

              Il te donnera le plus haut :

C’est par l’humilité que le plus grand courage

              Montre pleinement ce qu’il vaut.

              La hauteur même dans le monde

              Sur ce bas étage se fonde,

Et le plus haut sans lui n’y saurait subsister :

Le plus grand devant Dieu, c’est le moindre en soi-même,

              Et les vertus que le ciel aime

Par les ravalements trouvent l’art d’y monter.

 

              La gloire des saints ne s’achève

              Que par le mépris qu’ils en font ;

Leur abaissement croît autant qu’elle s’élève

              Et devient toujours plus profond.

              La vaine gloire a peu de place

              Dans un cœur où règne la grâce,

L’amour de la céleste occupe tout le lieu ;

Et cette propre estime, où se plaît la nature,

              Ne saurait trouver d’ouverture

Dans celui qui se fonde et s’affermit en Dieu.

 

              Quand l’homme à cet être sublime

              Rend tout ce qu’il reçoit de bien,

D’aucun autre ici-bas il ne cherche l’estime :

              Ici-bas il ne voit plus rien.

              Dans le combat, dans la victoire,

              De tels cœurs ne veulent de gloire

Que celle que Dieu seul y verse de ses mains :

Tout leur amour est Dieu, tout leur but sa louange,

              Tout leur souhait, que sans mélange,

Elle éclate partout, en eux, en tous les saints.

 

              Aussi sa bonté semble croître

              Des louanges que tu lui rends ;

Et pour ses moindres dons savoir le reconnaître,

              C’est en attirer de plus grands.

              Tiens ses moindres grâces pour grandes,

              N’en reçois point que tu n’en rendes :

Crois plus avoir reçu que tu n’as mérité ;

              Estime précieux, estime incomparable

              Le don le moins considérable,

Et redouble son prix par ton humilité.

 

              Si dans les moindres dons tu passes

              À considérer leur auteur,

Verras-tu rien de vil, rien de faible en ses grâces,

              Rien de contemptible à ton cœur ?

              On ne peut sans ingratitude

              Nommer rien de bas ni de rude,

Quand il vient d’un si grand et si doux souverain ;

Et lorsqu’il fait pleuvoir des maux et des traverses,

              Ce ne sont que grâces diverses

Dont avec pleine joie il faut bénir sa main.

 

              Cette charité, toujours vive,

              Qui n’a que notre bien pour but,

Dispose avec amour tout ce qui nous arrive,

              Et fait tout pour notre salut.

              Montre une âme reconnaissante

              Quand tu sens la grâce puissante ;

Sois humble et patient dans sa soustraction ;

Joins, pour la rappeler, les pleurs à la prière,

              Et de peur de la perdre entière,

Unis la vigilance à la soumission.

 

 

 

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CHAPITRE XI

 

 

Du petit nombre de ceux qui aiment

la croix de Jésus-Christ.

 

 

 

Que d’hommes amoureux de la gloire céleste

Envisagent la croix comme un fardeau funeste,

Et cherchent à goûter les consolations,

Sans vouloir faire essai des tribulations !

Jésus-Christ voit partout cette humeur variable :

Il n’a que trop d’amis pour se seoir à sa table,

Aucun dans le banquet ne veut l’abandonner ;

Mais au fond du désert il est seul à jeûner.

Tous lui demandent part à sa pleine allégresse,

Mais aucun n’en veut prendre à sa pleine tristesse ;

Et ceux que l’on a vus les plus prompts à s’offrir

Le quittent les premiers quand il lui faut souffrir.

Jusqu’à la fraction de ce pain qu’il nous donne,

Assez de monde ici le suit et l’environne ;

Mais peu de son amour s’y laissent enflammer

Jusqu’à boire avec lui dans le calice amer.

Les miracles brillants dont il sème sa vie

Par leur éclat à peine échauffent notre envie,

Que sa honteuse mort refroidit nos esprits

Jusqu’à ne vouloir plus de ce don à ce prix.

 

Beaucoup avec chaleur l’aiment et le bénissent

Dont, au premier revers, les louanges tarissent.

Tant qu’ils n’ont à gémir d’aucune adversité,

Qu’il n’épanche sur eux que sa bénignité,

Cette faveur sensible aisément sert d’amorce

À soutenir leur zèle et conserver leur force ;

Mais lorsque sa bonté se cache tant soit peu,

Une soudaine glace amortit tout ce feu,

Et les restes fumants de leur ferveur éteinte

Ne font partir du cœur que murmure et que plainte,

Tandis qu’au fond de l’âme un lâche étonnement

Va de la fermeté jusqu’à l’abattement.

 

En usez-vous ainsi, vous dont l’amour extrême

N’embrasse Jésus-Christ qu’à cause de lui-même,

Et qui sans regarder votre propre intérêt,

N’avez de passion que pour ce qui lui plaît ?

Vous voyez d’un même œil tout ce qu’il vous envoie :

Vous l’aimez dans l’angoisse ainsi que dans la joie ;

Vous le savez bénir dans la prospérité,

Vous le savez louer dans la calamité ;

Une égale constance attachée à ses traces

Dans l’un et l’autre sort trouve à lui rendre grâces ;

Et quand jamais pour vous il n’aurait que rigueurs,

Mêmes remercîments partiraient de vos cœurs.

 

Pur amour de Jésus, que ta force est étrange,

Quand l’amour-propre en toi ne fait aucun mélange,

Et que de l’intérêt pleinement dépouillé

D’aucun regard vers nous tu ne te vois souillé !

 

N’ont-ils pas un amour servile et mercenaire,

Ces cœurs qui n’aiment Dieu que pour se satisfaire,

Et ne le font l’objet de leurs affections

Que pour en recevoir des consolations ?

 

Aimer Dieu de la sorte et pour nos avantages,

C’est mettre indignement ses bontés à nos gages,

Croire d’un peu de vœux payer tout son appui,

Et nous-mêmes enfin nous aimer plus que lui ;

Mais où trouvera-t-on une âme si purgée,

D’espoir de tout salaire à ce point dégagée,

Qu’elle aime à servir Dieu sans se considérer,

Et ne cherche en l’aimant que l’heur de l’adorer ?

Certes il s’en voit peu de qui l’amour soit pure

Jusqu’à se dépouiller de toute créature ;

Et s’il est sur la terre un vrai pauvre d’esprit,

Qui détaché de tout, soit tout à Jésus-Christ,

C’est un trésor si grand, que ces mines fécondes

Que la nature écarte au bout des nouveaux mondes,

Ces mers où se durcit la perle et le corail,

N’en ont jamais conçu qui fût d’un prix égal.

 

Mais aussi ce n’est pas une conquête aisée

Qu’à ses premiers désirs l’homme trouve exposée :

Quand pour y parvenir il donne tout son bien,

Avec ce grand effort il ne fait encor rien ;

Quelque âpre pénitence ici-bas qu’il s’impose,

Ses plus longues rigueurs sont encor peu de chose ;

Que sur chaque science il applique son soin,

Qu’il la possède entière, il est encor bien loin ;

Qu’il ait mille vertus dont l’heureux assemblage

De tous leurs ornements pare son grand courage ;

Que sa dévotion, que ses hautes ferveurs

Attirent chaque jour de nouvelles faveurs :

Sache qu’il lui demeure encor beaucoup à faire,

S’il manque à ce point seul, qui seul est nécessaire.

Tu sais quel est ce point, je l’ai trop répété :

C’est qu’il se quitte encor, quand il a tout quitté,

Que de tout l’amour-propre il fasse un sacrifice,

Que de lui-même enfin lui-même il se bannisse,

Et qu’élevé par là dans un état parfait,

Il croie, ayant fait tout, n’avoir encor rien fait.

 

Qu’il estime fort peu, suivant cette maxime,

Tout ce qui peut en lui mériter quelque estime ;

Que lui-même il se die, et du fond de son cœur,

Serviteur inutile aux emplois du Seigneur.

La vérité l’ordonne : « Après avoir, dit-elle,

« Rempli tous les devoirs où ma voix vous appelle,

« Après avoir fait tout ce que je vous prescris,

« Gardez encor pour vous un sincère mépris,

« Et nommez-vous encor disciples indociles,

« Serviteurs fainéants, esclaves inutiles. »

 

Ainsi vraiment tout nu, vraiment pauvre d’esprit,

Tout détaché de tout, et tout à Jésus-Christ,

Avec le roi prophète il aura lieu de dire :

« Je n’ai plus rien en moi que ce que Dieu m’inspire ;

« J’y suis seul, j’y suis pauvre. » Aucun n’est toutefois

Ni plus riche en vrais biens, ni plus libre en son choix,

Ni plus puissant enfin que ce chétif esclave

Qui foulant tout aux pieds, lui-même encor se brave,

Et rompant avec soi pour s’unir à son Dieu,

Sait en tout et partout se mettre au plus bas lieu.

 

 

 

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CHAPITRE XII

 

 

Du chemin royal de la sainte croix.

 

 

 

Homme, apprends qu’il te faut renoncer à toi-même,

Que pour suivre Jésus il faut porter ta croix :

Pour beaucoup de mortels ce sont de rudes lois ;

Ce sont de fâcheux mots pour un esprit qui s’aime ;

Mais il sera plus rude encore et plus fâcheux

Pour qui n’aura suivi ce chemin épineux,

D’entendre au dernier jour ces dernières paroles :

« Loin de moi, malheureux, loin, maudits criminels,

« Qui des biens passagers avez fait vos idoles,

« Trébuchez loin de moi dans les feux éternels ! »

 

En ce jour étonnant, qui du sein de la poudre

Fera sortir nos os à leur chair rassemblés,

Les bergers et les rois, également troublés,

Craindront de cet arrêt l’épouvantable foudre.

Les abîmes ouverts des célestes rigueurs

D’un tremblement égal rempliront tous les cœurs

Où cette auguste croix ne sera point empreinte ;

Mais ceux qui maintenant suivent son étendard

Verront lors tout frémir d’une trop juste crainte,

Et dans ce vaste effroi n’auront aucune part.

 

Ce signe au haut du ciel tout brillant de lumière,

Quand Dieu se fera voir en son grand tribunal,

Sera de ses élus le bienheureux fanal,

Et des victorieux l’éclatante bannière.

Lors du crucifié les dignes serviteurs,

Qui pour en être ici les vrais imitateurs,

Se sont faits de la croix esclaves volontaires,

Auront à son aspect de pleins ravissements,

Et ne s’en promettront que d’éternels salaires,

Quand le reste en craindra d’éternels châtiments.

 

La croix ouvre l’entrée au trône de la gloire ;

Par elle ce royaume est facile à gagner :

Aime donc cette croix par qui tu dois régner ;

En elle est le salut, la vie et la victoire.

L’invincible soutien contre tous ennemis,

Des célestes douceurs l’épanchement promis,

Et la force de l’âme ont leurs sources en elle ;

L’esprit y voit sa joie et sa tranquillité,

Il y voit des vertus le comble et le modèle,

Et la perfection de notre sainteté.

 

C’est elle seule aussi qui doit être suivie ;

Ce serait t’abuser que prendre un autre but ;

Hors d’elle pour ton âme il n’est point de salut,

Hors d’elle point d’espoir de l’éternelle vie.

Je veux bien te le dire et redire cent fois :

Si tu ne veux périr, charge sur toi ta croix,

Suis du crucifié les douloureuses traces,

Et les dons attachés à ce glorieux faix,

Attirant dans ton cœur les trésors de ses grâces,

T’élèveront au ciel pour y vivre à jamais.

 

Il a marché devant, il a porté la sienne,

Il t’a montré l’exemple en y mourant pour toi ;

Et cette mort te laisse une amoureuse loi

D’en porter une égale, et mourir en la tienne.

Si tu meurs avec lui, tu vivras avec lui ;

La part que tu prendras à son mortel ennui,

Tu l’auras aux grandeurs qui suivent sa victoire :

La mesure est pareille ; et c’est bien vainement

Qu’on s’imagine au ciel avoir part à sa gloire,

Quand on n’a point ici partagé son tourment.

 

Ainsi pour arriver à cette pleine joie,

Tout consiste en la croix, et tout gît à mourir :

C’est par là que le ciel se laisse conquérir,

Et Dieu pour te sauver n’a point fait d’autre voie.

La véritable vie et la solide paix,

Le calme intérieur de nos plus doux souhaits,

Le vrai repos enfin, c’est la croix qui le donne :

Apprends donc sans relâche à te mortifier,

Et sache que quiconque aspire à la couronne,

C’est à la seule croix qu’il se doit confier.

 

Revois de tous les temps l’image retracée,

Marche de tous côtés, cherche de toutes parts,

Jusqu’au plus haut des cieux élève tes regards,

Jusqu’au fond de la terre abîme ta pensée ;

Vois ce qu’a de plus haut la contemplation,

Vois ce qu’a de plus sûr l’humiliation,

Ne laisse rien à voir dans toute la nature :

Tu ne trouveras point à faire un autre choix,

Tu ne trouveras point ni de route plus sûre,

Ni de chemin plus haut que celui de la croix.

 

Va plus outre, et de tout absolument dispose,

Règle tout sous ton ordre au gré de ton désir,

Tu ne manqueras point d’objets de déplaisir,

Tu trouveras partout à souffrir quelque chose :

Ou de force, ou de gré, quoi qu’on veuille espérer,

Toujours de quoi souffrir et de quoi soupirer

Nous présente partout la croix inévitable ;

Et nous sentons au corps toujours quelque douleur,

Ou quelque trouble en l’âme, encor plus intraitable,

Qui semblent tour à tour nous livrer au malheur.

 

Dieu te délaissera quelquefois sans tendresse ;

Souvent par le prochain tu seras exercé ;

Souvent dans le chagrin par toi-même enfoncé,

Tu deviendras toi-même à charge à ta faiblesse ;

Souvent, et sans remède et sans allégement,

Tu ne rencontreras dans cet accablement

Rien qui puisse guérir ni relâcher ta peine :

Ton seul recours alors doit être d’endurer

Par une patience égale à cette gêne,

Tant qu’il plaît à ton Dieu de la faire durer.

 

Ses ordres amoureux veulent ainsi t’instruire

À souffrir l’amertume, et pleine, et sans douceur,

Afin que ta vertu laisse aller tout ton cœur

Où son vouloir sacré se plaît à le conduire :

Il te veut tout soumis, et par l’adversité

Il cherche à voir en toi croître l’humilité,

À te donner un goût plus pur de sa souffrance ;

Car aucun ne la goûte enfin si purement

Que celui qu’a daigné choisir sa providence

Pour lui faire éprouver un semblable tourment.

 

La croix donc en tous lieux est toujours préparée ;

La croix t’attend partout, et partout suit tes pas :

Fuis-la de tous côtés, et cours où tu voudras,

Tu n’éviteras point sa rencontre assurée.

Tel est notre destin, telles en sont les lois ;

Tout homme pour lui-même est une vive croix,

Pesante d’autant plus que plus lui-même il s’aime ;

Et comme il n’est en soi que misère et qu’ennui,

En quelque lieu qu’il aille, il se porte lui-même,

Et rencontre la croix qu’il y porte avec lui.

 

Regarde sous tes pieds, regarde sur ta tête,

Regarde-toi dedans, regarde-toi dehors,

N’oublie aucuns secrets, n’épargne aucuns efforts,

Tu trouveras partout cette croix toujours prête.

Tu trouveras partout tes secrets confondus,

Ton espérance vaine et tes efforts perdus,

Si tu n’es en tous lieux armé de patience :

C’est là l’unique effort qui te puisse en tous lieux

Sous un ferme repos calmer la conscience,

Et te prêter une aide à mériter les cieux.

 

Porte-la de bon cœur, cette croix salutaire,

Que tu vois attachée à ton infirmité ;

Fais un hommage à Dieu d’une nécessité,

Et d’un mal infaillible un tribut volontaire.

Elle te portera toi-même en tes travaux,

Elle te conduira par le milieu des maux

Jusqu’à cet heureux port où la peine est finie ;

Mais ce n’est pas ici que tu dois l’espérer :

La fin des maux consiste en celle de la vie,

Et l’on trouve à gémir tant qu’on peut respirer.

 

Si c’est avec regret, lâche, que tu la portes,

Si par de vains efforts tu l’oses rejeter,

Tu t’en fais un fardeau plus fâcheux à porter,

Tu l’attaches à toi par des chaînes plus fortes.

Son joug mal secoué, devenu plus pesant,

Te charge malgré toi d’un amas plus cuisant,

Impose un nouveau comble à tes inquiétudes ;

Ou si tu peux enfin t’affranchir d’une croix,

Ce n’est que faire place à d’autres croix plus rudes,

Qui te viennent sur l’heure accabler de leur poids.

 

Te pourrais-tu soustraire à cette loi commune

Dont aucun des mortels n’a pu se dispenser ?

Quel monarque par là n’a-t-on point vu passer ?

Qui des saints a vécu sans croix, sans infortune ?

Ton maître Jésus-Christ n’eut pas un seul moment

Dégagé des douleurs et libre du tourment

Que de sa passion avançait la mémoire :

Il fallut comme toi qu’il portât son fardeau ;

Il lui fallut souffrir pour se rendre à sa gloire,

Et pour monter au trône, entrer dans le tombeau.

 

Quel privilège as-tu, vil amas de poussière,

Dont tu t’oses promettre un plus heureux destin ?

Crois-tu monter au ciel par un autre chemin ?

Crois-tu vaincre ici-bas sous une autre bannière ?

Jésus-Christ, en vivant, n’a fait que soupirer,

Il n’a fait que gémir, il n’a fait qu’endurer ;

Les plus beaux jours pour lui n’ont été que supplices ;

Et tu ne veux pour toi que pompe et que plaisirs,

Qu’une oisiveté vague où flottent les délices,

Qu’une pleine licence où nagent tes désirs !

 

Tu t’abuses, pécheur, si ton âme charmée

Cherche autre chose ici que tribulations :

Elle n’y peut trouver que des afflictions,

Que des croix, dont la vie est toute parsemée.

Souvent même, souvent nous voyons arriver

Que plus l’homme en esprit apprend à s’élever,

Et plus de son exil les croix lui sont pesantes :

Tel est d’un saint amour le digne empressement,

Que plus dans notre cœur ses flammes sont puissantes,

Plus il nous fait sentir notre bannissement.

 

Ce cœur ainsi sensible et touché de la sorte

N’est pas pourtant sans joie au milieu des douleurs,

Et le fruit qu’il reçoit de ses propres malheurs

S’augmente d’autant plus que sa souffrance est forte :

À peine porte-t-il cette croix sans regret,

Que Dieu par un secours et solide et secret

Tourne son amertume en douce confiance ;

Et plus ce triste corps est sous elle abattu,

Plus par la grâce unie à tant de patience

L’esprit fortifié s’élève en la vertu.

 

Comme l’expérience a toujours fait connaître

Que le nœud de l’amour est la conformité,

Il soupire à toute heure après l’adversité,

Qui le fait d’autant mieux ressembler à son maître.

L’impatient désir de cet heureux rapport

Dans un cœur tout de flamme est quelquefois si fort,

Qu’il ne voudrait pas être un moment sans souffrance,

Et croit avec raison que plus il peut souffrir,

Plus il plaît à ce maître, et qu’enfin sa constance

Est le plus digne encens qu’il lui saurait offrir.

 

Mais ne présume pas que la vertu de l’homme

Produise d’elle-même une telle ferveur :

C’est de ce maître aimé la céleste faveur

Qui la fait naître en nous, l’y nourrit, l’y consomme ;

C’est de sa pleine grâce un sacré mouvement

Qui sur la chair fragile agit si puissamment,

Que tout l’homme lui cède et se fait violence,

Et que ce qu’il abhorre et que ce qu’il refuit,

Sitôt que cette grâce entre dans la balance,

Devient tout ce qu’il aime et tout ce qu’il poursuit.

 

Ce n’est pas de nos cœurs la pente naturelle

De porter une croix, de se plaire à pâtir,

De châtier le corps pour mieux assujettir

Sous les lois de l’esprit ce dangereux rebelle :

Il n’est pas naturel de craindre et fuir l’honneur,

De tenir le mépris à souverain bonheur,

De n’avoir pour soi-même aucune propre estime,

De supporter la peine avec tranquillité,

Et d’être des malheurs la butte et la victime,

Sans faire aucun souhait pour la prospérité.

 

Tu ne peux rien, mortel, de toutes ces merveilles,

Quand ce n’est que sur toi que tu jettes les yeux ;

Mais quand ta confiance est toute entière aux cieux,

Elle en reçoit pour toi des forces sans pareilles :

Alors victorieux de tous tes ennemis,

La chair sous toi domptée et le monde soumis,

Ton âme de tes sens ne se voit plus captive ;

Et tu braves partout le prince de l’enfer,

Quand ton cœur à sa rage oppose une foi vive,

Et ton front cette croix qui sut en triompher.

 

Résous-toi, résous-toi, mais d’un courage extrême,

En serviteur fidèle, à porter cette croix

Où ton maître lui-même a rendu les abois,

Pressé du seul amour qu’il avait pour toi-même.

Te redirai-je encor qu’il te faut préparer

À mille et mille maux que force d’endurer

Le cours de cette triste et misérable vie ?

Te redirai-je encor que le premier péché

En a semé partout une suite infinie,

Qui te sauront trouver, où que tu sois caché ?

 

Je ne m’en lasse point : oui, c’est l’ordre des choses,

Il n’est point de remède à ce commun malheur ;

Tu te verras sans cesse accablé de douleur,

Si tu ne peux souffrir, si tu ne t’y disposes.

Contemple de Jésus l’affreuse passion,

Bois son calice amer avec affection,

Si tu veux avoir part à son grand héritage ;

Et remets en souffrant le soin à sa bonté

De consoler tes maux durant cet esclavage,

Et d’ordonner de tout suivant sa volonté.

 

Cependant de ta part ne reçois qu’avec joie

Ce qu’il te fait souffrir de tribulations,

Répute-les pour toi des consolations,

Des grâces que sur toi sa main propre déploie.

Songe que quoi qu’ici tu puisses supporter,

Tes maux, pour grands qu’ils soient, ne peuvent mériter

Le bien qui t’est promis en la gloire future,

Et que quand tu pourrais souffrir tous les mépris,

Souffrir tous les revers dont gémit la nature,

Tu ne souffrirais rien digne d’un si haut prix.

 

Veux-tu faire un essai du paradis en terre ?

Veux-tu te rendre heureux avant que de mourir ?

Prends, pour l’amour de Dieu, prends plaisir à souffrir,

Prends goût à tous ces maux qui te livrent la guerre.

Souffrir avec regret, souffrir avec chagrin,

Tenir l’affliction pour un cruel destin,

La fuir, ou ne chercher qu’à s’en voir bientôt quitte,

C’est se rendre en effet d’autant plus malheureux :

L’affliction s’obstine à suivre qui l’évite,

Et lui porte partout des coups plus rigoureux.

 

Range à ce que tu dois ton âme en patience,

Je veux dire à souffrir de moment en moment,

Et tes maux recevront un prompt soulagement

De la solide paix qu’aura ta conscience.

Fusses-tu tout parfait, fusses-tu de ces lieux

Ravi, comme Saint Paul, au troisième des cieux,

Tu ne te verrais point affranchi de traverses,

Puisqu’enfin ce fut là que le verbe incarné

Lui fit voir les travaux et les peines diverses

Qu’à souffrir pour son nom il l’avait destiné.

 

Tu n’as point à prétendre ici d’autres délices

Qu’une longue souffrance, ou de corps ou d’esprit,

Du moins si ton dessein est d’aimer Jésus-Christ,

Si tu veux jusqu’au bout lui rendre tes services ;

Et plût à sa bonté que par un heureux choix

Un violent désir de supporter sa croix

Te fît digne pour lui de souffrir quelque chose !

Que de gloire à ton cœur ainsi mortifié !

Que d’allégresse aux saints dont tu serais la cause !

Que ton prochain par là serait édifié !

 

On recommande assez la patience aux autres,

Mais il s’en trouve peu qui veuillent endurer ;

Et quand à notre tour il nous faut soupirer,

Ce remède à tous maux n’est plus bon pour les nôtres.

Tu devrais bien pourtant souffrir un peu pour Dieu,

Toi qui peux reconnaître à toute heure, en tout lieu,

Combien plus un mondain endure pour le monde :

Vois ce que sa souffrance espère d’acquérir,

Vois quel but a sa vie en travaux si féconde,

Et fais pour te sauver ce qu’il fait pour périr.

 

Pour maxime infaillible imprime en ta pensée

Que chaque instant de vie est un pas vers la mort,

Et qu’il faut de ton âme appliquer tout l’effort

À goûter chaque jour une mort avancée.

C’est là, pour vivre heureux, que tu dois recourir :

Plus un homme à lui-même étudie à mourir,

Plus il commence à vivre à l’auteur de son être ;

Et des biens éternels les célestes clartés

Jamais à nos esprits ne se laissent connaître,

S’ils n’acceptent pour lui toutes adversités.

 

En ce monde pour toi rien n’est plus salutaire,

Rien n’est plus agréable aux yeux du tout-puissant,

Que d’y souffrir pour lui le coup le plus perçant,

Et par un saint amour le rendre volontaire.

Si Dieu même, si Dieu t’y donnait à choisir

Ou l’extrême souffrance ou l’extrême plaisir,

Tu devrais au plaisir préférer la souffrance :

Plus un si digne choix réglerait tes desseins,

Plus ta vie à la sienne aurait de ressemblance,

Et deviendrait conforme à celle de ses Saints.

 

Ce peu que nous pouvons amasser de mérite,

Ce peu qu’il contribue à notre avancement,

Ne gît pas aux douceurs de cet épanchement

Qu’une vie innocente au fond des cœurs excite.

Non, ne nous flattons point de ces illusions :

Ce n’est pas la grandeur des consolations

Qui pour monter au ciel rend notre âme plus forte ;

C’est le nombre des croix, c’en est la pesanteur,

C’est la soumission dont cette âme les porte,

Qui l’élève et l’unit à son divin auteur.

 

S’il était quelque chose en toute la nature

Qui pour notre salut fût plus avantageux,

Ce Dieu, qui n’a pris chair que pour nous rendre heureux,

De parole et d’exemple en eût fait l’ouverture.

Ses disciples aimés suivaient par là ses pas,

Et quiconque après eux veut le suivre ici-bas,

C’est de sa propre voix qu’à souffrir il l’exhorte ;

À tout sexe, à tout âge, il fait la même loi :

« Renonce à toi, dit-il, prends ta croix, et la porte,

« Et par où j’ai marché viens et marche après moi. »

 

Concluons en un mot, et de tant de passages,

De tant d’instructions et de raisonnements,

Réunissons pour fruit tous les enseignements

À l’amour des malheurs, à la soif des outrages.

Affermissons nos cœurs dans cette vérité,

Que l’amas des vrais biens, l’heureuse éternité,

Ne se peut acquérir qu’à force de souffrances ;

Que les afflictions sont les portes des cieux ;

Qu’aux travaux Dieu mesure enfin les récompenses,

Et donne la plus haute à qui souffre le mieux.

 

 

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LIVRE TROISIÈME

 

 

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CHAPITRE I

 

 

De l’entretien intérieur de Jésus-Christ

avec l’âme fidèle.

 

 

 

Je prêterai l’oreille à cette voix secrète

Par qui le tout-puissant s’explique au fond du cœur :

Je la veux écouter, cette aimable interprète

De ce qu’à ses élus demande le Seigneur.

Oh ! Qu’heureuse est une âme alors qu’elle l’écoute !

Qu’elle devient savante à marcher dans sa route !

Qu’elle amasse de force à l’entendre parler !

Et que dans ses malheurs son bonheur est extrême,

               Quand de la bouche de Dieu même

Sa misère reçoit de quoi se consoler !

 

Heureuses donc cent fois, heureuses les oreilles

Qui s’ouvrent sans relâche à ses divins accents,

Et pleines qu’elles sont de leurs hautes merveilles,

Se ferment au tumulte et du monde et des sens !

Oui, je dirai cent fois ces oreilles heureuses

Qui de la voix de Dieu saintement amoureuses,

Méprisent ces faux tons qui font bruit au dehors,

Pour entendre au dedans la vérité parlante,

               De qui la parole instruisante

N’a pour se faire ouïr que de muets accords.

 

Heureux aussi les yeux que les objets sensibles

Ne peuvent éblouir ni surprendre un moment !

Heureux ces mêmes yeux que les dons invisibles

Tiennent sur leurs trésors fixés incessamment !

Heureux encor l’esprit que de saints exercices

Préparent chaque jour par la fuite des vices

Aux secrets que découvre un si doux entretien !

Heureux tout l’homme enfin que ces petits miracles

               Purgent si bien de tous obstacles,

Qu’il n’écoute, hors Dieu, ne voit, ne cherche rien !

 

Prends-y garde, mon âme, et ferme bien la porte

Aux plaisirs que tes sens refusent de bannir,

Pour te mettre en état d’entendre en quelque sorte

Ce dont ton bien-aimé te veut entretenir.

« Je suis, te dira-t-il, ton salut et ta vie :

« Si tu peux avec moi demeurer bien unie,

« Le vrai calme avec toi demeurera toujours :

« Renonce pour m’aimer aux douceurs temporelles ;

                « N’aspire plus qu’aux éternelles ;

« Et ce calme naîtra de nos saintes amours. »

 

Que peuvent après tout ces délices impures,

Ces plaisirs passagers, que séduire ton cœur ?

De quoi te serviront toutes les créatures,

Si tu perds une fois l’appui du créateur ?

Défais-toi, défais-toi de toute autre habitude ;

À ne plaire qu’à Dieu mets toute ton étude ;

Porte-lui tous tes vœux avec fidélité :

Tu trouveras ainsi la véritable joie,

               Tu trouveras ainsi la voie

Qui seule peut conduire à la félicité.

 

 

 

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CHAPITRE II

 

 

Que la vérité parle au-dedans du cœur

sans aucun bruit de paroles.

 

 

 

Parle, parle, Seigneur, ton serviteur écoute :

Je dis ton serviteur, car enfin je le suis ;

Je le suis, je veux l’être, et marcher dans ta route

                    Et les jours et les nuits.

 

Remplis-moi d’un esprit qui me fasse comprendre

Ce qu’ordonnent de moi tes saintes volontés,

Et réduis mes désirs au seul désir d’entendre

                    Tes hautes vérités.

 

Mais désarme d’éclairs ta divine éloquence,

Fais-la couler sans bruit au milieu de mon cœur :

Qu’elle ait de la rosée et la vive abondance

                    Et l’aimable douceur.

 

Vous la craigniez, hébreux, vous croyiez que la foudre,

Que la mort la suivît, et dût tout désoler,

Vous qui dans le désert ne pouviez vous résoudre

                    À l’entendre parler.

 

« Parle-nous, parle-nous, disiez-vous à Moïse,

« Mais obtiens du Seigneur qu’il ne nous parle pas ;

« Des éclats de sa voix la tonnante surprise

                     « Serait notre trépas. »

 

Je n’ai point ces frayeurs alors que je te prie ;

Je te fais d’autres vœux que ces fils d’Israël,

Et plein de confiance, humblement je m’écrie

                    Avec ton Samuel :

 

« Quoique tu sois le seul qu’ici-bas je redoute,

« C’est toi seul qu’ici-bas je souhaite d’ouïr :

« Parle donc, ô mon dieu ! Ton serviteur écoute,

                     « Et te veut obéir. »

 

Je ne veux ni Moïse à m’enseigner tes voies,

Ni quelque autre prophète à m’expliquer tes lois ;

C’est toi qui les instruis, c’est toi qui les envoies,

                    Dont je cherche la voix.

 

Comme c’est de toi seul qu’ils ont tous ces lumières

Dont la grâce par eux éclaire notre foi,

Tu peux bien sans eux tous me les donner entières,

                    Mais eux tous rien sans toi.

 

Ils peuvent répéter le son de tes paroles,

Mais il n’est pas en eux d’en conférer l’esprit,

Et leurs discours sans toi passent pour si frivoles,

                    Que souvent on s’en rit.

 

Qu’ils parlent hautement, qu’ils disent des merveilles,

Qu’ils déclarent ton ordre avec pleine vigueur :

Si tu ne parles point, ils frappent les oreilles

                    Sans émouvoir le cœur.

 

Ils sèment la parole obscure, simple et nue ;

Mais dans l’obscurité tu rends l’œil clairvoyant,

Et joins du haut du ciel à la lettre qui tue

                    L’esprit vivifiant.

 

Leur bouche sous l’énigme annonce le mystère,

Mais tu nous en fais voir le sens le plus caché :

Ils nous prêchent tes lois, mais ton secours fait faire

                    Tout ce qu’ils ont prêché.

 

Ils montrent le chemin, mais tu donnes la force

D’y porter tous nos pas, d’y marcher jusqu’au bout ;

Et tout ce qui vient d’eux ne passe point l’écorce,

                    Mais tu pénètres tout.

 

Ils n’arrosent sans toi que les dehors de l’âme,

Mais sa fécondité veut ton bras souverain ;

Et tout ce qui l’éclaire, et tout ce qui l’enflamme

                    Ne part que de ta main.

 

Ces prophètes enfin ont beau crier et dire :

Ce ne sont que des voix, ce ne sont que des cris,

Si pour en profiter l’esprit qui les inspire

                    Ne touche nos esprits.

 

Silence donc, Moïse ! Et toi, parle en sa place,

Éternelle, immuable, immense vérité ;

Parle, que je ne meure enfoncé dans la glace

                    De ma stérilité.

 

C’est mourir en effet, qu’à ta faveur céleste

Ne rendre point pour fruit des désirs plus ardents ;

Et l’avis du dehors n’a rien que de funeste

                    S’il n’échauffe au dedans.

 

Cet avis écouté seulement par caprice,

Connu sans être aimé, cru sans être observé,

C’est ce qui vraiment tue, et sur quoi ta justice

                    Condamne un réprouvé.

 

Parle donc, ô mon dieu ! Ton serviteur fidèle

Pour écouter ta voix réunit tous ses sens,

Et trouve les douceurs de la vie éternelle

                    En ses divins accents.

 

Parle pour consoler mon âme inquiétée ;

Parle pour la conduire à quelque amendement ;

Parle, afin que ta gloire ainsi plus exaltée

                    Croisse éternellement.

 

 

 

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CHAPITRE II

 

 

Qu’il faut écouter la parole de Dieu avec humilité.

 

 

 

Qu’il faut écouter la parole de Dieu avec humilité.

 

Écoute donc, mon fils, écoute mes paroles :

Elles ont des douceurs qu’on ne peut concevoir ;

Elles passent de loin cet orgueilleux savoir

Que la philosophie étale en ses écoles ;

Elles passent de loin ces discours éclatants

Qui semblent dérober à l’injure des temps

Ces fantômes pompeux de sagesse mondaine :

Elles ne sont que vie, elles ne sont qu’esprit ;

Mais la témérité de la prudence humaine

                      Jamais ne les comprit.

 

N’en juge point par là : leur goût deviendrait fade,

Si tu les confondais avec ce vil emploi,

Ou si ta complaisance amoureuse de toi

N’avait autre dessein que d’en faire parade.

Ces sources de lumière et de sincérité

Dédaignent tout mélange avec la vanité,

Et veulent de ton cœur les respects du silence :

Tu les dois recevoir avec soumission,

Et n’en peux profiter que par la violence

                      De ton affection.

 

              Heureux l’homme dont la ferveur

       Obtient de toi cette haute faveur

              Que ta main daigne le conduire !

       Heureux, ô Dieu, celui-là que ta voix

              Elle-même prend soin d’instruire

              Du saint usage de tes lois !

              Cet inépuisable secours

       Adoucira pour lui ces mauvais jours

              Où tu t’armeras du tonnerre :

       Il verra lors son bonheur dévoilé,

              Et tant qu’il vivra sur la terre,

              Il n’y vivra point désolé.

 

Ma parole instruisait dès l’enfance du monde :

Prophètes, de moi seul vous avez tout appris ;

C’est moi dont la chaleur échauffait vos esprits ;

C’est moi qui vous donnais cette clarté féconde.

J’éclaire et parle encore à tous incessamment,

Et je vois presque en tous un même aveuglement,

Je trouve presque en tous des surdités pareilles :

Si quelqu’un me répond, ce n’est qu’avec langueur,

Et l’endurcissement qui ferme les oreilles

                      Va jusqu’au fond du cœur.

 

Mais ce n’est que pour moi qu’on est sourd volontaire ;

Tous ces cœurs endurcis ne le sont que pour moi,

Et suivent de leur chair la dangereuse loi

Beaucoup plus volontiers que celle de me plaire.

Ce que promet le monde est temporel et bas,

Ce sont biens passagers, ce sont faibles appas,

Et l’on y porte en foule une chaleur avide :

Tout ce que je promets est éternel et grand,

Et pour y parvenir chacun est si stupide

                      Qu’aucun ne l’entreprend.

 

En peut-on voir un seul qui partout m’obéisse

Avec les mêmes soins, avec la même ardeur,

Qu’on s’empresse à servir cette vaine grandeur

Qui fait tourner le monde au gré de son caprice ?

« Rougis, rougis, Sidon », dit autrefois la mer.

« Rougis, rougis toi-même, et te laisse enflammer,

Te dirai-je à mon tour, d’une sévère honte » ;

Et si tu veux savoir pour quel lâche souci

Je veux que la rougeur au visage te monte,

                      Écoute, le voici :

 

Pour un malheureux titre on s’épuise d’haleine,

On gravit sur les monts, on s’abandonne aux flots,

Et pour gagner au ciel un éternel repos

On ne lève le pied qu’à regret, qu’avec peine.

Un peu de revenu fait tondre les cheveux,

Chercher sur mes autels les intérêts des vœux,

Prendre un habit dévot pour en toucher les gages ;

Souvent pour peu de chose on plaide obstinément,

Et souvent moins que rien jette les grands courages

                      Dans cet abaissement.

 

On veut bien travailler et se mettre à tout faire,

Joindre aux sueurs du jour les veilles de la nuit,

Pour quelque espoir flatteur d’un faux honneur qui fuit,

Ou pour quelque promesse incertaine et légère :

Cependant pour un prix qu’on ne peut estimer,

Pour un bien que le temps ne saurait consumer,

Pour une gloire enfin qui n’aura point de terme,

Le cœur est sans désirs, l’œil n’y voit point d’appas,

L’esprit est lent et morne, et le pied le plus ferme

                      Se lasse au premier pas.

 

Rougis donc, paresseux, dont l’humeur délicate

Trouve un bonheur si grand à trop haut prix pour toi ;

Rougis d’oser t’en plaindre, et d’avoir de l’effroi

D’un travail qui te mène où tant de gloire éclate :

Vois combien de mondains se font bien plus d’effort

Pour tomber aux malheurs d’une éternelle mort,

Que toi pour t’assurer une vie éternelle ;

Et voyant leur ardeur après la vanité,

Rougis d’être de glace alors que je t’appelle

                      À voir ma vérité.

 

Encor ces malheureux, malgré toute leur peine,

Demeurent quelquefois frustrés de leur espoir :

Mes promesses jamais ne surent décevoir,

La confiance en moi ne se vit jamais vaine.

Tout l’espoir que j’ai fait, je saurai le remplir ;

Et tout ce que j’ai dit, je saurai l’accomplir,

Sans rien donner pourtant qu’à la persévérance :

Je suis de tous les bons le rémunérateur ;

Mais je sais fortement éprouver la constance

                      Qu’ils portent dans le cœur.

 

Ainsi tu dois tenir mes paroles bien chères,

Les écrire en ce cœur, souvent les repasser :

Quand la tentation viendra t’embarrasser,

Elles te deviendront pleinement nécessaires.

Tu pourras y trouver quelques obscurités,

Et ne connaître pas toutes mes vérités

Dans ce que t’offrira la première lecture ;

Mais ces jours de visite auront un jour nouveau,

Qui pour t’en découvrir l’intelligence pure

                      Percera le rideau.

 

Je fais à mes élus deux sortes de visites :

L’une par les assauts et par l’adversité,

L’autre par ces douceurs que ma bénignité

Pour arrhes de ma gloire avance à leurs mérites.

Comme je les visite ainsi de deux façons,

Je leur fais chaque jour deux sortes de leçons :

L’une pour la vertu, l’autre contre le vice.

Prends-y garde : quiconque ose les négliger,

Par ces mêmes leçons, au jour de ma justice,

                      Il se verra juger.

 

 

 

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ORAISON

 

 

Pour obtenir de Dieu la grâce de la dévotion.

 

 

 

Quelles grâces, Seigneur, ne te dois-je point rendre,

À toi, ma seule gloire et mon unique bien ?

              Mais qui suis-je pour entreprendre

D’élever mon esprit jusqu’à ton entretien ?

 

Je suis un ver de terre, un chétif misérable,

Sur qui jamais tes yeux ne devraient s’abaisser,

              Plus pauvre encor, plus méprisable

Qu’il n’est en mon pouvoir de dire ou de penser.

 

Sans toi je ne suis rien, sans toi mon infortune

Me fait de mille maux l’inutile rebut :

              Je ne puis sans toi chose aucune,

Et je n’ai rien sans toi qui serve à mon salut.

 

C’est toi dont la bonté jusqu’à nous se ravale,

Qui tout juste et tout saint peux tout et donnes tout,

              Et de qui la main libérale

Remplit cet univers de l’un à l’autre bout.

 

Tu n’en exceptes rien que l’âme pécheresse,

Que tu rends toute vide à sa fragilité,

              Et que ton ire vengeresse

Punit dès ici-bas par cette inanité.

 

Daigne te souvenir de tes bontés premières,

Toi qui veux que la terre et les cieux en soient pleins,

              Et remplis-moi de tes lumières,

Pour ne point laisser vide une œuvre de tes mains.

 

Comment pourrai-je ici me supporter moi-même,

Dans les maux où je tombe, et dans ceux où je cours,

              Si par cette bonté suprême

Tu ne fais choir du ciel ta grâce à mon secours ?

 

Ne détourne donc point les rayons de ta face,

Visite-moi souvent dans mes afflictions,

              Prodigue-moi grâce sur grâce,

Et ne retire point tes consolations.

 

Ne laisse pas mon âme impuissante et languide

Dans la stérilité que le crime produit,

              Et telle qu’une terre aride,

Qui n’ayant aucune eau, ne peut rendre aucun fruit.

 

Daigne, Seigneur tout bon, daigne m’apprendre à vivre

Sous les ordres sacrés de ta divine loi,

              Et quelle route il me faut suivre

Pour marcher comme il faut humblement devant toi.

 

Tu peux seul m’inspirer ta sagesse profonde,

Toi qui me connaissais avant que m’animer,

              Et me vis avant que le monde

Sortît de ce néant dont tu le sus former.

 

 

 

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CHAPITRE IV

 

 

Qu’il faut marcher devant Dieu

en esprit de vérité et d’humilité.

 

 

 

Marche devant mes yeux en droite vérité,

Cherche partout ma vue avec simplicité,

Fais que ces deux vertus te soient inséparables,

Qu’elles soient en tous lieux les guides de tes pas ;

                Et leurs forces incomparables

Contre tous ennemis sauront t’armer le bras.

 

Oui, quelques ennemis qui s’osent présenter,

Qui marche en vérité n’a rien à redouter ;

Il se trouve à couvert des rencontres funestes :

C’est un contre-poison contre les séducteurs,

                Qui dissipe toutes leurs pestes,

Et confond tout l’effort des plus noirs détracteurs.

 

Si cette vérité t’en délivre une fois,

Tu seras vraiment libre, et sous mes seules lois,

Qui font la liberté par un doux esclavage ;

Et tous les vains discours de ces lâches esprits

                Ne feront naître en ton courage

Que la noble fierté d’un généreux mépris.

 

                C’est là tout le bien où j’aspire,

                C’est là mon unique souhait ;

                Ainsi que tu daignes le dire,

                Ainsi, Seigneur, me soit-il fait !

 

                Que ta vérité salutaire

                M’enseigne quel est ton chemin ;

                Qu’elle m’y préserve et m’éclaire

                Jusqu’à la bienheureuse fin.

 

                Qu’elle purge toute mon âme

                De toute impure affection,

                Et de tout ce désordre infâme

                Que fait naître la passion.

 

                Ainsi cheminant dans ta voie

                Sous cette même vérité,

                Je goûterai la pleine joie

                Et la parfaite liberté.

 

Je t’enseignerai donc toutes mes vérités ;

Je t’illuminerai de toutes mes clartés,

Pour ne te rien cacher de ce qui peut me plaire.

Tu verras les sentiers que doit suivre ta foi,

                Tu verras tout ce qu’il faut faire,

Et si tu ne le fais, il ne tiendra qu’à toi.

 

Pense à tous tes péchés avec un plein regret,

Avec un déplaisir et profond et secret ;

Le repentir du cœur me tient lieu de victime :

Dans le bien que tu fais, fuis la présomption,

                Et garde que la propre estime

Ne corrompe le fruit de ta bonne action.

 

Tu n’es rien qu’un pécheur, dont la fragilité,

Sujette aux passions, prend leur malignité,

Et n’a jamais de soi que le néant pour terme :

Elle y penche, elle y glisse, elle y tombe aisément ;

                Et plus ta ferveur se croit ferme,

Plus prompte est sa défaite ou son relâchement.

 

Non, tu n’as rien en toi qui puisse avec raison

Enfler de quelque orgueil la gloire de ton nom,

Tu n’as que des sujets de mépris légitime :

Tes défauts sont trop grands pour en rien présumer,

                Et ta faiblesse ne s’exprime

Que par un humble aveu qu’on ne peut l’exprimer.

 

Ne fais donc point d’état de tout ce que tu fais ;

Ne range aucune chose entre les grands effets ;

Ne crois rien précieux, ne crois rien admirable,

Rien noble, rien enfin dans la solidité,

                Rien vraiment haut, rien désirable,

Que ce qui doit aller jusqu’à l’éternité.

 

De cette éternité le caractère saint,

Que sur mes vérités ma main toujours empreint,

Doit plaire à tes désirs par-dessus toute chose ;

Et rien ne doit jamais enfler tes déplaisirs

                À l’égal des maux où t’expose

Le vil abaissement de ces mêmes désirs.

 

Tu n’as rien tant à craindre et rien tant à blâmer

Que l’appas du péché qui cherche à te charmer,

Et par qui des enfers les portes sont ouvertes :

Fuis-le comme un extrême et souverain malheur ;

                L’homme ne peut faire de pertes

Qu’il ne doive souffrir avec moins de douleur.

 

Il est quelques esprits dont l’orgueil curieux

Jusques à mes secrets les plus mystérieux

Tâche à guinder l’essor de leur intelligence :

Bouffis de leur superbe, ils en font tout leur but,

                Et laissent à leur négligence

Étouffer les soucis de leur propre salut.

 

Comme ils n’ont point d’amour ni de sincérité,

Comme ils ne sont qu’audace et que témérité,

Moi-même j’y résiste, et j’aime à les confondre ;

Et l’ordinaire effet de leur ambition,

                C’est de n’y voir enfin répondre

Que le péché, le trouble, ou la tentation.

 

N’en use pas comme eux, prends d’autres sentiments,

Redoute ma colère, et crains mes jugements,

Sans vouloir du Très-Haut pénétrer la sagesse :

Au lieu de mon ouvrage examine le tien,

                Et revois ce que ta faiblesse

Aura commis de mal, ou négligé de bien.

 

Il est d’autres esprits dont la dévotion

Attache à des livrets toute son action,

S’applique à des tableaux, s’arrête à des images ;

Et leur zèle, amoureux des marques du dehors,

                En sème tant sur leurs visages,

Qu’il laisse l’âme vide aux appétits du corps.

 

D’autres parlent de moi si magnifiquement,

Avec tant de chaleur, avec tant d’ornement,

Qu’il semble qu’en effet mon service les touche ;

Mais souvent leur discours n’est qu’un discours moqueur,

                Et s’ils ont mon nom à la bouche,

Ce n’est pas pour m’ouvrir les portes de leur cœur.

 

Il est d’autres esprits enfin bien éclairés,

De qui tous les désirs dignement épurés

De l’éternité seule aspirent aux délices :

La terre n’a pour eux ni plaisirs ni trésors,

                Et leur zèle prend pour supplices

Tous ces soins importuns que l’âme doit au corps.

 

Ceux-là sentent en eux l’esprit de vérité

Leur prêcher cette heureuse et vive éternité,

Et suivant cet esprit ils dédaignent la terre :

Ils ferment pour le monde et l’oreille et les yeux,

                Ils se font une sainte guerre,

Et poussent jour et nuit leurs souhaits jusqu’aux cieux.

 

 

 

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CHAPITRE V

 

 

Des merveilleux effets de l’amour divin.

 

 

 

Je te bénis, père céleste,

Père de mon divin sauveur,

Qui rends en tous lieux ta faveur

Pour tes enfants si manifeste.

 

J’en suis le plus pauvre et le moindre,

Et tu daignes t’en souvenir :

Combien donc te dois-je bénir,

Et combien de grâces y joindre !

 

Ô père des miséricordes,

Ô dieu des consolations,

Reçois nos bénédictions

Pour les biens que tu nous accordes.

 

Tu répands des douceurs soudaines

Sur l’amertume des ennuis,

Et tout indigne que j’en suis,

Tu consoles toutes mes peines.

 

J’en bénis ta main paternelle,

J’en bénis ton fils Jésus-Christ,

J’en rends grâces au Saint-Esprit :

À tous les trois gloire éternelle !

 

Ô dieu tout bon, ô dieu qui m’aimes

Jusqu’à supporter ma langueur,

Quand tu descendras dans mon cœur,

Que mes transports seront extrêmes !

 

C’est toi seul que je considère

Comme ma gloire et mon pouvoir,

Comme ma joie et mon espoir,

Et mon refuge en ma misère.

 

Mais mon amour encor débile

Tombe souvent comme abattu,

Et mon impuissante vertu

Ne fait qu’un effort inutile.

 

J’ai besoin que tu me soutiennes,

Que tu daignes me consoler,

Et que pour ne plus chanceler

Tu prêtes des forces aux miennes.

 

Redouble tes faveurs divines,

Visite mon cœur plus souvent,

Et pour le rendre plus fervent

Instruis-le dans tes disciplines.

 

Affranchis-le de tous ses vices,

Déracine ses passions,

Efface les impressions

Qu’y forment les molles délices.

 

Qu’ainsi purgé par ta présence,

À tes pieds je le puisse offrir,

Net pour t’aimer, fort pour souffrir,

Stable pour la persévérance.

 

Connais-tu bien l’amour, toi qui parles d’aimer ?

L’amour est un trésor qu’on ne peut estimer :

Il n’est rien de plus grand, rien de plus admirable ;

Il est seul à soi-même ici-bas comparable ;

Il sait rendre légers les plus pesants fardeaux ;

Les jours les plus obscurs, il sait les rendre beaux,

Et l’inégalité des rencontres fatales

Ne trouve point en lui des forces inégales.

Charmé qu’il est partout des beautés de son choix,

Quelque charge qu’il porte, il n’en sent point le poids ;

Et son attachement au digne objet qu’il aime

Donne mille douceurs à l’amertume même.

 

Cet amour de Jésus est noble et généreux ;

Des grandes actions il rend l’homme amoureux,

Et les impressions qu’une fois il a faites

Toujours de plus en plus aspirent aux parfaites.

Il va toujours en haut chercher de saints appas,

Il traite de mépris tout ce qu’il voit de bas,

Et dédaigne le joug de ces honteuses chaînes,

Jusqu’à ne point souffrir d’affections mondaines,

De peur que leur nuage enveloppant ses yeux

À leurs secrets regards n’ôte l’aspect des cieux,

Qu’un frivole intérêt des choses temporelles

N’abatte les désirs qu’il pousse aux éternelles,

Ou que pour éviter quelque incommodité,

Il n’embrasse un obstacle à sa félicité.

 

Je te dirai bien plus : sa douceur et sa force

Sont des cœurs les plus grands la plus illustre amorce ;

La terre ne voit rien qui soit plus achevé ;

Le ciel même n’a rien qui soit plus élevé :

En veux-tu la raison ? En Dieu seul est sa source ;

En Dieu seul est aussi le repos de sa course,

Il en part, il y rentre, et ce feu tout divin

N’a point d’autre principe et n’a point d’autre fin.

 

Tu sauras encor plus : à la moindre parole,

Au plus simple coup d’œil, l’amant va, court et vole,

Et mêle tant de joie à son activité,

Que rien n’en peut borner l’impétuosité.

Pour tous également son ardeur est extrême ;

Il donne tout pour tous, et n’a rien à lui-même ;

Mais quoiqu’il soit prodigue, il ne perd jamais rien,

Puisqu’il retrouve tout dans le souverain bien,

Dans ce bien souverain, à qui tous autres cèdent,

Qui seul les comprend tous, et dont tous ils procèdent.

Il se repose entier sur cet unique appui,

Et trouve tout en tous sans posséder que lui.

 

Dans les dons qu’il reçoit, tout ce qu’il se propose,

C’est d’en bénir l’auteur par-dessus toute chose :

Il n’a point de mesure, et comme son ardeur

Ne peut de son objet égaler la grandeur,

Il la croit toujours faible, et souvent en murmure,

Quand même cette ardeur passe toute mesure.

 

Rien ne pèse à l’amour, rien ne peut l’arrêter ;

Il n’est point de travaux qu’il daigne supputer ;

Il veut plus que sa force ; et quoi qui se présente,

L’impossibilité jamais ne l’épouvante :

Le zèle qui l’emporte au bien qu’il s’est promis

Lui montre tout possible, et lui peint tout permis.

 

Ainsi qui sait aimer se rend de tout capable :

Il réduit à l’effet ce qui semble incroyable ;

Mais le manque d’amour fait le manque de cœur,

Il abat le courage, il détruit la vigueur,

Relâche les désirs, brouille la connaissance,

Et laisse enfin tout l’homme à sa propre impuissance.

 

L’amour ne dort jamais, non plus que le soleil :

Il sait l’art de veiller dans les bras du sommeil ;

Il sait dans la fatigue être sans lassitude ;

Il sait dans la contrainte être sans servitude,

Porter mille fardeaux sans en être accablé,

Voir mille objets d’effroi sans en être troublé :

C’est d’une vive flamme une heureuse étincelle,

Qui pour se réunir à sa source immortelle,

Au travers de la nue et de l’obscurité

Jusqu’au plus haut des cieux s’échappe en sûreté.

 

Quiconque sait aimer sait bien ce que veut dire

Cette secrète voix qui souvent nous inspire,

Et quel bruit agréable aux oreilles de Dieu

Fait cet ardent soupir qui lui crie en tout lieu :

 

                 « Ô mon Dieu, mon amour unique !

                Regarde mon zèle et ma foi ;

                Reçois-les, et sois tout à moi,

                Comme tout à toi je m’applique.

 

                 « Dilate mon cœur et mon âme,

                Pour les remplir de plus d’amour,

                Et fais-leur goûter nuit et jour

                Ce que c’est qu’une sainte flamme.

 

                 « Qu’ils trouvent partout des supplices,

                Hormis aux douceurs de t’aimer ;

                Qu’ils se baignent dans cette mer ;

                Qu’ils se fondent dans ces délices.

 

                 « Que cette ardeur toujours m’embrase,

                Et que ses transports tout-puissants,

                Jusqu’au-dessus de tous mes sens

                Poussent mon amoureuse extase.

 

                 « Que dans ces transports extatiques,

                Où seul tu me feras la loi,

                Tout hors de moi, mais tout en toi,

                Je te chante mille cantiques.

 

                 « Que je sache si bien te suivre,

                Que tu me daignes accepter,

                Et qu’à force de t’exalter

                Je me pâme et cesse de vivre.

 

                 « Que je t’aime plus que moi-même,

                Que je m’aime en toi seulement,

                Et qu’en toi seul pareillement

                Je puisse aimer quiconque t’aime.

 

                 « Ainsi mon âme tout entière,

                Et toute à toi jusqu’aux abois,

                Suivra ces amoureuses lois

                Que lui montrera ta lumière. »

 

Ce n’est pas encor tout, et tu ne conçois pas,

Ni tout ce qu’est l’amour, ni ce qu’il a d’appas.

Apprends qu’il est bouillant, apprends qu’il est sincère,

Apprends qu’il a du zèle, et qu’il sait l’art de plaire,

Qu’il est délicieux, qu’il est prudent et fort,

Fidèle, patient, constant jusqu’à la mort,

Courageux, et surtout hors de cette faiblesse

Qui force à se chercher, et pour soi s’intéresse ;

Car enfin c’est en vain qu’on se laisse enflammer :

Aussitôt qu’on se cherche, on ne sait plus aimer.

 

L’amour est circonspect, il est juste, humble et sage ;

Il ne sait ce que c’est qu’être mol ni volage,

Et des biens passagers les vains amusements

N’interrompent jamais ses doux élancements.

L’amour est sobre et chaste, il est ferme et tranquille ;

À garder tous ses sens il est prompt et docile.

L’amour est bon sujet, soumis, obéissant,

Plein de mépris pour soi, pour Dieu reconnaissant ;

En Dieu seul il se fie, en Dieu seul il espère,

Même quand Dieu l’expose à la pleine misère,

Qu’il est sans goût pour Dieu dans l’effort du malheur ;

Car le parfait amour ne vit point sans douleur ;

Et quiconque n’est prêt de souffrir toute chose,

D’attendre que de lui son bien-aimé dispose,

Quiconque peut aimer si mal, si lâchement,

N’est point digne du nom de véritable amant.

Pour aimer comme il faut, il faut pour ce qu’on aime

Embrasser l’amertume et la dureté même,

Pour aucun accident n’en être diverti,

Et pour aucun revers ne quitter son parti.

 

 

 

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CHAPITRE VI

 

 

Des épreuves du véritable amour.

 

 

 

Tu m’aimes, je le vois, mais ton affection

N’est pas encore au point de la perfection :

Elle a manque de force et manque de prudence,

Et son feu le plus vif et le plus véhément,

À la moindre traverse, au moindre empêchement,

               Perd sitôt cette véhémence,

               Que de tout le bien qu’il commence

               Il néglige l’avancement.

 

Ainsi des bons propos la céleste vigueur

Aisément dégénère en honteuse langueur :

Tu sembles n’en former qu’afin de t’en dédire.

Ce lâche abattement de ton infirmité

Cherche qui te console avec avidité,

               Et ton cœur après moi soupire,

               Moins pour vivre sous mon empire

               Que pour vivre en tranquillité.

 

Le vrai, le fort amour, en soi-même affermi,

Sait bien et repousser l’effort de l’ennemi,

Et refuser l’oreille à ses ruses perverses ;

Il sait du cœur entier lui fermer les accès,

Et de sa digne ardeur le salutaire excès,

               Égal aux fortunes diverses,

               M’adore autant dans les traverses

               Que dans les plus heureux succès.

 

Quiconque sait aimer, mais aimer prudemment,

À la valeur des dons n’a point d’attachement ;

En tous ceux qu’on lui fait c’est l’amour qu’il estime ;

C’est par l’affection qu’il en juge le prix ;

Et de son bien-aimé profondément épris,

               Il ne peut croire légitime

               Que sans lui quelque don imprime

               Autre chose que du mépris.

 

Ainsi dans tous les miens il n’a d’yeux que pour moi,

Ainsi de tous les miens il fait un noble emploi,

À force de les mettre au-dessous de moi-même ;

Il se repose en moi, comme au bien souverain,

Et tous ces autres biens que sur le genre humain

               Laisse choir ma bonté suprême,

               Il ne les estime et les aime,

               Qu’en ce qu’ils tombent de ma main.

 

Si quelquefois pour moi, quelquefois pour mes saints,

Ton zèle aride et lent suit mal tes bons desseins,

Et ne te donne point de sensible tendresse,

Il ne faut pas encor que ton cœur éperdu,

Pour voir languir tes vœux estime tout perdu :

               Ce qui manque à leur sécheresse,

               Quoi qu’en présume ta faiblesse,

               Te peut être bientôt rendu.

 

Tout ce qui coule au cœur de doux saisissements,

De liquéfactions, d’épanouissements,

Marque bien les effets de ma grâce présente :

C’est bien quelque avant-goût du céleste séjour,

Mais prompte est sa venue, et prompt est son retour,

               Et sa douceur la plus charmante,

               Lorsque tu crois qu’elle s’augmente,

               Soudain échappe à ton amour.

 

Il ne serait pas sûr de s’y trop assurer :

Ne songe qu’à combattre, à vaincre, à te tirer

De ces lacs dangereux où ton plaisir t’invite.

Sous les mauvais désirs n’être point abattu,

Triompher hautement du pouvoir qu’ils ont eu,

               Et du diable qui les suscite,

               C’est la marque du vrai mérite

               Et de la solide vertu.

 

Ne te trouble donc point pour les distractions

Qui rompent la ferveur de tes dévotions,

De quelques vains objets qu’elles t’offrent l’image.

Garde un ferme propos sans jamais t’ébranler,

Garde un cœur pur et droit sans jamais chanceler,

               Et la grandeur de ton courage

               Dissipera tout ce nuage

               Qu’elles s’efforcent d’y mêler.

 

Quelquefois ton esprit, s’élevant jusqu’aux cieux,

De cette haute extase où j’occupe ses yeux

Retombe tout à coup dans quelque impertinence :

Pour confus que tu sois d’un si prompt changement,

Fais un plein désaveu de cet égarement,

               Et prends une sainte arrogance

               Qui dédaigne l’extravagance

               De son indigne amusement.

 

Ces faiblesses de l’homme agissent malgré toi ;

Et bien que de ton cœur elles brouillent l’emploi,

Elles n’y peuvent rien que ce cœur n’y consente :

Tant que tu te défends d’y rien contribuer,

Tu leur défends aussi de rien effectuer,

               Et leur embarras te tourmente ;

               Mais ton mérite s’en augmente,

               Au lieu de s’en diminuer.

 

L’immortel ennemi des soins de ton salut,

Qui ne prend que ma haine et ta perte pour but,

Par là dessous tes pas creuse des précipices :

Il met tout en usage afin de t’arracher

Ces vertueux désirs où je te fais pencher,

               Et ne t’offre aucunes délices

               Qu’afin que tes bons exercices

               Trouvent par où se relâcher.

 

Il hait tous ces honneurs que tu rends à mes saints,

Il hait tous mes tourments dans ta mémoire empreints,

Dont tu fais malgré lui tes plus douces pensées ;

Il hait ta vigilance à me garder ton cœur ;

Il hait tes bons propos qui croissent en vigueur,

               Et ce que tes fautes passées,

               Dans ton souvenir retracées,

               Te laissent pour toi de rigueur.

 

Il cherche à t’en donner le dégoût ou l’ennui ;

Et pour t’ôter, s’il peut, ces armes contre lui,

Il s’arme contre toi de toute la nature :

De mille objets impurs il unit le poison,

Afin que de leur peste infectant ta raison,

               Il s’y fasse quelque ouverture,

               Pour troubler ta sainte lecture,

               Et disperser ton oraison.

 

L’humble aveu de ton crime aux pieds d’un confesseur,

Qui sur toi de ma grâce attire la douceur,

Gêne jusqu’aux enfers l’orgueil de son courage ;

Et comme il hait surtout ces amoureux transports

Où s’élève ton âme en recevant mon corps,

               Les artifices de sa rage

               T’en feraient quitter tout l’usage,

               Si l’effet suivait ses efforts.

 

Ferme-lui bien l’oreille, et vis sans t’émouvoir

De ces pièges secrets que pour te décevoir

Sous un appas visible il dresse à ta misère :

Ne t’inquiète point de ses subtilités ;

Et n’imputant qu’à lui toutes les saletés

               Que sa ruse en vain te suggère,

               Reproche-lui d’un ton sévère

               L’amas de ses impuretés.

 

« Va, malheureux esprit, va, va, lui dois-tu dire,

Dans les feux immortels de ton funeste empire,

Vas-y rougir de honte, et brûler de courroux

               De perdre ainsi tes coups.

 

« Tu les perds contre moi, lorsque tu te figures

Que tu vas m’accabler sous ce monceau d’ordures :

De quelques faux appas que tu m’oses flatter,

               Je sais les rejeter.

 

« Va donc, encore un coup, va, séducteur infâme :

N’espère aucune part désormais en mon âme ;

Jésus-Christ est ma force, et marche à mes côtés,

               Contre tes saletés.

 

« Tel qu’un puissant guerrier armé pour ma défense,

Il dompte qui m’attaque, il abat qui m’offense,

Et réduira l’effet de ton illusion

               À ta confusion.

 

« Je choisirai plutôt les plus cruels supplices,

J’accepterai la mort, j’en ferai mes délices,

Avant que tes efforts m’arrachent un moment

               De vrai consentement.

 

« De tes suggestions réprime l’impudence ;

Pour épargner ta honte, impose-toi silence ;

Aussi bien tes discours deviennent superflus :

               Je ne t’écoute plus.

 

« Tu m’as jusqu’à présent donné beaucoup de peine ;

Tu m’as bien fait trembler et bien mis à la gêne ;

Mais le Seigneur m’éclaire et se fait mon appui :

               Qu’ai-je à craindre avec lui ?

 

« Que tes noirs escadrons en bataille rangée

Combattent les désirs de mon âme assiégée,

Je verrai leurs fureurs fondre toutes sur moi

               Sans en prendre d’effroi.

 

« Contre ces escadrons mon Dieu me sert d’escorte ;

Contre tant de fureurs il me prête main-forte ;

Il est mon espérance et mon libérateur :

               Fuis, lâche séducteur. »

 

Ainsi tu dois, mon fils, t’apprêter au combat ;

Ainsi tu dois combattre en courageux soldat,

Et dissiper ainsi les forces qu’il amasse.

S’il t’arrive de choir par ta fragilité,

Relève-toi plus fort que tu n’avais été ;

               Et lorsque ta vigueur se lasse,

               Appelle une plus haute grâce

               Au secours de ta lâcheté.

 

Tu dois t’y confier ; mais prends garde avec soin

Que cette confiance, allant un peu trop loin,

Ne se tourne en superbe et folle complaisance :

Plusieurs y sont trompés ; et ce vain sentiment,

Les portant de l’erreur jusqu’à l’aveuglement

               D’une ingrate méconnaissance,

               Les met presque dans l’impuissance

               D’un véritable amendement.

 

Instruit par le malheur de ces présomptueux,

Tiens sous l’humilité ton désir vertueux ;

Prends-en dans leur ruine une digne matière :

Vois comme leur orgueil, facile à s’ébranler,

Tombe d’autant plus bas que haut il crut voler ;

               Et des chutes d’une âme fière

               Tâche à tirer quelque lumière,

               Qui t’éclaire à te ravaler.

 

 

 

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CHAPITRE VII

 

 

Qu’il faut cacher la grâce de la dévotion

sous l’humilité.

 

 

 

Tu veux être dévot, et je t’en fais la grâce ;

               Mais apprends qu’il la faut cacher,

               Et qu’un don que tu tiens si cher,

Renfermé dans toi-même aura plus d’efficace.

               Bien que tu saches ce qu’il vaut,

               Ne t’en élève pas plus haut ;

Parles-en d’autant moins que plus je t’en inspire ;

               Et n’en prends pas l’autorité

De donner plus de poids à ce que tu veux dire,

               Par une sotte gravité.

 

Le mépris de toi-même est le plus heureux signe

               Que tu sais connaître son prix :

               Sois donc ferme dans ce mépris,

Et crains de perdre un bien dont tu te sens indigne.

               Toutes ces petites douceurs

               Que le zèle épand dans les cœurs

Ne sont pas de ce bien la garde la plus sûre.

               N’y mets aucun attachement ;

Je te l’ai déjà dit, que telle est leur nature

               Qu’elles passent en un moment.

 

Dans ces heureux moments où ma grâce t’éclaire,

               Regarde avec humilité

               Quelle devient ta pauvreté

Sitôt que cette grâce a voulu se soustraire.

               Le grand progrès spirituel

               N’est pas au goût continuel

Des sensibles attraits dont elle te console,

               Mais à souffrir sans murmurer

Les maux qu’elle te laisse alors qu’elle s’envole,

               Et ne te point considérer.

 

Bien qu’en ce triste état tout te nuise et te fâche,

               Bien qu’une importune langueur

               Éteigne presque ta vigueur,

Ne permets pas pourtant que ton feu se relâche :

               Veille, prie, et ne quitte rien

               De ce que tu faisais de bien

Alors que tu sentais ta ferveur plus entière ;

               Fais enfin suivant ton pouvoir,

Suivant ce qui te reste en l’esprit de lumière,

               Et tu rempliras ton devoir.

 

Je me tiendrai toujours de ton intelligence,

               Pourvu que cette aridité,

               Pourvu que cette anxiété

Ne se tourne jamais en pleine négligence.

               Plusieurs bronchent à ce faux pas ;

               Et dès qu’ils perdent ces appas,

Il semble par dépit qu’au surplus ils renoncent :

               Tout leur courage s’amollit,

Et dans la nonchalance où leurs âmes s’enfoncent

               Leur plus beau feu s’ensevelit.

 

Ce n’est pas comme il faut se ranger à ma suite :

               L’homme a beau former un dessein,

               Il n’a pas toujours en sa main

Tout ce qu’il se promet de sa bonne conduite.

               Quelle que soit l’ardeur des vœux,

               C’est quand je veux et qui je veux

Que console, où je veux, ma grâce toute pure ;

               Et de ses plus charmants attraits

Mon vouloir souverain est la seule mesure,

               Et non la ferveur des souhaits.

 

Souvent cette ferveur, par ses douces amorces

               Fatale aux esprits imprudents,

               Fait succomber les plus ardents

À force d’entreprendre au-dessus de leurs forces :

               Ces dévots trop présomptueux

               Dans leurs élans impétueux

Ne daignent réfléchir sur ce qu’ils peuvent faire,

               Et changent leur zèle en poison,

Quand ils écoutent plus son ardeur téméraire

               Que les avis de la raison.

 

Ainsi ces indiscrets perdent bientôt mes grâces,

               Pour oser plus qu’il ne me plaît ;

               Et leur vol rencontre un arrêt

Qui les rejette au rang des âmes les plus basses.

               Pour fruit de leur témérité

               Ils retrouvent l’indignité

Des imperfections qui leur sont naturelles,

               Afin que n’espérant rien d’eux,

Et ne prétendant plus voler que sous mes ailes,

               Ils me laissent régler leurs feux.

 

Vous donc qui commencez à marcher dans ma voie,

               Chers apprentis de la vertu,

               Dans ce chemin que j’ai battu

Portez, je le consens, grand cœur et grande joie ;

               Mais gardez sous cette couleur

               D’écouter toute la chaleur

Qui s’allume sans ordre en vos jeunes courages :

               Vous pourrez trébucher bien bas,

Si vous ne choisissez les conseils des plus sages

               Pour guides à vos premiers pas.

 

C’est vous faire une folle et vaine confiance,

               De croire plus vos sentiments

               Que les solides jugements

Qu’affermit une longue et sainte expérience.

               Quelque bien que vous embrassiez,

               Quelques progrès que vous fassiez,

Ils vous laissent à craindre une funeste issue,

               Si ce que vous avez d’amour

Pour ces faibles clartés de votre propre vue,

               S’obstine à fuir tout autre jour.

 

L’esprit persuadé de sa propre sagesse

               Rarement reçoit sans ennui

               L’ordre ni les leçons d’autrui ;

Il aime rarement à suivre une autre adresse.

               L’innocente simplicité

               Que relève l’humilité

Passe le haut savoir qu’enfle la suffisance,

               Et des fruits qu’il fait recueillir

Le peu vaut mieux pour toi que la pleine abondance,

               Si tu t’en peux enorgueillir.

 

Sache régler ta joie : une âme est peu discrète

               Qui dans les plus heureux succès

               S’y livre avec un tel excès,

Qu’elle va toute entière où ce transport la jette,

               Avec trop de légèreté,

               De sa première pauvreté,

Au milieu de mes dons, ingrate, elle s’oublie ;

               Et qui sait l’art d’en bien jouir

Craint toujours de donner à ma grâce affaiblie

               Quelque lieu de s’évanouir.

 

Ne sois pas moins soigneux de régler la tristesse :

               C’est témoigner peu de vertu

               Que d’avoir un cœur abattu,

Sitôt qu’un déplaisir violemment te presse.

               Quelque grand que soit le malheur,

               Il ne faut pas que la douleur

Forme aucun désespoir de ton impatience,

               Ni que le zèle rebuté

Étouffe par dépit toute la confiance

               Qu’il doit avoir en ma bonté.

 

Fuis ces extrémités : quiconque en la bonace

               S’ose tenir trop assuré

               Devient lâche et mal préparé

À la moindre tempête, à sa moindre menace.

               Si tu peux te faire la loi,

               Toujours humble, toujours en toi,

Toujours de ton esprit le véritable maître,

               Alors, moins prompt à succomber,

Tu verras les périls que toutes deux font naître

               Presque sans péril d’y tomber.

 

Dans l’ardeur la plus forte et la mieux éclairée

               Conserve bien le souvenir

               De ce que tu dois devenir

Lorsque cette clarté se sera retirée :

               Dans l’éclipse d’un si beau jour

               Pense de même à son retour ;

Fais briller ses rayons sans cesse en ta mémoire ;

               Et s’ils paraissent inconstants,

Crois que c’est pour ton bien et pour ma propre gloire

               Que je t’en prive quelque temps.

 

Cette sorte d’épreuve est souvent plus utile,

               Bien qu’un peu rude à ta ferveur,

               Que si tu voyais ma faveur

Rendre à tous tes souhaits l’événement facile.

               L’amas des consolations,

               L’éclat des révélations,

Ne sont pas du mérite une marque fort sûre ;

               Et ni par le degré plus haut,

               Ni par la suffisance à lire l’écriture,

               On ne juge bien ce qu’il vaut.

 

Il veut pour fondements de son prix légitime

               Une sincère humilité,

               Une parfaite charité,

Un ferme désaveu de toute propre estime.

               Celui-là seul sait mériter,

               Qui n’aspire qu’à m’exalter,

Qui partout et sur tout ne cherche que ma gloire,

               Qui tient les mépris à bonheur,

Et gagne sur soi-même une telle victoire,

               Qu’il les goûte mieux que l’honneur.

 

 

 

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CHAPITRE VIII

 

 

Du peu d’estime de soi-même

en la présence de Dieu.

 

 

 

Du peu d’estime de soi-même en la présence de Dieu.

 

              Seigneur, t’oserai-je parler,

       Moi qui ne suis que cendre et que poussière,

       Qu’un vil extrait d’une impure matière,

       Qu’au seul néant on a droit d’égaler ?

 

              Si je me prise davantage,

              Je t’oblige à t’en ressentir,

Je vois tous mes péchés soudain me démentir,

       Et contre moi porter un témoignage

              Où je n’ai rien à repartir.

 

              Mais si je m’abaisse et m’obstine

       À me réduire au néant dont je viens,

Si toute estime propre en moi se déracine,

       Et qu’en dépit de tous ses entretiens

Je rentre en cette poudre où fut mon origine,

              Ta grâce avec pleine vigueur

              Est soudain propice à mon âme,

       Et les rayons de ta céleste flamme

              Descendent au fond de mon cœur.

 

              L’orgueil, contraint à disparaître,

Ne laisse dans ce cœur aucun vain sentiment

Qui ne soit abîmé, pour petit qu’il puisse être,

              Dans cet anéantissement,

              Sans pouvoir jamais y renaître.

 

              Ta clarté m’expose à mes yeux,

Je me vois tout entier, et j’en vois d’autant mieux

Quels défauts ont suivi ma honteuse naissance :

Je vois ce que je suis, je vois ce que je fus,

              Je vois d’où je viens, et confus

              De ne voir que de l’impuissance,

Je m’écrie : « Ô mon Dieu, que je m’étais déçu !

        « Je ne suis rien, et n’en avais rien su. »

              Si tu me laisses à moi-même,

Je n’ai dans mon néant que faiblesse et qu’effroi ;

Mais si dans mes ennuis tu jettes l’œil sur moi,

Soudain je deviens fort, et ma joie est extrême.

 

              Merveille, que de ces bas lieux,

Élevé tout à coup au-dessus du tonnerre,

              Je vole ainsi jusques aux cieux,

Moi que mon propre poids rabat toujours en terre !

       Que tout à coup de saints élancements,

Tout chargé que je suis d’une masse grossière,

Jusque dans ces palais de gloire et de lumière

Me fassent recevoir tes doux embrassements !

 

              Ton amour fait tous ces miracles :

C’est lui qui me prévient sans l’avoir mérité ;

              C’est lui qui brise les obstacles

Qui naissent des besoins de mon infirmité ;

              C’est lui qui soutient ma faiblesse,

              Et quelque péril qui me presse,

C’est lui qui m’en préserve et le sait détourner ;

C’est lui qui m’affranchit, c’est lui qui me retire

              De tant de malheurs, qu’on peut dire

Que leur nombre sans lui ne se pourrait borner.

 

Ces malheurs, ces périls, ces besoins, ces faiblesses,

C’est ce que l’amour-propre en nos cœurs a semé,

C’est ce qu’on a pour fruit de ses molles tendresses,

Et je me suis perdu quand je me suis aimé ;

              Mais quand détaché de moi-même,

Je t’aime purement et ne cherche que toi,

Je trouve ce que j’aime en un si digne emploi,

Je me retrouve encor, Seigneur, en ce que j’aime ;

Et ce feu tout divin, plus il sait pénétrer,

Plus dans mon vrai néant il m’apprend à rentrer.

 

Ton amour à t’aimer ainsi me sollicite,

              Et me rappelle à mon devoir

       Par des faveurs qui passent mon mérite,

       Et par des biens plus grands que mon espoir.

 

              Je t’en bénis, être suprême,

              Dont l’immense bénignité

              Étend sa libéralité

              Sur l’indigne et sur l’ingrat même.

Ce torrent que jamais tu ne laisses tarir

              Ne se lasse point de courir

              Même vers ceux qui s’en éloignent ;

              Et souvent sur l’aversion

              Que les plus endurcis témoignent,

Il roule les trésors de ton affection.

              De ces sources inépuisables

              Fais sur nous déborder les flots ;

              Rends-nous humbles, rends-nous dévots,

Rends-nous reconnaissants, rends-nous inébranlables ;

Relève-nous le cœur sous nos maux abattu,

Attire-nous à toi par cette sainte amorce,

              Toi qui seul es notre vertu,

              Notre salut et notre force.

 

 

 

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CHAPITRE IX

 

 

Qu’il faut tout rapporter à Dieu

comme à notre dernière fin.

 

 

 

Si tu veux du bonheur t’aplanir la carrière,

Choisis-moi pour ta fin souveraine et dernière,

Épure tes désirs par cette intention :

Tes flammes deviendront comme eux droites et pures,

Tes flammes, que souvent ta folle passion

Recourbe vers toi-même ou vers les créatures,

Et qui n’ont que faiblesse, aridité, langueur,

Sitôt qu’à te chercher tu ravales ton cœur.

 

C’est à moi, c’est à moi qu’il faut que tu rapportes

Les biens les plus exquis, les grâces les plus fortes,

À moi qui donne tout et tiens tout en ma main :

Pour bien user de tout, regarde chaque chose

Comme un écoulement de ce bien souverain,

Que de moi seul je forme, et dont seul je dispose ;

Et prends ce que sur toi j’en verse de ruisseaux

Pour guides vers la source à qui tu dois leurs eaux.

 

Qui monte jusque-là ne m’en trouve point chiche :

Le petit et le grand, le pauvre avec le riche,

Y peuvent sans relâche également puiser.

Mon amour libéral l’ouvre à tous sans réserve :

J’aime à donner mes biens, j’aime à favoriser ;

Mais je veux à mon tour qu’on m’aime et qu’on me serve ;

Je hais le cœur ingrat, le froid, l’indifférent,

Et ma grâce est le prix des grâces qu’on me rend.

 

Quiconque s’ose enfler de propre suffisance,

Jusqu’à prendre en soi-même ou gloire, ou complaisance,

Ou chercher hors de moi de quoi se réjouir,

Sa joie est inquiète, et si mal établie,

Que son cœur pleinement ne peut s’épanouir :

D’angoisse sur angoisse il la sent affaiblie,

Il voit trouble sur trouble, et naître à tout moment

Mille vrais déplaisirs d’un faux contentement.

 

Ne t’impute donc rien de bon, de salutaire,

Et quoi qu’un autre même à tes yeux puisse faire,

À sa propre vertu n’attribue aucun bien ;

Dans celui que tu fais ne perds point la mémoire

Qu’il en faut bénir Dieu, sans qui l’homme n’a rien :

Comme tout vient de moi, j’en veux toute la gloire :

Je veux un plein hommage, un cœur passionné,

Et qu’on me rende ainsi tout ce que j’ai donné.

 

C’est par ces vérités qu’est soudain mise en fuite

La vanité mondaine avec toute sa suite,

Et fait place à la vraie et vive charité ;

C’est ainsi que ma grâce occupe toute une âme,

Et lors plus d’amour-propre et plus d’anxiété,

Plus d’importune envie et plus d’impure flamme :

De tous ses ennemis cette âme vient à bout

Par cette charité qui triomphe de tout.

 

Par cette charité ses forces dilatées

Ne sont plus en état de se voir surmontées ;

Mais je te le redis, saches-en bien user ;

Ne prends point hors de moi de joie ou d’espérance :

Je suis cette bonté qu’on ne peut épuiser,

Mais qui ne peut souffrir aucune concurrence ;

Je suis et serai seul durant tout l’avenir

Qu’il faille en tout, partout, et louer, et bénir.

 

 

 

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CHAPITRE X

 

 

Qu’il y a beaucoup de douceur

à mépriser le monde pour servir Dieu.

 

 

 

J’oserai donc parler encore un coup à toi :

Mon silence n’est plus un respect légitime ;

                Je ne puis me taire sans crime ;

Je dois bénir mon Dieu, mon Seigneur et mon roi.

J’irai jusqu’à ton trône assiéger tes oreilles

Du récit amoureux de tes hautes merveilles ;

J’en ferai retentir toute l’éternité ;

Et je veux qu’à jamais mes cantiques enseignent

Quelles sont les douceurs que ta bénignité

                Ne montre qu’à ceux qui te craignent.

 

Mais que sont ces douceurs au prix de ces trésors

Qu’à toute heure tes mains prodiguent et réservent

                Pour ceux qui t’aiment et te servent,

Et qui du cœur entier te donnent les efforts ?

Ah ! Ces ravissements, sans borne et sans exemple,

S’augmentent d’autant plus que plus on te contemple ;

Nous n’avons rien en nous qui les puisse exprimer ;

Le cœur les goûte bien, et l’âme les admire ;

Tout l’homme les sent croître à force de t’aimer ;

                Mais la bouche ne les peut dire.

 

Tu ne te lasses point, Seigneur, de cet amour,

Et j’en porte sur moi des marques infaillibles :

                Tes bontés incompréhensibles

Du néant où j’étais m’ont daigné mettre au jour.

J’ai couru loin de toi vagabond et sans guide ;

Pour un fragile bien j’ai quitté le solide,

Et tu m’as rappelé de cet égarement ;

Tu fais plus : pour t’aimer tu m’ordonnes de vivre,

Et joins à la douceur de ce commandement

                La clarté qui montre à le suivre.

 

Ô fontaine d’amour, mais d’amour éternel,

Après tant de bienfaits que dirai-je à ta gloire ?

                Pourrai-je en perdre la mémoire,

Quand tu ne la perds pas d’un chétif criminel ?

Au milieu de ma chute et courant à ma perte,

Par delà tout espoir j’ai vu ta grâce ouverte

Répandre encor sur moi des rayons de pitié,

Et ta miséricorde, excédant tous limites,

Accabler un pécheur d’un excès d’amitié

                Qui surpasse tous les mérites.

 

Que te rendrai-je donc pour de telles faveurs ?

Quel encens unirai-je aux concerts de louanges

                Que de tes saints et de tes anges

Sans fin et sans relâche entonnent les ferveurs ?

Tu ne fais pas à tous cette grâce profonde

Qui détache les cœurs des embarras du monde,

Pour se ranger au cloître et n’être plus qu’à toi ;

Et ce n’est pas à tous que tu donnes l’envie

De s’enrichir des fruits que fait naître l’emploi

                D’une religieuse vie.

 

Je ne fais rien de rare alors que je te sers :

J’apprends cette leçon de toute la nature ;

                L’hommage de la créature

N’est qu’un tribut commun que te doit l’univers.

Tout ce qu’en te servant je trouve d’admirable,

C’est qu’étant de moi-même et pauvre et misérable,

Tu daignes t’abaisser jusques à t’en servir,

Qu’avec tes plus chéris tu m’y daignes admettre,

Et veux bien m’enseigner comme il te faut ravir

                Ce que tu leur voulus promettre.

 

Tout vient de toi, Seigneur, et nous en recevons

Tout ce qu’à te servir applique cet hommage ;

                J’ose dire encor davantage,

Tu nous sers beaucoup plus que nous ne te servons.

La terre qui nous porte, et qui nous sert de mère,

L’air que nous respirons, le ciel qui nous éclaire,

Ont ces ordres de toi qu’ils ne rompent jamais ;

L’ange même nous sert, tous pécheurs que nous sommes,

Et garde exactement ceux où tu le soumets

                Pour le ministère des hommes.

 

C’est peu pour toi que l’air, et la terre, et les cieux,

C’est peu qu’à nous servir l’ange s’assujettisse ;

                Pour mieux nous rendre cet office,

Tu choisis un sujet encor plus précieux :

Tu quittes, roi des rois, ton sacré diadème ;

Tu descends jusqu’à nous de ton trône suprême ;

Tu te revêts pour nous de nos infirmités ;

Et nous fortifiant par ta sainte présence,

Tu nous fais triompher de nos fragilités,

                Et te promets pour récompense.

 

Pour tant et tant de biens que ne puis-je à mon tour

Te servir dignement tout le temps de ma vie !

                Oh ! Que j’aurais l’âme ravie

De le pouvoir, Seigneur, seulement un seul jour !

Te servir à demi, c’est te faire une injure ;

Et comme tes bontés n’ont jamais de mesure,

Il ne faut point de borne aux devoirs qu’on te rend :

À toi toute louange, à toi gloire éternelle,

À toi, Seigneur, est dû ce que peut de plus grand

                Le zèle d’une âme fidèle.

 

N’es-tu pas, ô mon Dieu, mon Seigneur souverain,

Et moi ton serviteur, pauvre, lâche, imbécile,

                Dont tout l’effort est inutile,

À moins qu’avoir l’appui de ta divine main ?

Je dois pourtant, je dois de toute ma puissance

Te louer, te servir, te rendre obéissance,

Sans m’en lasser jamais, sans prendre autre souci.

Viens donc à mon secours, bonté toute céleste ;

Tu vois que je le veux et le souhaite ainsi :

                Par ta faveur supplée au reste.

 

La pompe des honneurs dans son plus haut éclat

N’a rien de comparable à cette servitude,

                À cette glorieuse étude

Qui nous apprend de tout à faire peu d’état.

Mépriser tout pour toi, pour ce noble esclavage

Qui sous tes volontés enchaîne le courage,

C’est se mettre au-dessus des princes et des rois ;

Et l’ineffable excès des grâces que tu donnes

À qui peut s’affermir dans cet illustre choix,

                Vaut mieux que toutes les couronnes.

 

Par des attraits divins et toujours renaissants

Ton saint esprit se plaît à consoler les âmes

                Dont les pures et saintes flammes

Dédaignent pour t’aimer tous les plaisirs des sens.

Ces âmes qui pour toi prennent l’étroite voie,

Qui n’ont point d’autre but, qui n’ont point d’autre joie,

Y goûtent de l’esprit l’entière liberté ;

Leur retraite en vrais biens se voit toujours féconde,

Et trouve un plein repos dans la digne fierté

                Qui leur fait négliger le monde.

 

Miraculeux effet, bonheur prodigieux,

Qu’ainsi la liberté naisse de la contrainte !

                Ô doux liens ! ô douce étreinte !

Ô favorable poids du joug religieux !

Sainte captivité, qu’on te doit de louanges !

Tu rends dès ici-bas l’homme pareil aux anges ;

Tu le rends agréable aux yeux de son auteur ;

Tu le rends formidable à ces troupes rebelles,

À ces noirs escadrons de l’ange séducteur,

                Et louable à tous les fidèles.

 

Ô fers délicieux et toujours à chérir,

Que vous cachez d’appas sous un peu de rudesse !

                Ô du ciel infaillible adresse,

Que tu rends ses trésors aisés à conquérir !

Ô jeûnes, pauvreté, disciplines, cilices,

Amoureuses rigueurs et triomphants supplices !

Ô cloître ! ô saints travaux, qu’il vous faut souhaiter,

Vous qui donnez à l’âme une joie assurée,

Et qui l’asservissant lui faites mériter

                Un bien d’éternelle durée !

 

 

 

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CHAPITRE XI

 

 

Qu’il faut examiner soigneusement les désirs du cœur

et prendre peine à les modérer.

 

 

 

Qu’il faut examiner soigneusement les désirs du cœur

et prendre peine à les modérer.

 

Je vois qu’à me servir enfin tu te disposes ;

                Mais n’en espère pas grand fruit,

À moins que je t’apprenne encor beaucoup de choses

        Dont tu n’es pas encore assez instruit.

 

                    Seigneur, que veux-tu m’apprendre ?

                    Je suis prêt de t’écouter ;

                    Joins à la grâce d’entendre

                    La force d’exécuter.

 

Toutes tes volontés doivent être soumises

                Purement à mon bon plaisir,

Jusqu’à ne souhaiter en toutes entreprises

        Que les succès que je voudrai choisir.

 

Tu ne dois point t’aimer, tu ne dois point te plaire

                Dans tes propres contentements ;

Tu dois n’être jaloux que de me satisfaire,

        Et d’obéir à mes commandements.

 

Quel que soit le désir qui t’échauffe et te pique,

                Considère ce qui t’en plaît,

Et vois si sa chaleur à ma gloire s’applique,

        Ou s’il t’émeut par ton propre intérêt.

 

Lorsque ce n’est qu’à moi que ce désir se donne,

                Qu’il n’a pour but que mon honneur,

Quelque effet qui le suive, et quoi que j’en ordonne,

        Ta fermeté tient tout à grand bonheur.

 

Mais lorsque l’amour-propre y garde encor sa place,

                Quoique secret et déguisé,

C’est là ce qui te gêne et ce qui t’embarrasse,

        C’est ce qui pèse à ton cœur divisé.

 

Défends-toi donc, mon fils, de la première amorce

                D’un désir mal prémédité ;

N’y prends aucun appui, n’y donne aucune force

        Qu’après m’avoir pleinement consulté.

 

Ce qui t’en plaît d’abord peut bientôt te déplaire,

                Et te réduire au repentir,

Et tu rougiras lors de ce qu’aura pu faire

        Cette chaleur trop prompte à consentir.

 

Tout ce qui paraît bon n’est pas toujours à suivre,

                Ni son contraire à rejeter ;

L’ardeur impétueuse à mille erreurs te livre,

        Et trop courir c’est te précipiter.

 

La bride est souvent bonne, et même il en faut une

                À la plus sainte affection ;

Son trop d’empressement la peut rendre importune,

        Et te pousser dans la distraction.

 

Il te peut emporter hors de la discipline,

                Sous prétexte de faire mieux,

Et laisser du scandale à qui ne l’examine

        Que par la règle où s’attachent ses yeux.

 

Il peut faire en autrui naître une résistance

                Que tu n’auras daigné prévoir,

Et de qui la surprise ébranlant ta constance

        La troublera jusqu’à ta faire choir.

 

Un peu de violence est souvent nécessaire

                Contre les appétits des sens,

Même quand leur effet te paraît salutaire,

        Quand leurs désirs te semblent innocents.

 

Ne demande jamais à ta chair infidèle

                Ce qu’elle veut ou ne veut pas ;

Range-la sous l’esprit, et fais qu’en dépit d’elle

        Son esclavage ait pour toi des appas.

 

Qu’en maître, qu’en tyran cet esprit la châtie,

                Qu’il l’enchaîne de rudes nœuds,

Jusqu’à ce que domptée et bien assujettie,

        Elle soit prête à tout ce que tu veux ;

 

Jusqu’à ce que de peu satisfaite et contente,

                Elle aime la simplicité,

Et que chaque revers qui trompe son attente

        Sans murmurer en puisse être accepté.

 

 

 

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CHAPITRE XII

 

 

Comme il faut se faire à la patience

et combattre les passions.

 

 

 

                À ce que je puis voir, Seigneur,

                J’ai grand besoin de patience

                Contre la rude expérience

                Où cette vie engage un cœur.

 

                Elle n’est qu’un gouffre de maux,

                D’accidents fâcheux et contraires,

                Qu’un accablement de misères,

                D’où naissent travaux sur travaux.

 

                Je n’y termine aucuns combats

                Que chaque instant ne renouvelle,

                Et ma paix y traîne avec elle

                La guerre attachée à mes pas.

 

                Les soins même de l’affermir

                Ne sont en effet qu’une guerre,

                Et tout mon séjour sur la terre

                Qu’une occasion de gémir.

 

Tu dis vrai, mon enfant ; aussi ne veux-je pas

Que tu cherches en terre une paix sans combats,

Un repos sans tumulte, un calme sans orage,

Où toujours la fortune ait un même visage,

Et semble par le cours de ses événements

S’asservir en esclave à tes contentements.

Je veux te voir en paix, mais parmi les traverses,

Parmi les changements des fortunes diverses ;

Je veux y voir ton calme, et que l’adversité

Te serve à t’affermir dans la tranquillité.

« Tu ne peux, me dis-tu, souffrir beaucoup de choses ;

« En vain tu t’y résous, en vain tu t’y disposes,

« Tu sens une révolte en ton cœur mutiné

« Contre la patience où tu l’as condamné. »

Lâche, qu’oses-tu dire ? Ainsi le purgatoire,

Ainsi ses feux cuisants sont hors de ta mémoire ?

Auras-tu plus de force ? Ou les présumes-tu

Plus aisés à souffrir à ce cœur abattu ?

Apprends que de deux maux il faut choisir le moindre,

Que tes soins en ce but se doivent tous rejoindre,

Et que pour éviter les tourments éternels,

Tu dois traiter tes sens d’infâmes criminels,

Braver leurs appétits, leur imposer des gênes,

Préparer ta constance aux misères humaines,

Les souffrir sans murmure, et recevoir les croix

Ainsi que des faveurs qui viennent de mon choix.

 

Crois-tu les gens du monde exempts d’inquiétude ?

Ne vois-tu rien pour eux ni d’amer ni de rude ?

Va chez ces délicats qui n’ont soin que d’unir

Le choix des voluptés aux moyens d’y fournir :

Si tu crois y trouver des roses sans épines,

Tu n’y trouveras point ce que tu t’imagines.

 

« Mais ils suivent, dis-tu, leurs inclinations ;

« Leur seule volonté règle leurs actions,

« Et l’excès des plaisirs en un moment consume

« Ce peu qui par hasard s’y coule d’amertume. »

Eh bien ! Soit, je le veux, ils ont tout à souhait ;

Mais combien doit durer un bonheur si parfait ?

 

Ces riches, que du siècle adore l’imprudence,

Passent comme fumée avec leur abondance,

Et de leurs voluptés le plus doux souvenir,

S’il ne passe avec eux, ne sert qu’à les punir.

Celles que leur permet une si triste vie

Sont dignes de pitié beaucoup plus que d’envie :

Elles vont rarement sans mélange d’ennuis ;

Leurs jours les plus brillants ont les plus sombres nuits ;

Souvent mille chagrins empoisonnent leurs charmes,

Souvent mille terreurs y jettent mille alarmes,

Et souvent des objets d’où naissent leurs plaisirs

Ma justice en courroux fait naître leurs soupirs.

L’impétuosité qui les porte aux délices

Elle-même à leur joie enchaîne les supplices,

Et joint aux vains appas d’un peu d’illusion

Le repentir, le trouble et la confusion.

 

Toutes ces voluptés sont courtes et menteuses,

Toutes n’ont que désordre, et toutes sont honteuses.

Les hommes cependant n’en aperçoivent rien ;

Enivrés qu’ils en sont, ils en font tout leur bien :

Ils suivent en tous lieux, comme bêtes stupides,

Leurs sens pour souverains, leurs passions pour guides ;

Et pour l’indigne attrait d’un faux chatouillement,

Pour un bien passager, un plaisir d’un moment,

Amoureux d’une vie ingrate et fugitive,

Ils acceptent pour l’âme une mort toujours vive,

Où mourant à toute heure, et ne pouvant mourir,

Ils ne sont immortels que pour toujours souffrir.

 

Plus sage à leurs dépens, donne moins de puissance

Aux brutales fureurs de ta concupiscence ;

Garde-toi de courir après les voluptés,

Captive tes désirs, brise tes volontés,

Mets en moi seul ta joie, et m’en fais une offrande,

Et je t’accorderai ce que ton cœur demande.

 

Oui, ce cœur ainsi libre, ainsi désabusé,

Ne peut, quoi qu’il demande, en être refusé ;

Et si tu veux goûter des plaisirs véritables,

Des consolations et pleines et durables,

Tu n’as qu’à dédaigner par un noble mépris

Cet éclat dont le monde éblouit tant d’esprits ;

Tu n’as qu’à t’arracher à ces voluptés basses

Qui repoussent des cœurs les effets de mes grâces ;

Tu n’as qu’à te soustraire à leur malignité,

Et je te rendrai plus que tu n’auras quitté.

Plus à leurs faux attraits tu fermeras de portes,

Plus mes faveurs seront et charmantes et fortes ;

Et moins la créature aura chez toi d’accès,

Et plus du créateur les dons auront d’excès.

 

Ne crois pas toutefois sans peine et sans tristesse

À ce détachement élever ta faiblesse :

Une vieille habitude y voudra résister,

Mais par une meilleure il faudra la dompter ;

Ta chair murmurera, mais de tout son murmure

La ferveur de l’esprit convaincra l’imposture ;

Enfin le vieux serpent tâchera de t’aigrir

Contre les moindres maux que tu voudras souffrir ;

Il fera mille efforts pour brouiller ta conduite ;

Mais avec l’oraison tu le mettras en fuite,

Et l’obstination d’un saint et digne emploi

Ne lui laissera plus aucun pouvoir sur toi.

 

 

 

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CHAPITRE XIII

 

 

De l’obéissance de l’humble sujet,

à l’exemple de Jésus-Christ.

 

 

 

Quiconque se dérobe à l’humble obéissance

                Bannit ma grâce en même temps,

Et se livre lui-même à toute l’impuissance

                De ses désirs vains et flottants.

Ces dévots indiscrets dont le zèle incommode,

                Pour les rendre saints à leur mode,

Leur forme une conduite et fait des lois à part,

Au lieu de s’avancer par un secret mérite,

Perdent ce qu’en commun dans la règle on profite,

                À force de vivre à l’écart.

 

Qui n’obéit qu’à peine, et dans l’âme s’attriste

                Des ordres d’un supérieur,

Fait bien voir que sa chair à son tour lui résiste

                Par un murmure intérieur ;

Qu’il est mal obéi par cette vaine esclave,

                Qui se révolte, qui le brave,

Et n’est jamais d’accord de ce qu’il lui prescrit :

Obéis donc toi-même, et tôt et sans murmure,

Si tu veux que ta chair à ton exemple endure

                Le frein que lui doit ton esprit.

 

Des assauts du dehors une âme tourmentée

                Triomphe tôt des plus ardents,

Quand la rébellion de la chair mal domptée

                Ne ravage point le dedans ;

Mais ils trouvent souvent de leur intelligence

                L’amour-propre et la négligence,

Qui leur font de toi-même un renfort contre toi ;

Et cette âme n’a point d’ennemi plus à craindre

Que cette même chair, quand elle ose se plaindre

                De l’esprit qui lui fait la loi.

 

Prends donc, prends pour toi-même un mépris véritable

                Qui te réduise au dernier rang,

Si tu veux mettre à bas ce pouvoir redoutable

                Qu’ont sur toi la chair et le sang.

Mais tu t’aimes encore ; et ton âme obstinée

                Dans cette amour désordonnée

Ne peut y renoncer sans trouble et sans ennui :

De là vient que ton cœur s’épouvante et s’indigne ;

De là vient qu’il frémit, avant qu’il se résigne

                Pleinement au vouloir d’autrui.

 

Que fais-tu de si grand, toi qui n’es que poussière,

                Ou pour mieux dire, qui n’es rien,

Quand tu soumets pour moi ton âme un peu moins fière

                À quelque autre vouloir qu’au tien ?

Moi qui suis tout-puissant, moi qui d’une parole

                Ai bâti l’un et l’autre pôle,

Et tiré du néant tout ce qui s’offre aux yeux,

Moi dont tout l’univers est l’ouvrage et le temple,

Pour me soumettre à l’homme et te donner l’exemple,

                Je suis bien descendu des cieux.

 

De ces palais brillants où ma gloire ineffable

                Remplit tout de mon seul objet,

Je me suis ravalé jusqu’au rang d’un coupable,

                Jusqu’à l’ordre le plus abject.

Je me suis fait de tous le plus humble et le moindre,

                Afin que tu susses mieux joindre

Un digne abaissement à ton indignité,

Et que malgré le monde et ses vaines amorces,

Pour dompter ton orgueil tu trouvasses des forces

                Dans ma parfaite humilité.

 

Apprends de moi, pécheur, apprends l’obéissance

                Des sentiments humiliés ;

Poudre, terre, limon, apprends de ta naissance

                À te faire fouler aux pieds ;

Apprends à te ranger sous le plus rude empire ;

                Apprends à te vaincre, à dédire

De ton propre vouloir les désirs les plus doux ;

Apprends à triompher des assauts qu’il te donne ;

Apprends à t’asservir à tout ce qu’on t’ordonne,

                Apprends à te soumettre à tous.

 

Fais que contre toi-même un saint zèle t’enflamme

                D’une juste indignation,

Pour étouffer soudain ce qui naît dans ton âme

                De superbe et d’ambition ;

Désenfle-la si bien qu’elle soit toujours prête

                À voir que chacun sur ta tête

Par un dernier mépris ose imprimer ses pas,

Que le plus rude affront n’ait pour toi rien d’étrange,

Et qu’alors qu’on te traite à l’égal de la fange,

                Tu te mettes encor plus bas.

 

De quoi murmures-tu, chétive créature,

                Et comment peux-tu repartir,

Alors qu’on te reproche, à toi qui n’es qu’ordure,

                Ce que tu ne peux démentir ?

N’es-tu pas un ingrat, un rebelle à ma grâce,

                D’avoir eu tant de fois l’audace

D’offenser, de trahir le dieu de l’univers ?

Et tes attachements, tes lâchetés, tes vices,

N’ont-ils pas mille fois mérité les supplices

                Qui me vengent dans les enfers ?

 

Mais parce qu’à mes yeux ton âme est précieuse,

                Il m’a plu de te pardonner,

Et je n’étends sur toi qu’une main amoureuse

                Qui ne veut que te couronner.

Vois par là ma bonté, vois quelle est sa puissance ;

                Montre par ta reconnaissance

Qu’enfin de mes bienfaits tu sais le digne prix ;

Fais de l’humilité ta plus douce habitude,

De la soumission ta plus ardente étude,

                Et tes délices du mépris.

 

 

 

_____

 

 

CHAPITRE XIV

 

 

De la considération des secrets de Dieu,

de peur que nous n’entrions en vanité

pour nos bonnes actions.

 

 

 

Seigneur, tu fais sur moi tonner tes jugements :

Tous mes os ébranlés tremblent sous leur menace ;

Ma langue en est muette ; et mon cœur tout de glace

N’a plus pour s’expliquer que des frémissements.

 

Mon âme épouvantée à l’éclat de leur foudre

S’égare de frayeur, et s’en laisse accabler ;

Tout ce qu’elle prévoit ne fait que la troubler,

Et mon esprit confus ne saurait que résoudre.

 

Je demeure immobile en ce mortel effroi,

Et partout sous mes pas je trouve un précipice ;

Je vois quel est mon crime, et quelle est ta justice,

Et je sais que le ciel n’est pas pur devant toi.

 

Tes anges devant toi n’ont pas été sans tache,

Et tu n’as rien permis à ta pitié pour eux :

Étant plus criminel, serais-je plus heureux,

Moi qu’à cette justice aucune ombre ne cache ?

 

Au plus creux de l’abîme elle a fait trébucher

Ces astres si brillants de gloire et de lumière ;

Et moi, Seigneur, et moi, qui ne suis que poussière,

Croirai-je avec raison que je te sois plus cher ?

 

Les grands dévots, comme eux, font des chutes étranges :

J’ai vu dégénérer leurs plus nobles travaux,

Et les sales rebuts des plus vils animaux

Plaire à leur mauvais goût après le pain des anges.

 

La vertu la plus prête à se voir couronner,

Quand ta main se retire, est aussitôt fragile ;

Et toute la sagesse est comme elle inutile,

Quand cette même main cesse de gouverner.

 

La force et la valeur trompent notre espérance,

Si pour la conserver tu n’avances ton bras ;

Et jamais chasteté n’est bien sûre ici-bas,

Si ta protection ne fait son assurance.

 

Enfin si nous n’avons ton aide et ton soutien,

Si tu ne nous défends, si tu ne nous regardes,

Tout l’effort qu’on se fait pour être sur ses gardes

N’est qu’un effort qui gêne et qui ne sert de rien.

 

Le naufrage est certain si tu nous abandonnes ;

Le soin de l’éviter nous fait même y courir ;

Mais sitôt que ta main daigne nous secourir,

Nous rentrons à la vie, et gagnons les couronnes.

 

Nous sommes inconstants, mais tu nous affermis ;

Notre feu s’amortit, tu lui prêtes des flammes,

Et les saintes ardeurs que tu rends à nos âmes

Sont autant de remparts contre nos ennemis.

 

Qu’un plein ravalement ainsi m’est nécessaire !

Que je me dois pour moi des sentiments abjects !

Et quand je fais du bien, si quelquefois j’en fais,

Le peu d’état, Seigneur, qu’il m’est permis d’en faire !

 

Que je dois m’abaisser, que je dois m’avilir

Sous tes saints jugements, sous leurs profonds abîmes,

Où je ne vois en moi qu’un néant plein de crimes,

Qui tout néant qu’il est, ose s’enorgueillir !

 

Ô néant ! ô vrai rien ! Mais pesanteur extrême,

Mais charge insupportable à qui veut s’élever !

Mer sans rive où partout chacun se peut trouver,

Mais sans trouver partout qu’un néant en soi-même !

 

Dans un gouffre si vaste où te retires-tu,

Où te peux-tu cacher, source de vaine gloire ?

Mérite, où vois-tu lieu de flatter la mémoire ?

Où va la confiance en la propre vertu ?

 

Tout s’abîme, Seigneur, dans cette mer profonde

Que tes grands jugements ouvrent de toutes parts ;

Et si tous les mondains y jetaient leurs regards,

Il ne serait jamais de vaine gloire au monde.

 

Que verraient-ils en eux qu’ils pussent estimer,

S’ils voyaient devant toi ce qu’est leur chair fragile ?

Comment souffriraient-ils qu’une masse d’argile

S’enflât contre la main qui vient de la former ?

 

Un cœur vraiment à toi ne prend jamais le change ;

Et qui goûte une fois l’esprit de vérité,

Qui se peut y soumettre avec sincérité,

Ne saurait plus goûter une vaine louange.

 

Oui, quand ta vérité l’a bien soumis à toi,

Le bien qu’on dit de lui jamais ne le soulève :

Qu’un monde entier le loue, un monde entier achève

D’affermir les mépris qu’il a conçus de soi.

 

Sitôt qu’il fixe en Dieu toute son espérance,

Les éloges sur lui n’ont plus aucun pouvoir ;

Il entend leurs douceurs, mais sans s’en émouvoir,

Sans leur prêter jamais la moindre complaisance.

 

Aussi tous les flatteurs eux-mêmes ne sont rien :

Ce qu’ils donnent d’encens est comme eux périssable ;

Mais ta vérité seule est toujours immuable,

Et seule nous conduit jusqu’au souverain bien.

 

 

 

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CHAPITRE XV

 

 

Comme il faut nous comporter

et parler à Dieu en tous nos souhaits.

 

 

 

Pense à moi, mon enfant ; quoi que tu te proposes,

Laisse-m’en disposer, et dis en toutes choses :

 

                « Ô mon Dieu ! Si ton bon plaisir

                S’accorde à ce que je souhaite,

Donne-m’en le succès conforme à mon désir :

                Sinon, ta volonté soit faite.

 

                 « Si ta gloire peut s’exalter

                Par l’effet où j’ose prétendre,

Permets qu’en ton saint nom je puisse exécuter

                Ce que tu me vois entreprendre.

 

                 « S’il doit servir à mon salut,

                Si mon âme en tire avantage,

Ainsi que ton honneur en est l’unique but,

                Que te servir en soit l’usage.

 

                 « Mais s’il est nuisible à mon cœur,

                S’il est inutile à mon âme,

Daigne éteindre, ô mon Dieu, cette frivole ardeur,

                Et remplis-moi d’une autre flamme. »

 

Car souvent un désir peut sembler vertueux,

Qui n’a de la vertu qu’un air tumultueux,

Qu’une ombre colorée, et ce n’est pas à dire,

Quoiqu’il paroisse bon, que c’est moi qui l’inspire.

Il ne t’est pas aisé de juger au certain

Quel esprit meut ton âme, ou ta langue, ou ta main ;

S’il est bon ou mauvais ; si l’un ou l’autre est cause

Que tu fais un souhait pour telle ou telle chose ;

Ou si ce n’est enfin qu’un simple mouvement

Qu’excite dans ton cœur ton propre sentiment.

Plusieurs y sont trompés, et leur fausse lumière

Trouve le précipice au bout de la carrière,

Après avoir cru prendre avec fidélité

Pour guide en tous leurs pas l’esprit de vérité.

 

Tu dois donc, ô mon fils, toujours avec ma crainte,

Avec l’humilité dedans ton cœur empreinte,

M’adresser tous tes vœux, me demander l’effet

De tout ce que tu crois digne de ton souhait,

Réduire tes désirs sous ce que je désire,

M’en remettre le tout, et toujours me redire :

 

                 « Tu vois ce qui m’est le meilleur,

                De mes maux tu sais le remède

Regarde mon désir, et règle-le, Seigneur,

                Ainsi que tu veux qu’il succède.

 

                 « Donne-moi ce que tu voudras ;

                Choisis le temps et la mesure ;

Et comme il te plaira daigne étendre le bras

                Sur ta chétive créature.

 

                 « Vois-moi gémir et travailler,

                Et pour tout fruit ne me destine

Que ce qui te plaît mieux, et qui fait mieux briller

                L’éclat de ta gloire divine.

 

                 « Ordonne de tout mon emploi

                Par ta providence suprême ;

Agis partout en maître, et dispose de moi

                Sans considérer que toi-même.

 

                 « Tiens-moi dans ta main fortement ;

                Tourne, retourne-moi sans cesse ;

Porte-moi sans repos de la joie au tourment,

                De la douleur à l’allégresse.

 

                 « Tel qu’un esclave prêt à tout,

                Pour toi, non pour moi, je veux vivre ;

C’est là mon seul désir : puissé-je jusqu’au bout,

                Ô mon Dieu, dignement le suivre ! »

 

 

 

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ORAISON

 

 

Pour faire le bon plaisir de Dieu.

 

 

 

Doux arbitre de mon sort,

Daigne m’accorder ta grâce :

Qu’elle aide mon faible effort,

Et que sa pleine efficace

Dure en moi jusqu’à la mort.

 

Fais, Seigneur, que mon désir

N’ait pour but invariable

Que ce que ton bon plaisir

Aura le plus agréable,

Que ce qu’il voudra choisir.

 

Que ton vouloir soit le mien,

Que le mien toujours le suive,

Et s’y conforme si bien,

Qu’ici-bas, quoi qu’il m’arrive,

Sans toi je ne veuille rien.

 

Fais-le toujours prévaloir

Sur quoi que je me propose,

Et mets hors de mon pouvoir

De vouloir aucune chose

Que ce qu’il te plaît vouloir.

 

Fais-moi de sorte mourir

À tout ce qu’on voit au monde,

Que je ne puisse chérir

Sur la terre ni sur l’onde

Que ce qui ne peut périr.

 

Que ma gloire à l’abandon,

Sous les mépris abîmée,

Conserve si peu mon nom,

Qu’à mes yeux la renommée

Doute si je vis ou non.

 

Fais que de tous mes souhaits

En toi seul je me repose ;

Fais qu’attendant les effets

Où mon âme se dispose,

Elle trouve en toi sa paix.

 

Toi seul es le vrai repos :

Hors de toi le calme est rude ;

Et la bonace des flots

Augmente l’inquiétude

Des plus sages matelots.

 

En cette paix donc, Seigneur,

Essentielle et suprême,

En cet unique bonheur

Qui n’est autre que toi-même,

Fais le repos de mon cœur.

 

 

 

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CHAPITRE XVI

 

 

Que les véritables consolations

ne se doivent chercher qu’en Dieu.

 

 

 

J’épuise mon désir, j’épuise ma pensée

                À chercher des contentements

                Qui par de vrais soulagements

Adoucissent les maux dont mon âme est pressée ;

Mais, hélas ! Après tout, j’ai beau m’en figurer,

                        J’ai beau les désirer,

Ce n’est point en ces lieux que je les dois attendre :

                L’avenir seul me les promet,

Cet heureux avenir où chacun peut prétendre,

Mais qu’on n’obtient qu’au prix où la vertu le met.

 

Quand par un heureux choix d’événements propices

                Le monde me ferait sa cour,

                Quand il n’aurait soin nuit et jour

Que d’inventer pour moi de nouvelles délices,

Quand il attacherait lui-même à mes côtés

                        Toutes ses voluptés,

De combien de moments en serait la durée ?

                Et quels biens me pourrait donner

Sa faveur la plus ferme et la mieux assurée,

Qu’en un coup d’œil Peut-être il faut abandonner ?

 

N’espère point de joie, ô mon cœur, que frivole ;

                N’en espère aucune ici-bas

                Qu’en ce grand Dieu de qui le bras

Soutient l’humble et le pauvre, et partout le console.

Quels que soient tes ennuis, attends encore un peu,

                        Sans attiédir ton feu,

Attends le doux effet des promesses divines ;

                Et tu posséderas bientôt

Des biens encor plus grands que tu ne t’imagines,

Et que le ciel pour toi garde comme en dépôt.

 

Ce lâche abaissement aux douceurs temporelles,

                Que le siècle fait trop goûter,

                Sert d’un grand obstacle à monter

Dans ce palais de gloire où sont les éternelles :

Attache tes désirs, mon âme, à celles-ci ;

                        Fais-en ton seul souci,

Et regarde en passant celles-là pour l’usage ;

                Ne t’en laisse plus éblouir :

Ce Dieu qui du néant te fit à son image

Eut un plus digne objet que de t’en voir jouir.

 

De quoi te serviraient tous les trésors du monde,

                Tous ceux que la terre et la mer

                Dans leur sein peuvent enfermer,

Si ce n’est point sur eux qu’un vrai bonheur se fonde ?

Le plus pompeux éclat de ces riches trésors

                        N’a qu’un brillant dehors

Qui n’excite au dedans que de l’inquiétude :

                Il n’a point de solide bien ;

Et si tu veux trouver quelque béatitude,

Elle n’est qu’en ce Dieu qui créa tout de rien.

 

Mais garde-toi surtout de la présumer telle

                Que se la peignent ces mondains

                Dont les désirs brutaux et vains

Au gré de leur caprice en forment un modèle :

Tu t’y dois figurer un amas de vrais biens,

                        Tel que les vrais chrétiens

Dans leurs plus longs travaux attendent sans murmure ;

                Un avant-goût délicieux,

Tel que sent quelquefois une âme droite et pure

De qui tout l’entretien s’élève jusqu’aux cieux.

 

Rempli de cette idée, il te sera facile

                De juger l’instabilité

                Qu’a le monde et sa vanité,

Comme lui décevante, et comme lui fragile.

La seule vérité donne aux afflictions

                        Des consolations

Durables à l’égal de sa sainte parole :

                Ainsi l’éprouvent les dévots ;

Et portant en tous lieux un Dieu qui les console,

Ils savent bien aussi lui dire à tous propos :

 

                 « Bénin sauveur de la nature,

                Prends soin partout de m’assister,

                Et daigne sans cesse prêter

                Ton secours à ta créature.

 

                 « Qu’au milieu de toutes mes peines

                Ce me soit un soulagement

                D’être abandonné pleinement

                Des consolations humaines.

 

                 « Qu’au défaut même de la tienne,

                J’en trouve dans ta volonté,

                Dont la juste sévérité

                Fait cette épreuve de la mienne.

 

                 « Car enfin, Seigneur, ta colère

                Fera place à des temps plus doux,

                Et les fureurs d’un Dieu jaloux

                Céderont aux bontés d’un père. »

 

 

 

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CHAPITRE XVII

 

 

Qu’il faut nous reposer en Dieu

de tout le soin de nous-mêmes.

 

 

 

Laisse-moi te traiter ainsi que je l’entends :

                Je sais ce qui t’est nécessaire ;

Je juge mieux que toi de ce que tu prétends ;

                Encore un coup, laisse-moi faire.

Tu vois tout comme un homme, et sur tous les objets

Les sentiments humains conduisent tes projets ;

Souvent ta passion elle seule y préside :

Tu lui remets souvent le choix de tes désirs ;

Et recevant ainsi cette aveugle pour guide,

Tu rencontres des maux où tu crois des plaisirs.

 

Ce que tu dis, Seigneur, n’est que trop véritable :

                Les soucis que tu prends de moi

Surpassent de bien loin tous ceux dont est capable

                L’amour-propre et son fol emploi.

Aussi faut-il sur toi pleinement s’en démettre,

                Sans se croire, sans se chercher ;

Et qui n’en use ainsi ne saurait se promettre

        De faire un pas sans trébucher.

 

Tiens donc ma volonté sous ton ordre céleste,

                Droite en tout temps, ferme en tous lieux ;

Laisse-moi cette grâce, et dispose du reste

                Comme tu jugeras le mieux.

 

À cela près, Seigneur, que ta main se déploie ;

                Je ne veux examiner rien ;

Et je suis assuré que quoi qu’elle m’envoie,

                Tout est bon, tout est pour mon bien.

 

Sois béni, si tu veux que tes lumières saintes

                Éclairent mon entendement ;

Et ne le sois pas moins, si leurs clartés éteintes

                Me rendent mon aveuglement.

 

Sois à jamais béni, si tes douces tendresses

                Daignent consoler mes travaux ;

Et ne le sois pas moins, si tes justes rudesses

                Se plaisent à croître mes maux.

 

Ainsi tous tes souhaits se doivent concevoir,

                Si tu veux que je les écoute ;

Ainsi tu dois, mon fils, te mettre en mon pouvoir,

                Si tu veux marcher dans ma route.

Tiens ton cœur prêt à tout, et d’un visage égal

Accepte de ma main et le bien et le mal,

Le profond déplaisir et la pleine allégresse :

Sois content, pauvre et riche, et toujours satisfait,

Soit que je te console, ou que je te délaisse,

Bénis ma providence, et chéris-en l’effet.

 

Volontiers, ô mon Dieu, volontiers je captive

                Mes désirs sous ton saint vouloir,

Et pour l’amour de toi je veux, quoi qu’il m’arrive,

                Souffrir tout sans m’en émouvoir.

 

Le succès le plus triste et le plus favorable,

                Le plus doux et le plus amer,

Me seront tous des choix de ta main adorable,

                Qu’également il faut aimer.

 

Je les recevrai tous, sans mettre différence

                Entre le bon et le mauvais ;

Je les aimerai tous, et ma persévérance

                T’en rendra grâces à jamais.

 

Aux assauts du péché rends mon âme invincible ;

                Daigne l’en faire triompher ;

Et je ne craindrai point la mort la plus terrible,

                Ni les puissances de l’enfer.

 

Pourvu que ma langueur ne soit jamais punie

                Par un éternel abandon,

Pourvu, Seigneur, pourvu que du livre de vie

                Jamais tu n’effaces mon nom,

 

Fais pleuvoir des douleurs, fais pleuvoir des misères,

                Fais-en sur moi fondre un amas :

Rien ne pourra me nuire, et dans les plus amères

                Je ne verrai que des appas.

 

 

 

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CHAPITRE XVIII

 

 

Qu’il faut souffrir avec patience les misères temporelles,

à l’exemple de Jésus-Christ.

 

 

 

                Vois, mortel, combien tu me dois :

                J’ai quitté le sein de mon père,

Je me suis revêtu de toute ta misère,

J’en ai voulu subir les plus indignes lois.

Le ciel était fermé, tu n’y pouvais prétendre ;

Pour t’en ouvrir la porte il m’a plu d’en descendre,

Sans que rien m’imposât cette nécessité ;

Et pour prendre une vie amère et douloureuse,

J’ai suivi seulement la contrainte amoureuse

                De mon immense charité.

 

                Mais je veux amour pour amour :

                Je veux, mon fils, que tu contemples

Ce que je t’ai laissé de précieux exemples

Comme autant de leçons pour souffrir à ton tour ;

Que sous l’accablement des misères humaines,

L’esprit dans les ennuis et le corps dans les gênes,

Tu tiennes toujours l’œil sur ce que j’ai souffert,

Et que malgré l’horreur qu’en conçoit la nature,

Tu t’offres sans relâche à souffrir sans murmure,

                Ainsi que je m’y suis offert.

 

                Examine chaque moment

                Qu’en terre a duré ma demeure :

Va du premier instant jusqu’à la dernière heure ;

Remonte de la fin jusqu’au commencement ;

Tiens-en toute l’image à tes yeux étendue :

Verras-tu de mes maux la course suspendue,

De ces maux où pour toi je me suis abîmé ?

La crèche où je naquis vit mes premières larmes ;

Tous mes jours n’ont été que douleurs ou qu’alarmes,

                Et ma croix a tout consommé.

 

                Au manquement continuel

                Des commodités temporelles

On a joint contre moi les plaintes, les querelles,

Et tout ce que l’opprobre avait de plus cruel :

J’en ai porté la honte avec mansuétude ;

J’ai vu sans m’indigner la noire ingratitude

Payer tous mes bienfaits d’un outrageux mépris,

La fureur du blasphème attaquer mes miracles,

Et l’orgueil ignorant condamner les oracles

                Dont j’illuminais les esprits.

 

Il est vrai, mon sauveur, que toute votre vie

Est de la patience un miroir éclatant,

Et qu’un si grand exemple à souffrir me convie

Tout ce qu’a le malheur le plus persécutant ;

 

Puisque par là surtout vous sûtes satisfaire

Aux ordres que vous fit votre père éternel,

Avec quelle raison voudrais-je m’y soustraire ?

L’innocent lui doit-il plus que le criminel ?

 

Il faut bien qu’à son tour le pécheur misérable

Accepte de ses maux toute la dureté,

Et soumette une vie infirme et périssable

Aux souverains décrets de votre volonté.

 

Il est juste, ô mon Dieu, que sans impatience

J’en porte le fardeau pour mon propre salut,

Et que de ses ennuis la triste expérience

Ne produise en mon cœur ni dégoût ni rebut.

 

La faiblesse attachée à notre impure masse

Trouve sa charge lourde et fâcheuse à porter ;

Mais par l’heureux secours de votre sainte grâce,

Plus le poids en est grand, plus il fait mériter.

 

Votre exemple nous aide à souffrir avec joie ;

Celui de tous vos saints nous rehausse le cœur :

L’un et l’autre du ciel nous aplanit la voie ;

L’un et l’autre y soutient notre peu de vigueur.

 

Sous la loi de Moïse et son rude esclavage

La vie avait bien moins de quoi nous consoler :

Le ciel toujours fermé laissait peu de passage

Par où jusque sur nous sa douceur pût couler.

 

Sa route était alors beaucoup plus inconnue,

Et semblait se cacher sous tant d’obscurité,

Que peu pour la trouver avaient assez de vue,

Et très-peu pour la suivre assez de fermeté.

 

Encor ce petit nombre, en qui l’âme épurée

Avait fait sur le monde un vertueux effort,

Voyait bien dans le ciel sa place préparée ;

Mais pour s’y voir assis il fallait votre mort.

 

Il leur fallait attendre, après tous leurs mérites,

Que votre sang versé les rendît bienheureux,

Et vers votre justice ils n’étaient pas bien quittes,

À moins que votre amour payât encor pour eux.

 

Que je vous dois d’encens, que je vous dois de grâces

De m’avoir enseigné le bon et droit chemin,

Et de m’avoir frayé ces douloureuses traces

Qui mènent sur vos pas à des plaisirs sans fin !

 

La faveur m’est commune avec tous vos fidèles

Qu’unit la charité sous votre aimable loi :

Recevez-en, Seigneur, des grâces éternelles ;

Je vous en rends pour eux aussi bien que pour moi.

 

Car enfin votre vie est cette voie unique

Où par la patience on marche jusqu’à vous :

Par là votre royaume à tous se communique ;

Par là votre couronne est exposée à tous.

 

Si vous n’aviez vous-même enseigné cette voie,

Si vous n’y laissiez voir l’empreinte de vos pas,

Vous offririez en vain votre couronne en proie :

Prendrait-on un chemin qu’on ne connaîtrait pas ?

 

Si nous cessions d’avoir votre exemple pour guide,

Les moindres embarras nous feraient rebrousser,

Et toute notre ardeur abattue et languide

Tournerait en arrière, au lieu de s’avancer.

 

Hélas ! Puisqu’on s’égare avec tant de lumière

Qu’épandent votre vie et vos enseignements,

Qui pourrait arriver au bout de la carrière,

Si nous étions réduits à nos aveuglements ?

 

 

 

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CHAPITRE XIX

 

 

De la véritable patience.

 

 

 

                Qu’as-tu, mon fils, que tu soupires ?

                Considère ma passion,

Considère mes saints, regarde leurs martyres,

Et baisse après les yeux sur ton affliction :

        Qu’y trouves-tu qui leur soit comparable,

        Toi qui prétends une place en leur rang ?

Va, cesse de nommer ton malheur déplorable :

Tu n’en es pas encor jusqu’à verser ton sang.

 

                Tu souffres, mais si peu de chose

                Au prix de ce qu’ils ont souffert,

Que le fardeau léger des croix que je t’impose

Ne vaut pas que sur lui tu tiennes l’œil ouvert :

        Vois, vois plutôt celles qu’ils ont portées ;

        Vois quels tourments a bravés leur vertu,

Que d’assauts repoussés, que d’horreurs surmontées ;

Et si tu le peux voir, dis-moi, que souffres-tu ?

 

                Vois par mille épreuves diverses

                Leurs cœurs sans relâche exercés ;

Vois-les bénir mon nom dans toutes leurs traverses,

Et tomber sous le faix sans en être lassés ;

        Vois leur constance au milieu de leurs gênes

        Monter plus haut, plus on les fait languir ;

Mesure bien tes maux sur l’excès de leurs peines,

Tes maux n’auront plus rien qui mérite un soupir.

 

                Sans doute, alors que ta faiblesse

                Les trouve trop lourds à porter,

Ta propre impatience est tout ce qui te blesse,

Et seule fait le poids qu’elle veut rejeter.

        Légers ou lourds, il faut que tu les portes :

        Tu ne peux rompre un ordre fait pour tous,

Et soit que tes douleurs soient ou faibles ou fortes,

Tu dois même constance à soutenir leurs coups.

 

                Tu te montres d’autant plus sage,

                Que tu t’y prépares le mieux ;

Ton mérite en augmente, et prend un avantage

Qui te rend d’autant plus agréable à mes yeux ;

        La douleur même en est d’autant moins rude,

        Quand le courage, à souffrir disposé,

S’en est fait par avance une douce habitude ;

Et lorsqu’il s’est vaincu, tout lui devient aisé.

 

                Ne dis jamais pour ton excuse :

                 « Je ne saurait souffrir d’un tel,

         « De mon trop de bonté sa calomnie abuse,

         « Le dommage est trop grand, l’outrage trop mortel ;

                 « À ma ruine il se montre inflexible,

                 « Il prend pour but de me déshonorer ;

         « Je souffrirai d’un autre, et serai moins sensible,

         « Selon que je verrai qu’il est bon d’endurer. »

 

                Cette pensée est folle et vaine,

                Et l’amour-propre qu’elle suit,

Sous ce discernement de la prudence humaine,

Cache un orgueil secret qui t’enfle et te séduit.

        Au lieu de voir ce qu’est la patience,

        Et quelle main la doit récompenser,

Il attache tes yeux à voir quelle est l’offense,

Et mesurer la main qui vient de t’offenser.

 

                La patience est délicate

                Qui ne veut souffrir qu’à son choix,

Qui borne ses malheurs, et jusque-là se flatte

Qu’elle en prétend régler et le nombre et le poids.

        La véritable est d’une autre nature ;

        Et quelques maux qui se puissent offrir,

Elle ne leur prescrit ordre, temps, ni mesure,

Et n’a d’yeux que pour moi quand il lui faut souffrir.

 

                Que son supérieur l’exerce,

                Son pareil, son inférieur,

Elle est toujours la même, et sa peine diverse

Conserve également son calme intérieur :

        Quelle que soit l’épreuve ou la personne,

        Elle y présente un courage affermi,

Et n’examine point si l’essai qui l’étonne

Vient d’un homme de bien, ou d’un lâche ennemi.

 

                Sa vertueuse indifférence

                Reçoit avec remercîments

Ces odieux trésors d’amertume et d’offense

Qui font partout ailleurs tant de ressentiments :

        Autant de fois qu’elle se voit pressée,

        Autant de fois elle l’impute à gain,

Et regarde si peu la main qui l’a blessée,

Que tout devient pour elle un présent de ma main.

 

                Instruite dans ma sainte école,

                Elle met son espoir aux cieux,

Et sait que dans ses maux, si je ne la console,

Du moins ce qu’elle souffre est présent à mes yeux ;

        Qu’un jour viendra que ma douce visite

        De ses travaux couronnera la foi,

Et qu’un peu de souffrance amasse un grand mérite,

Quand ce peu qu’on endure est enduré pour moi.

 

                Tiens donc ton âme toujours prête

                À toute épreuve, à tous combats,

Du moins si tu veux vaincre et couronner ta tête

De ce qu’un beau triomphe a de gloire et d’appas :

        La patience a sa couronne acquise ;

        Mais sans combattre on n’y peut aspirer :

À qui sait bien souffrir ma bouche l’a promise,

Et c’en est un refus qu’un refus d’endurer.

 

 

                Encore un coup, cette couronne

                N’est que pour les hommes de cœur :

Si tu peux souhaiter qu’un jour je te la donne,

Résiste avec courage, et souffre avec douceur.

        Sans le travail et sans l’inquiétude

        Le vrai repos ne se peut obtenir,

Et sans le dur effort d’un combat long et rude

À la pleine victoire on ne peut parvenir.

 

Donne-moi donc ta grâce ; et par elle, Seigneur,

        Fais pouvoir à ta créature

Ce qui semble impossible à la morne langueur

        Où l’ensevelit la nature.

Tu connais mieux que moi que mon peu de vertu

        Ne peut souffrir que peu de chose ;

Tu sais que mon courage est soudain abattu,

        Au moindre obstacle qui s’oppose.

 

Daigne le relever de cet abattement,

        Quelque injure qui me soit faite ;

Et fais-moi pour ton nom souffrir si constamment,

        Que je m’y plaise et le souhaite ;

Car endurer pour toi l’outrage et le rebut,

        Être pour toi traité d’infâme,

C’est prendre le chemin qui conduit au salut,

        C’est la haute gloire de l’âme.

 

 

 

_____

 

 

CHAPITRE XX

 

 

De l’aveu de la propre infirmité,

et des misères de cette vie.

 

 

 

À ma confusion, Seigneur, je te confesse

Quelle est mon injustice, et quelle est ma faiblesse ;

Je veux bien te servir de témoin contre moi :

Peu de chose m’abat, peu de chose m’attriste,

Et dans tous mes souhaits, pour peu qu’on me résiste,

Un orgueilleux chagrin soudain me fait la loi.

 

J’ai beau me proposer d’agir avec courage,

Le moindre tourbillon me fait peur de l’orage,

Et renverse d’effroi mon plus ferme propos ;

D’angoisse et de dépit j’abandonne ma route,

Et me livrant moi-même à ce que je redoute,

Je me fais le jouet et des vents et des flots.

 

C’est bien pour en rougir de voir quelle tempête

Souvent mes lâchetés attirent sur ma tête,

Et combien ce grand trouble a peu de fondement.

C’est bien pour en rougir de me voir si fragile,

Que souvent dans mon cœur la chose la plus vile

Forme d’une étincelle un long embrasement.

 

Quelquefois, au milieu de ma persévérance,

Lorsque je crois marcher avec quelque assurance,

Et fournir ma carrière avec moins de danger,

Quand j’y pense le moins, je trébuche par terre,

Et lorsque je m’estime à l’abri du tonnerre,

Je me trouve abattu par un souffle léger.

 

Reçois-en l’humble aveu, Seigneur, et considère

De ma fragilité l’impuissante misère,

Qui me met à toute heure en état de périr.

Sans que je te la montre, elle t’est trop connue ;

Elle est de tous côtés exposée à ta vue :

D’un regard de pitié daigne la secourir.

 

Tire-moi de la fange où ma chute m’engage ;

De ce bourbier épais arrache ton image,

Que par mon propre poids je n’y reste enfoncé :

Fais que je me relève aussitôt que je tombe ;

Fais que, si l’on m’abat, jamais je ne succombe ;

Fais que je ne sois point tout à fait terrassé.

 

Ce qui devant tes yeux rend mon âme confuse,

Ce qui dans elle-même à tous moments l’accuse,

Et me force à trembler sous un juste remords,

C’est de me voir si prompt à choir dans cette boue,

Et qu’à mes passions, qu’en vain je désavoue,

Je n’oppose en effet que de lâches efforts.

 

Bien que ta main, propice à mon cœur qui s’en fâche,

Au plein consentement jamais ne le relâche,

Et contre leurs assauts lui donne un grand appui,

Le combat est fâcheux, il importune, il gêne,

Et comme la victoire est toujours incertaine,

Vivre toujours en guerre accable enfin d’ennui.

 

De mille objets impurs l’abominable foule,

Qui jusqu’au fond du cœur en moins de rien se coule,

N’a pas pour en sortir même facilité :

Leur plus légère idée a peine à disparaître ;

Le soin de l’effacer souvent l’obstine à croître,

Et montre ainsi l’excès de mon infirmité.

 

Puissant Dieu d’Israël, qui jaloux de nos âmes,

Ne veux les voir brûler que de tes saintes flammes,

Regarde mes travaux, regarde ma douleur :

Secours par tes bontés ton serviteur fidèle ;

Et de quelque côté que se porte mon zèle,

De tes divins rayons prête-lui la chaleur.

 

Répands dans mon courage une céleste force,

De peur que de la chair la dangereuse amorce,

Le vieil homme, à l’esprit encor mal asservi,

Se prévalant sur moi de toute ma faiblesse,

N’affermisse un empire à cette chair traîtresse,

Et que par l’esprit même il ne soit trop suivi.

 

C’est contre cette chair, notre fière ennemie,

Que tant que nous traînons cette ennuyeuse vie,

Nous avons à combattre autant qu’à respirer.

Quelle est donc cette vie où tout n’est que misères,

Que tribulations, que rencontres amères,

Que pièges, qu’ennemis prêts à nous dévorer ?

 

Qu’une affliction passe, une autre lui succède :

Souvent elle renaît de son propre remède,

Et rentre du côté qu’on la vient de bannir ;

Un combat dure encor, que mille autres surviennent,

Et cet enchaînement dont ils s’entre-soutiennent

Fait un cercle de maux, qui ne saurait finir.

 

Peut-on avoir pour toi quelque amour, quelque estime,

Ô vie, ô d’amertume affreux et vaste abîme,

Cuisant et long supplice et de l’âme et du corps ?

Et parmi les malheurs dont je te vois suivie,

À quel droit gardes-tu l’aimable nom de vie,

Toi dont le cours funeste engendre tant de morts ?

 

On t’aime cependant, et la faiblesse humaine,

Bien qu’elle voie en toi les sources de sa peine,

Y cherche avidement celle de ses plaisirs.

Le monde est un pipeur, on dit assez qu’il trompe,

On déclame assez haut contre sa vaine pompe,

Mais on ne laisse point d’y porter ses désirs.

 

Le pouvoir dominant de la concupiscence,

Qu’imprime en notre chair notre impure naissance,

Ainsi sous ce trompeur captive nos esprits ;

Mais il faut que le cœur saintement se rebelle,

Et juge quels motifs font aimer l’infidèle,

Et quels doivent pousser à son juste mépris.

 

Les appétits des sens, la soif de l’avarice,

L’orgueil qui veut monter au gré de son caprice,

Enfantent cet amour que nous avons pour lui ;

Les angoisses d’ailleurs, les peines, les misères,

Qui les suivent partout comme dignes salaires,

En font naître à leur tour le dégoût et l’ennui.

 

Mais une âme à l’aimer lâchement adonnée,

Par d’infâmes plaisirs en triomphe menée,

Ne considère point ce qui le fait haïr :

Ce fourbe à ses regards déguise toutes choses,

Lui peint les nuits en jours, les épines en roses,

Et ses yeux subornés aident à la trahir.

 

Aussi n’a-t-elle rien qui l’en puisse défendre :

Les douceurs que d’en haut Dieu se plaît à répandre

Sont des biens que jamais sa langueur n’a goûtés ;

Elle n’a jamais vu quel charme a ce grand maître,

Ni combien la vertu, qui craint de trop paraître,

Verse en l’intérieur de saintes voluptés.

 

Le vrai, le plein mépris des vanités mondaines

Qu’embrassent en tous lieux ces âmes vraiment saines

Qui sous la discipline ont Dieu pour leur objet,

C’est ce qui leur départ cette douceur exquise ;

Et de sa propre voix Dieu même l’a promise

À qui peut s’affermir dans ce noble projet.

 

Par là notre ferveur, enfin mieux éclairée,

Promène sur le monde une vue assurée,

Que son flatteur éclat ne saurait éblouir :

Nous voyons comme il trompe et se trompe lui-même ;

Nous le voyons se perdre et perdre ce qu’il aime

Au milieu des faux biens dont il pense jouir.

 

 

 

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CHAPITRE XXI

 

 

Qu’il faut se reposer en Dieu,

par-dessus tous les biens et tous les dons

de la nature et de la grâce.

 

 

 

Mon âme, c’est en Dieu par-dessus toutes choses

Qu’il faut qu’en tout, partout, toujours tu te reposes :

Il n’est point de repos ailleurs que criminel,

Et lui seul est des saints le repos éternel.

 

Fais donc, aimable auteur de toute la nature,

Qu’en toi j’en trouve plus qu’en toute créature,

Plus qu’au plus long bonheur de la pleine santé,

Plus qu’aux plus vifs attraits dont charme la beauté,

Plus qu’au plus noble éclat de l’honneur le plus rare,

Plus qu’en tout le brillant dont la gloire se pare,

Plus qu’en toute puissance, et plus qu’au plus haut rang

Où puissent élever les charges et le sang,

Plus qu’en toute science, et plus qu’en toute adresse,

Plus que dans tous les arts, plus qu’en toute richesse,

Plus qu’en toute la joie et les ravissements

Que puissent prodiguer de pleins contentements,

Plus qu’en toute louange et toute renommée,

Qu’en toute leur illustre et pompeuse fumée,

Qu’en toutes les douceurs des consolations

Qui soulagent un cœur dans ses afflictions.

 

Seigneur, puisqu’en toi seul ce vrai repos habite,

Fais-le-moi prendre en toi par-dessus tout mérite,

Par-dessus quoi que fasse espérer de plaisir

La plus douce promesse ou le plus cher désir,

Par-dessus tous les dons que ta main libérale

Pour enrichir une âme abondamment étale,

Par-dessus tout l’excès des plus dignes transports

Dont soit capable un cœur rempli de ces trésors,

Par-dessus les secours que lui prêtent les anges,

Par-dessus le soutien qu’il reçoit des archanges,

Par-dessus tout ce gros de saintes légions

Qui de ton grand palais peuplent les régions,

Par-dessus tout enfin ce que tu rends visible,

Par-dessus ce qui reste aux yeux imperceptible,

Et pour dire en un mot tout ce que je conçois,

Par-dessus, ô mon Dieu, tout ce qui n’est point toi.

 

Car tu possèdes seul en un degré suprême

La bonté, la grandeur, et la puissance même :

Toi seul suffis à tout, toi seul en toi contiens

L’immense plénitude où sont tous les vrais biens ;

Toi seul as les douceurs après qui l’âme vole,

Toi seul as dans ses maux tout ce qui la console,

Toi seul as des beautés dignes de la charmer,

Toi seul es tout aimable, et toi seul sais aimer,

Toi seul portes en toi ce noble et vaste abîme

Qui t’environne seul de gloire légitime ;

Enfin c’est en toi seul que vont se réunir

Le passé, le présent, avec tout l’avenir ;

En toi qu’à tous moments s’assemblent et s’épurent

Tous les biens qui seront, et qui sont, et qui furent ;

En toi que tous ensemble ils ont toujours été,

Qu’ils sont et qu’ils seront toute l’éternité.

 

Ainsi tous tes présents autres que de toi-même

N’ont point de quoi suffire à cette âme qui t’aime :

À moins que de te voir, à moins que d’en jouir,

Rien n’offre à ses désirs de quoi s’épanouir.

Quoi qu’assure à ses vœux ta parole fidèle,

Quoi que de tes grandeurs ta bonté lui révèle,

Elle n’y trouve point à se rassasier :

Quelque chose lui manque, où tu n’es pas entier ;

Et mon cœur n’a jamais ni de repos sincère,

Ni par où pleinement se pouvoir satisfaire,

S’il ne repose en toi, si de tout autre don

Il ne fait pour t’aimer un solide abandon ;

Si porté fortement à travers les nuages

Jusqu’au-dessus des airs et de tous tes ouvrages,

Par les sacrés élans d’un zèle plein de foi

Sur les pieds de ton trône il ne s’attache à toi.

 

Adorable Jésus, cher époux de mon âme,

Qui dans la pureté fais luire tant de flamme,

Souverain éternel, et de tous les humains,

Et de tout ce qu’ont fait et ta voix et tes mains,

Qui pourra me donner ces ailes triomphantes

Que d’un cœur vraiment libre ont les ardeurs ferventes,

Afin que hors des fers de ce triste séjour,

Je vole dans ton sein pour y languir d’amour ?

 

Quand pourrai-je, Seigneur, bannir toute autre idée,

Et l’âme toute en toi, de toi seul possédée,

T’embrasser à mon aise, et goûter à loisir

Combien ta vue est douce au pur et saint désir ?

 

Quand verrai-je cette âme en toi bien recueillie,

Sans plus faire au dehors d’imprudente saillie,

S’oublier elle-même à force de t’aimer,

Sensible pour toi seul, en toi se transformer,

Ne se plus servir d’yeux, de langue, ni d’oreilles,

Que pour voir, pour chanter, pour ouïr tes merveilles,

Et par ces doux transports que tu rends tout-puissants,

Passer toute mesure et tout effort des sens,

Pour s’unir pleinement aux grandeurs de ton être,

D’une façon qu’à tous tu ne fais pas connaître ?

 

Je ne fais que gémir, et porte avec douleur,

Attendant ce beau jour, l’excès de mon malheur ;

Mille sortes de maux dans ce val de misères

Troublent incessamment ces élans salutaires,

M’accablent de tristesse et m’offusquent l’esprit,

Rompent tous les effets de ce qu’il se prescrit,

Le détournent ailleurs, de lui-même le chassent,

Sous de fausses beautés l’attirent, l’embarrassent,

Et m’ôtant l’accès libre à tes attraits charmants,

M’empêchent de jouir de tes embrassements,

M’empêchent d’en goûter les douceurs infinies,

Qu’aux esprits bienheureux jamais tu ne dénies.

 

Laisse-toi donc toucher, Seigneur, à mes soupirs :

Laisse-toi donc toucher, Seigneur, aux déplaisirs

Qui de tous les côtés tyrannisant la terre,

En cent et cent façons me déclarent la guerre,

Et répandant partout leur noire impression,

N’y versent qu’amertume et désolation.

 

Ineffable splendeur de la gloire éternelle,

Consolateur de l’âme en sa prison mortelle,

En ce pèlerinage où le céleste amour

Lui montrant son pays la presse du retour,

Si ma bouche est muette, écoute mon silence,

Écoute dans mon cœur une voix qui s’élance.

Là, d’un ton que jamais nul que toi n’entendit,

Cette voix sans parler te dit et te redit :

 

               « Combien dois-je encore attendre ?

                Jusques à quand tardes-tu,

                Ô Dieu tout bon, à descendre

                Dans mon courage abattu ?

 

                « Mon besoin t’en sollicite,

                Toi qui, de tous biens auteur,

                Peux d’une seule visite

                Enrichir ton serviteur.

 

                « Viens donc, Seigneur, et déploie

                Tous tes trésors à mes yeux ;

                Remplis-moi de cette joie

                Que tu fais régner aux cieux.

 

                « De l’angoisse qui m’accable

                Daigne être le médecin,

                Et d’une main charitable

                Dissipes-en le chagrin.

 

                « Viens, mon Dieu, viens sans demeure :

                Tant que je ne te vois pas,

                Il n’est point de jour ni d’heure

                Où je goûte aucun appas.

 

                « Ma joie en toi seul réside ;

                Tu fais seul mes bons destins ;

                Et sans toi ma table est vide

                Dans la pompe des festins.

 

                « Sous les misères humaines,

                Infecté de leur poison,

                Et tout chargé de leurs chaînes,

                Je languis comme en prison,

 

                « Jusqu’à ce que ta lumière

                Y répande sa clarté,

                Et que ta faveur entière

                Me rende ma liberté,

 

                « Jusqu’à ce qu’après l’orage,

                La nuit faisant place au jour,

                Tu me montres un visage

                Qui soit pour moi tout d’amour. »

 

Que d’autres, enivrés de leurs folles pensées,

Suivent au lieu de toi leurs ardeurs insensées ;

Que le reste du monde attache ses plaisirs

Aux frivoles objets de ses bouillants désirs :

Rien ne me plaît, Seigneur, rien ne pourra me plaire

Que toi, qui seul de l’âme es l’espoir salutaire.

Je ne m’en tairai point, et sans cesse je veux

Jusqu’au ciel, jusqu’à toi, pousser mes humbles vœux,

Tant que ma triste voix enfin mieux entendue,

Tant que ta grâce enfin à mes soupirs rendue,

Tu daignes, pour réponse à cette voix sans voix,

D’un même accent me dire et redire cent fois :

                 « Me voici, je viens à ton aide ;

Je viens guérir les maux où tu m’as appelé,

Et ma main secourable apporte le remède

                Dont tu dois être consolé.

 

                 « De mon trône j’ai vu tes larmes ;

J’ai vu de tes désirs l’amoureuse langueur ;

J’ai vu tes repentirs, tes douleurs, tes alarmes,

                Et l’humilité de ton cœur.

 

                 « J’ai voulu si peu me défendre

De tout ce que leur vue attirait de pitié,

Que jusque dans ton sein il m’a plu de descendre

                Par un pur excès d’amitié. »

 

À ces mots, tout saisi d’un transport extatique,

Ma joie et mon amour te diront pour réplique :

 

                « Il est vrai, mes gémissements

                Ont eu recours à ta clémence,

                Pour obtenir la jouissance

                De tes sacrés embrassements.

 

                « Il est vrai, tout mon cœur, épris

                Du bonheur que tu lui proposes,

                Veut bien pour toi de toutes choses

                Faire un illustre et saint mépris.

 

                « Mais tu m’excites le premier

                À rechercher ta main puissante,

                Et sans ta grâce prévenante

                Je me plairais dans mon bourbier.

 

                « Sois donc béni de la faveur

                Que ta haute bonté m’accorde,

                Et presse ta miséricorde

                D’augmenter toujours ma ferveur. »

 

Qu’ai-je à dire de plus ? Que puis-je davantage,

Que te rendre à jamais un juste et plein hommage,

Sous tes saintes grandeurs toujours m’humilier,

De mon propre néant jamais ne m’oublier,

Et par un souvenir fidèle et magnanime

Déplorer à tes pieds ma bassesse et mon crime ?

 

Quoi qui charme sur terre ou l’oreille ou les yeux,

Quoi que l’esprit lui-même admire dans les cieux,

Ces miracles n’ont rien qui te soit comparable :

Tu demeures toi seul à toi-même semblable.

Sur tout ce que tu fais ta haute majesté

Grave l’impression de sa propre bonté ;

Dans tous tes jugements la vérité préside ;

Ta seule providence au monde sert de guide,

Et son ordre éternel, qui régit l’univers,

En fait, sans se changer, les changements divers.

 

À toi gloire et louange, ô divine sagesse !

Puisse ma voix se plaire à te bénir sans cesse !

Puisse jusqu’au tombeau mon cœur l’en avouer,

Et tout être créé s’unir à te louer !

 

 

 

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CHAPITRE XXII

 

 

Qu’il faut conserver le souvenir,

de la multitude des bienfaits de Dieu.

 

 

 

De tes lois à mon cœur ouvre l’intelligence,

Seigneur ; conduis mes pas sous tes enseignements,

Et dans l’étroit sentier de tes commandements

Fais-moi sous tes clartés marcher sans négligence.

Instruis-moi de ton ordre et de tes volontés ;

Élève mes respects jusques à tes bontés,

Pour faire de tes dons une exacte revue,

Soit qu’ils me soient communs avec tous les humains,

Soit que par privilège une grâce imprévue,

Pour me les départir, les choisisse en tes mains.

 

Que tous en général présents à ma mémoire,

Que de chacun à part le digne souvenir,

De ce que je te dois puissent m’entretenir,

Afin que je t’en rende une immortelle gloire.

Mais ma reconnaissance a beau le projeter,

Tous mes remercîments ne sauraient m’acquitter :

À ma honte, ô mon Dieu, je le sais et l’avoue ;

Et pour peu que de toi je puisse recevoir,

S’il faut que dignement ma faiblesse t’en loue,

Ma faiblesse jamais n’en aura le pouvoir.

 

Non, il n’est point en moi de pouvoir bien répondre

Au moindre écoulement de tes sacrés trésors ;

Et quand pour t’en bénir je fais tous mes efforts,

Les efforts que je fais ne font que me confondre.

Quand je porte les yeux jusqu’à ta majesté,

Quand j’ose en contempler l’auguste immensité,

Et mesurer l’excès de ta magnificence,

Soudain, tout ébloui de ses vives splendeurs,

Je sens dans mon esprit d’autant plus d’impuissance,

Qu’il a vu de plus près tes célestes grandeurs.

 

Nos âmes et nos corps de ta main libérale

Tiennent toute leur force et tous leurs ornements ;

Ils ne doivent qu’à toi ces embellissements

Que le dedans recèle, ou le dehors étale :

Tout ce que la nature ose faire de dons,

Tout ce qu’au-dessus d’elle ici nous possédons,

Sont des épanchements de ta pleine richesse ;

Toi seul nous as fait naître, et toi seul nous maintiens ;

Et tes bienfaits partout nous font voir ta largesse,

Qui nous prodigue ainsi toute sorte de biens.

 

Si l’inégalité se trouve en leur partage,

Si l’un en reçoit plus, si l’autre en reçoit moins,

Tout ne laisse pas d’être un effet de tes soins,

Et ce plus et ce moins te doivent même hommage.

Sans toi le moindre don ne se peut obtenir,

Et qui reçoit le plus se doit mieux prémunir

Contre ce doux orgueil où l’abondance invite ;

Et de quoi que sur tous il soit avantagé,

Il ne doit ni s’enfler de son propre mérite,

Ni traiter de mépris le plus mal partagé.

 

L’homme est d’autant meilleur que moins il s’attribue ;

Il est d’autant plus grand qu’il s’abaisse le plus,

Et qu’en te bénissant pour tant de biens reçus

Il reconnaît en soi sa pauvreté plus nue.

C’est par le zèle ardent, c’est par l’humilité,

C’est par le saint aveu de son indignité

Qu’il attire sur lui de plus puissantes grâces ;

Et qui se peut juger le plus faible de tous

S’affermit d’autant plus à marcher sur tes traces,

Et va d’autant plus haut, qu’il prend mieux le dessous.

 

Celui pour qui ta main semble être plus avare

Doit le voir sans tristesse et souffrir sans ennui ;

Et sans porter d’envie aux plus riches que lui,

Attendre avec respect ce qu’elle lui prépare.

Au lieu de murmurer contre ta volonté,

C’est à lui de louer ta divine bonté,

Qui fait tous ses présents sans égard aux personnes :

Tu donnes librement, et préviens le désir ;

Mais il est juste aussi que de ce que tu donnes

Le partage pour loi n’ait que ton bon plaisir.

 

Ainsi que d’une source en biens inépuisable,

De ta bénignité tout découle sur nous ;

Sans devoir à personne elle départ à tous,

Et quoi qu’elle départe, elle est toute adorable :

Tu sais ce qu’à chacun il est bon de donner,

Et quand il faut l’étendre, ou qu’il la faut borner,

Ton ordre a ses raisons qui règlent toutes choses.

L’examen de ton choix sied mal à nos esprits,

Et du plus et du moins tu connais seul les causes,

Toi qui connais de tous le mérite et le prix.

 

Aussi veux-je tenir à faveur souveraine

D’avoir peu de ces dons qui brillent au dehors,

De ces dons que le monde estime des trésors,

De ces dons que partout suit la louange humaine.

Je sais qu’assez souvent ce sont de faux luisants,

Que la pauvreté même est un de tes présents,

Qui porte de ton doigt l’inestimable empreinte ;

Et qu’entre les mortels être bien ravalé

Donne moins un sujet de chagrin et de plainte

Qu’une digne matière à vivre consolé.

 

Tu n’as point fait ici dans l’or ni dans l’ivoire

Le choix de tes amis et de tes commensaux ;

Mais dans le plus bas rang et les plus vils travaux

Que le monde orgueilleux ait bannis de sa gloire.

Tes apôtres, Seigneur, en sont de bons témoins :

Eux à qui du troupeau tu laissas tous les soins,

Eux qu’ordonnait ta main pour princes de la terre,

De quel ordre éminent les avais-tu tirés ?

Et quelle était la pourpre et de Jean et de Pierre,

Dans une barque usée et des rets déchirés ?

 

Cependant sans se plaindre ils ont traîné leur vie,

Et plongés qu’ils étaient dans la simplicité,

Le précieux éclat de leur humilité

Aux plus grands potentats ne portait point d’envie.

Ils agissaient partout sans malice et sans fard,

Et la superbe en eux avait si peu de part,

Que de l’ignominie ils faisaient leurs délices ;

Les opprobres pour toi ne les pouvaient lasser,

Et ce que fuit le monde à l’égal des supplices,

C’était ce qu’avec joie ils couraient embrasser.

 

Ainsi qui de tes dons connaît bien la nature

N’en conçoit point d’égal à celui d’être à toi,

D’avoir ta volonté pour immuable loi,

D’accepter ses décrets sans trouble et sans murmure.

Il te fait sur lui-même un empire absolu ;

Et quand ta providence ainsi l’a résolu,

Il tombe sans tristesse au plus bas de la roue :

Ce qu’il est sur un trône, il l’est sur un fumier,

Humble dans les grandeurs, content parmi la boue,

Et tel au dernier rang qu’un autre est au premier.

 

Son âme, de ta gloire uniquement charmée,

Et maîtresse partout de sa tranquillité,

La trouve dans l’opprobre et dans l’obscurité,

Comme dans les honneurs et dans la renommée.

Pour règle de sa joie il n’a que ton vouloir ;

Partout sur toute chose il le fait prévaloir,

Soit que ton bon plaisir l’élève, ou le ravale ;

Et son esprit se plaît à le voir s’accomplir

Plus qu’en tous les présents dont ta main le régale,

Et plus qu’en tous les biens dont tu le peux remplir.

 

 

 

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CHAPITRE XXIII

 

 

De quatre points fort importants pour acquérir la paix.

 

 

 

« Maintenant que je vois ton âme plus capable

                De mettre un ordre à tes souhaits,

Je te veux enseigner comme on obtient la paix

                Et la liberté véritable. »

 

                Dégage tôt cette promesse,

J’en recevrai, Seigneur, l’effet avec plaisir :

Hâte-toi de répondre à l’ardeur qui m’en presse,

                Et donne-moi cette allégresse,

                Toi qui fais naître ce désir.

 

« En premier lieu, mon fils, tâche plutôt à faire

                Le vouloir d’autrui que le tien.

Aime si peu l’éclat, le plaisir et le bien,

Que le moins au plus s’en préfère.

 

« Cherche le dernier rang, prends la dernière place,

                Vis avec tous comme sujet ;

Et donne à tous tes vœux pour seul et plein objet

                Qu’en toi ma volonté se fasse.

 

« Qui de ces quatre points embrasse la pratique

                Prend le chemin du vrai repos,

Et s’y conservera, pourvu qu’à tous propos

                À leur saint usage il s’applique. »

 

                Seigneur, voilà peu de paroles,

Mais qui font l’abrégé de la perfection ;

Et ce long embarras de questions frivoles

                Dont retentissent nos écoles

                Laisse bien moins d’instruction.

 

                Ces deux mots que ta bouche avance

Ouvrent un sens profond au cœur qui les comprend ;

Et quand il en peut joindre avec pleine constance

                La pratique à l’intelligence,

                Le fruit qu’il en reçoit est grand.

 

                Si pour les bien mettre en usage

J’avais assez de force et de fidélité,

Le trouble qui souvent déchire mon courage

                N’y ferait pas ce grand ravage

                Avec tant de facilité.

 

                Autant de fois que me domine

La noire inquiétude ou le pesant chagrin,

Je sens autant de fois que de cette doctrine

                J’ai quitté la route divine,

                Pour suivre un dangereux chemin.

 

                Toi qui peux tout, toi dont la grâce

Aime à nous soutenir, aime à nous éclairer,

Redouble en moi ses dons, et fais tant qu’elle passe

                Jusqu’à cette heureuse efficace

                Qui m’empêche de m’égarer.

 

                Que mon âme, ainsi mieux instruite,

Embrasse de la gloire un glorieux rebut,

Et que de tes conseils l’invariable suite

                Soit d’achever sous leur conduite

                Le grand œuvre de mon salut.

 

 

 

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ORAISON

 

 

Contre les mauvaises pensées.

 

 

 

N’éloigne point de moi ta dextre secourable :

Viens, ô maître du ciel, viens, ô Dieu de mon cœur ;

Ne me refuse pas un regard favorable

                À fortifier ma langueur.

 

Vois les pensers divers qui m’assiègent en foule ;

Vois-en des légions contre moi se ranger ;

Vois quel excès de crainte en mon âme se coule :

                Vois-la gémir et s’affliger.

 

Contre tant d’ennemis prête-moi tes miracles,

Pour passer au travers sans en être blessé,

Et donne-moi ta main pour briser les obstacles

                Dont tu me vois embarrassé.

 

Ne m’as-tu pas promis de leur faire la guerre ?

Ne m’as-tu pas promis de marcher devant moi,

Et d’abattre à mes pieds ces tyrans de la terre,

                Qui pensent me faire la loi ?

 

Oui, tu me l’as promis, et de m’ouvrir les portes,

Si jamais leurs fureurs me jetaient en prison,

Et d’apprendre à ce cœur qu’enfoncent leurs cohortes

                Les secrets d’en avoir raison.

 

Viens donc tenir parole, et fais quitter la place

À ces noirs escadrons qu’arme et pousse l’enfer :

Ta présence est leur fuite ; et leur montrer ta face,

                C’est assez pour en triompher.

 

C’est là l’unique espoir que mon âme troublée

Oppose à la rigueur des tribulations ;

C’est là tout son recours quand elle est accablée

                Sous le poids des afflictions.

 

Toi seul es son refuge, et seul sa confiance,

C’est toi seul qu’au secours son zèle ose appeler,

Cependant qu’elle attend avecque patience

                Que tu daignes la consoler.

 

 

 

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ORAISON

 

 

Pour obtenir l’illumination de l’âme.

 

 

 

                Éclaire-moi, mon cher sauveur,

Mais de cette clarté qui cachant sa splendeur,

Chasse mieux du dedans tous les objets funèbres,

                Et qui purge le fond du cœur

                De toute sorte de ténèbres.

 

                Étouffe ces distractions

Qui pour troubler l’effet de mes intentions

À ma plus digne ardeur mêlent leur insolence ;

                Et dompte les tentations

                Qui m’osent faire violence.

 

                Secours-moi d’un bras vigoureux ;

Terrasse autour de moi ces monstres dangereux,

Ces avortons rusés d’une subtile flamme,

                Qui sous un abord amoureux

                Jettent leur poison dans mon âme.

 

                Que la paix ainsi de retour

Te fasse de mon cœur comme une sainte cour,

Où ta louange seule incessamment résonne,

                Par un épurement d’amour

                À qui tout ce cœur s’abandonne.

 

                Abats les vents, calme les flots ;

Tu n’as qu’à dire aux uns : « Demeurez en repos » ;

Aux autres : « Arrêtez, c’est moi qui le commande » ;

                Et soudain après ces deux mots

                La tranquillité sera grande.

 

                Répands donc tes saintes clartés,

Fais briller jusqu’ici tes hautes vérités,

Et que toute la terre en soit illuminée,

                En dépit des obscurités

                Où ses crimes l’ont condamnée.

 

                Je suis cette terre sans fruit,

Dont la stérilité sous une épaisse nuit

N’enfante que chardons, que ronces et qu’épines :

                Vois, Seigneur, où je suis réduit

                Jusqu’à ce que tu m’illumines.

 

                Verse tes grâces dans mon cœur ;

Fais-en pleuvoir du ciel l’adorable liqueur ;

À mon aridité prête leurs eaux fécondes ;

                Prête à ma traînante langueur

                La vivacité de leurs ondes.

 

                Qu’ainsi par un prompt changement

Ce désert arrosé se trouve en un moment

Un champ délicieux où règne l’affluence,

                Et paré de tout l’ornement

                Que des bons fruits a l’abondance.

 

                Mais ce n’est pas encore assez :

Élève à toi mes sens sous le vice oppressés,

Et romps si bien pour eux des chaînes si funestes,

                Que mes désirs débarrassés

                N’aspirent qu’aux plaisirs célestes.

 

                Que le goût du bien souverain

Déracine en mon cœur l’attachement humain,

Et faisant aux faux biens une immortelle guerre,

                M’obstine au généreux dédain

                De tout ce qu’on voit sur la terre.

 

                Fais plus encore : use d’effort,

Use de violence, et m’arrache d’abord

À cette indigne joie, à ces douceurs impures,

                À ce périssable support

                Que promettent les créatures.

 

                Car ces créatures n’ont rien

Qui forme un plein repos, qui produise un vrai bien :

Leurs charmes sont trompeurs, leurs secours infidèles,

                Et tout leur appui sans le tien

                S’ébranle, et trébuche comme elles.

 

                Daigne donc t’unir seul à moi ;

Attache à ton amour par une ferme foi

Toutes mes actions, mes désirs, mes paroles,

                Puisque toutes choses sans toi

                Ne sont que vaines et frivoles.

 

 

 

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CHAPITRE XXIV

 

 

Qu’il ne faut point avoir de curiosité

pour les actions d’autrui.

 

 

 

                Bannis, mon fils, de ton esprit

La curiosité vagabonde et stérile ;

                Son empressement inutile

Peut étouffer les soins de ce qui t’est prescrit :

                Si tu n’as qu’une chose à faire,

Qu’ont tel et tel succès qui t’importe en effet ?

Préfère au superflu ce qui t’est nécessaire,

Et suis-moi, sans penser à ce qu’un autre fait.

 

                Qu’un tel soit humble, qu’il soit vain,

Qu’il parle, qu’il agisse en telle ou telle sorte,

                Encore une fois, que t’importe ?

Ai-je mis sa conduite ou sa langue en ta main ?

                As-tu quelque part en sa honte ?

Répondras-tu pour lui de son peu de vertu ?

Ou si c’est pour toi seul que tu dois rendre conte,

Quels que soient ses défauts, de quoi t’embrouilles-tu ?

 

                Souviens-toi que du haut des cieux

Je perce d’un regard l’un et l’autre hémisphère,

                Et que le plus secret mystère

N’a point d’obscurité qui le cache à mes yeux :

                Rien n’échappe à ma connaissance ;

Je vois tout ce que font les méchants et les saints ;

J’entends tout ce qu’on dit ; je sais tout ce qu’on pense,

Et jusqu’au fond des cœurs je lis tous les desseins.

 

                Tu dois donc me remettre tout,

Puisque tout sur la terre est présent à ma vue :

                Que tout autre à son gré remue,

Conserve en plein repos ton âme jusqu’au bout ;

                Quoi qu’il excite de tempête,

Quelques lâches soucis qui puissent l’occuper,

Tout ce qu’il fait et dit reviendra sur sa tête,

Et pour rusé qu’il soit, il ne peut me tromper.

 

                Ne cherche point l’éclat du nom :

Ce qu’il a de brillant ne va jamais sans ombre ;

                Ne cherche en amis ni le nombre,

Ni les étroits liens d’une forte union :

                Tout cela ne fait que distraire,

Et ce peu qu’au dehors il jette de splendeur,

Par la malignité d’un effet tout contraire,

T’enfonce plus avant les ténèbres au cœur.

 

                Je t’entretiendrai volontiers :

Je te veux bien instruire en ma savante école,

                Jusqu’à t’expliquer ma parole,

Jusqu’à t’en révéler les secrets tous entiers ;

                Mais il faut que ta diligence

Sache bien observer les moments où je viens,

Et qu’avec mes bontés ton cœur d’intelligence

Ouvre soudain la porte à mes doux entretiens.

 

                Tu n’en peux recevoir le fruit,

Si ce cœur avec soin ne prévoit ma venue :

                Commence donc, et continue ;

Prépare-moi la place, et m’attends jour et nuit ;

                Joins la vigilance aux prières :

L’oraison redoublée est un puissant secours ;

Mais rien n’attire mieux mes célestes lumières

Que de t’humilier et partout et toujours.

 

 

 

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CHAPITRE XXV

 

 

En quoi consiste la véritable paix.

 

 

 

Je l’ai dit autrefois : « Je vous laisse ma paix,

« Je vous la donne à tous, et les dons que je fais

« N’ont rien de périssable, ainsi que ceux du monde. »

Tous aiment cette paix, tous voudraient la trouver ;

Mais tous ne cherchent pas le secret où se fonde

Le bien de l’acquérir et de la conserver.

 

Ma paix est avec l’humble, avec le cœur bénin ;

Si tu veux posséder un bonheur si divin,

Joins à ces deux vertus beaucoup de patience ;

Mais ce n’est pas encore assez pour l’obtenir :

Prête-moi donc, mon fils, un moment de silence,

Et je t’enseignerai tout l’art d’y parvenir.

 

Tiens la bride sévère à tous tes appétits ;

Prends garde exactement à tout ce que tu dis ;

N’examine pas moins tout ce que tu veux faire ;

Et donne à tes désirs pour immuable loi

Que leur unique objet soit le bien de me plaire,

Et leur unique but de ne chercher que moi.

 

Ne t’embarrasse point des actions d’autrui :

Laisse là ce qu’il dit et ce qu’on dit de lui,

À moins qu’à tes soucis sa garde soit commise ;

Chasse enfin tout frivole et vain empressement,

Et le trouble en ton cœur trouvera peu de prise,

Ou s’il l’agite encor, ce sera rarement.

 

Mais ne t’y trompe pas, vivre exempt de malheur,

Le cœur libre d’ennuis, et le corps de douleur,

N’être jamais troublé d’aucune inquiétude,

Ce n’est point un vrai calme en ces terrestres lieux ;

Et ce don n’appartient qu’à la béatitude

Que pour l’éternité je te réserve aux cieux.

 

Ainsi quand tu te vois sans aucuns déplaisirs,

Que tout de tous côtés répond à tes désirs,

Qu’il ne t’arrive rien d’amer ni de contraire,

N’estime pas encore avoir trouvé la paix,

Ni que tout soit en toi si bon, si salutaire,

Qu’on ait lieu de te mettre au nombre des parfaits.

 

Ne te crois pas non plus ni grand ni bien aimé,

Pour te sentir un zèle à ce point enflammé,

Qu’à force de tendresse il te baigne de larmes :

Des solides vertus la vraie affection

Ne fait point consister en tous ces petits charmes

Ni ton avancement ni ta perfection.

 

« En quoi donc, me dis-tu, consiste pleinement

« Cette perfection et cet avancement ?

« Cette paix véritable, où se rencontre-t-elle ? »

Je veux bien te l’apprendre : elle est, en premier lieu,

À t’offrir tout entier d’un cœur vraiment fidèle

Aux ordres souverains du vouloir de ton Dieu.

 

Cette soumission à mes sacrés décrets

Te doit fermer les yeux pour tous tes intérêts,

Soit qu’ils soient de petite ou de grande importance :

N’en cherche dans le temps ni dans l’éternité,

Et souhaite le ciel, moins pour ta récompense,

Que pour y voir mon nom à jamais exalté.

 

Montre un visage égal aux changements divers :

Dans le plus doux bonheur, dans le plus dur revers,

Rends-moi, sans t’émouvoir, même action de grâces ;

Tiens la balance droite à chaque événement,

Tiens-la ferme à tel point, que jamais tu ne passes

Jusque dans la faiblesse ou dans l’emportement.

 

Si tu sens qu’au milieu des tribulations

Je retire de toi mes consolations,

Et te laisse accablé sous ce qui te ravage,

Forme des sentiments d’autant plus résolus,

Et soutiens ton espoir avec tant de courage,

Qu’il prépare ton cœur à souffrir encor plus.

 

Ne te retranche point sur ton intégrité,

Comme si tu souffrais sans l’avoir mérité,

Et que pour tes vertus ce fût un exercice :

Fuis cette vaine idée, et comme criminel,

En toutes mes rigueurs adore ma justice,

Et bénis mon courroux et saint et paternel.

 

C’est comme il te faut mettre au droit et vrai chemin,

Qui seul te peut conduire à cette paix sans fin

Qu’à mes plus chers amis moi-même j’ai laissée :

Suis-le sur ma parole, et crois sans t’ébranler

Qu’après ta patience à mon choix exercée,

Mes clartés de nouveau te viendront consoler.

 

Que si jamais l’effort d’un zèle tout de foi

Par un parfait mépris te détache de toi

Pour ne plus respirer que sous ma providence,

Sache qu’alors tes sens, à moi seul asservis,

Posséderont la paix dans sa pleine abondance,

Autant qu’en peut souffrir cet exil où tu vis.

 

 

 

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CHAPITRE XXVI

 

 

Des excellences de l’âme libre.

 

 

 

              Seigneur, qu’il faut être parfait

Pour tenir vers le ciel l’âme toujours tendue.

              Sans jamais relâcher la vue

              Vers ce que sur la terre on fait !

 

              À travers tant de soins cuisants

Passer comme sans soin, non ainsi qu’un stupide

              Que son esprit morne et languide

              Assoupit sous les plus pesants ;

 

              Mais par la digne fermeté

D’une âme toute pure et toute inébranlable,

              Par un privilège admirable

              De son entière liberté,

 

              Détacher son affection

De tout ce qu’ici-bas un cœur mondain adore :

              Seigneur, j’ose le dire encore,

              Qu’il y faut de perfection !

 

              Ô Dieu tout bon, Dieu tout-puissant,

Défends-moi des soucis où cette vie engage,

              Qu’ils n’enveloppent mon courage

              D’un amas trop embarrassant.

 

              Sauve-moi des nécessités

Dont le soutien du corps m’importune sans cesse,

              Que leur surprise ou leur mollesse

              Ne donne entrée aux voluptés.

 

              Enfin délivre-moi, Seigneur,

De tout ce qui peut faire un obstacle à mon âme,

              Et changer sa plus vive flamme

              En quelque mourante langueur.

 

              Ne m’affranchis pas seulement

Des folles passions dont la terre est si pleine,

              Et que la vanité mondaine

              Suit avec tant d’empressement ;

 

              Mais de tous ces petits malheurs

Dont répand à toute heure une foule importune

              La malédiction commune

              Pour peine sur tous les pécheurs ;

 

              De tout ce qui peut retarder

La liberté d’esprit où ta bonté m’exhorte,

              Et semble lui fermer la porte,

              Quand tu veux bien me l’accorder.

 

              Ineffable et pleine douceur,

Daigne, ô mon Dieu, pour moi changer en amertume

              Tout ce que le monde présume

              Couler de plus doux dans mon cœur.

 

              Bannis ces consolations

Qui peuvent émousser le goût des éternelles,

              Et livrer mes sens infidèles

              À leurs folles impressions.

 

              Bannis tout ce qui fait chérir

L’ombre d’un bien présent sous un attrait sensible,

              Et dont le piège imperceptible

              Nous met en état de périr.

 

              Fais, Seigneur, avorter en moi

De la chair et du sang les dangereux intrigues ;

              Fais que leurs ruses ni leurs ligues

              Ne me fassent jamais la loi ;

 

              Fais que cet éclat d’un moment

Dont le monde éblouit quiconque ose le croire,

              Cette brillante et fausse gloire,

              Ne me déçoive aucunement.

 

              Quoi que le diable ose inventer

Pour ouvrir sous mes pas un mortel précipice,

              Fais que sa plus noire malice

              N’ait point de quoi me supplanter.

 

              Pour combattre et pour souffrir tout,

Donne-moi de la force et de la patience :

              Donne à mon cœur une constance

              Qui persévère jusqu’au bout.

 

              Fais que j’en puisse voir proscrit

Le goût de ces douceurs où le monde préside :

              Fais qu’il laisse la place vide

              À l’onction de ton esprit.

 

              Au lieu de cet amour charnel

Dont l’impure chaleur souille ce qu’elle enflamme,

              Fais couler au fond de mon âme

              Celui de ton nom éternel.

 

              Boire, et manger, et se vêtir,

Sont d’étranges fardeaux qu’impose la nature :

              Oh ! Qu’un esprit fervent endure

              Quand il s’y faut assujettir !

 

              Fais-m’en user si sobrement

Pour réparer un corps où l’âme est enfermée,

              Qu’elle ne soit point trop charmée

              De ce qu’ils ont d’allèchement.

 

              Leur bon usage est un effet

Que le propre soutien a rendu nécessaire,

              Et ce corps qu’il faut satisfaire

              N’y peut renoncer tout à fait ;

 

              Mais de cette nécessité

Aller au superflu, passer jusqu’aux délices,

              Et par de lâches artifices

              Y chercher sa félicité :

 

              C’est ce que nous défend ta loi,

De peur que de la chair l’insolence rebelle

              À son tour ne range sous elle

              L’esprit qui doit être son roi.

 

              Entre ces deux extrémités,

De leur juste milieu daigne si bien m’instruire,

              Que les excès qui peuvent nuire

              Soient de part et d’autre évités.

 

 

 

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CHAPITRE XXVII

 

 

Que l’amour-propre nous détourne du souverain bien.

 

 

 

Donne-moi tout pour tout, donne-toi tout à moi,

Sans te rien réserver, sans rien garder en toi

              Par où tu te sois quelque chose :

L’amour-propre est pour l’âme un dangereux poison,

Et les autres malheurs où son exil l’expose,

              Quelle qu’en puisse être la cause,

              N’entrent point en comparaison.

 

Selon l’empressement, l’affection, les soins,

Chaque chose à ton cœur s’attache plus ou moins,

              Ils en sont l’unique mesure :

Si ton amour est pur, simple et bien ordonné,

Tu pourras hautement braver la créature,

              Sans craindre en toute la nature

              Que rien te retienne enchaîné.

 

Ne désire donc point, fuis même à regarder

Tout ce que sans péché tu ne peux posséder,

              Tout ce qui brouille ton courage :

Bannis tout ce qui peut offusquer sa clarté

Sous l’obscure épaisseur d’un indigne nuage,

              Et changer en triste esclavage

              L’intérieure liberté.

 

Chose étrange, mon fils, parmi tant d’embarras,

Que du fond de ton cœur tu ne te ranges pas

              Sous ma providence ineffable,

Et qu’une folle idée, étouffant ton devoir,

T’empêche de soumettre à mon ordre adorable

              Tout ce que tu te sens capable

              Et de souhaiter et d’avoir !

 

Pourquoi t’accables-tu de soucis superflus,

Et qui te fait livrer tes sens irrésolus

              Au vain chagrin qui les consume ?

Arrête ta conduite à mon seul bon plaisir,

N’admets aucune flamme, à moins que je l’allume,

              Et l’angoisse ni l’amertume

              Ne te pourront jamais saisir.

 

Si pour l’intérêt seul de tes contentements

Tu veux choisir les lieux et les événements

              Que tu penses devoir te plaire,

Tu ne te verras point dans un entier repos,

Et les mêmes soucis dont tu te crois défaire

              Sur ton bonheur imaginaire

              Reviendront fondre à tous propos.

 

Le succès le plus doux et le plus recherché

Aura pour ton malheur quelque défaut caché

              Par où corrompre tes délices,

Et de quelque séjour que tu fasses le choix,

Ou l’envie, ou la haine, ou d’importuns caprices,

              Ou de secrètes injustices,

              T’y feront bien porter ta croix.

 

Ce n’est point ni l’acquis par d’assidus efforts,

Ni ce qu’un long bonheur multiplie au dehors

              Qui te sert pour ma paix divine :

C’est un intérieur et fort détachement,

Qui retranchant du cœur jusques à la racine

              L’indigne amour qui te domine,

              T’y donne un prompt avancement.

 

Joins au mépris des biens celui des dignités ;

Joins au mépris du rang celui des vanités

              D’une inconstante renommée :

On condamne demain ce qu’on loue aujourd’hui,

Et cette gloire enfin dont l’âme est si charmée,

              Comme le monde l’a formée,

              S’éclipse et passe comme lui.

 

Ne t’assure non plus au changement de lieux :

Le cloître le plus saint ne garantit pas mieux,

              Si la ferveur d’esprit n’abonde ;

Et la paix qu’on y trouve en sa pleine vigueur

Ne devient qu’une paix stérile et vagabonde,

              Si le zèle ardent ne la fonde

              Sur la stabilité du cœur.

 

Tiens-y donc ce cœur stable et soumis à mes lois,

Ou tu t’y changeras et mille et mille fois

              Sans être meilleur ni plus sage ;

Et les occasions y sauront rejeter,

Y sauront, malgré toi, semer pour ton partage

              Autant de trouble, et davantage,

              Que tu n’en voulus éviter.

 

 

 

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ORAISON

 

 

Pour obtenir la pureté du cœur.

 

 

 

Affermis donc, Seigneur, par les grâces puissantes

Dont ton esprit divin est le distributeur,

Les doux élancements de ces ferveurs naissantes

                Dont tu daignes être l’auteur.

 

Détache-moi si bien de la faiblesse humaine,

Que l’homme intérieur se fortifie en moi,

Et purge tout mon cœur de tout ce qui le gêne,

                Et de tout inutile emploi.

 

Que d’importuns désirs jamais ne le déchirent ;

Que d’un mépris égal il traite leurs objets,

Sans que les plus brillants de leur côté l’attirent,

                Sans qu’il s’amuse aux plus abjects.

 

Fais-moi voir les plaisirs, les richesses, la gloire,

Ainsi que de faux biens qui passent en un jour ;

Fais-leur pour tout effet graver en ma mémoire

                Que je dois passer à mon tour.

 

Sous le ciel rien ne dure, et partout sa lumière

Ne voit que vanités, que trouble, qu’embarras :

Oh ! Que sage est celui qui de cette manière

                Envisage tout ici-bas !

 

Donne-la-moi, Seigneur, cette haute sagesse

Qui te cherchant sur tout, te trouve jour et nuit,

Et qui t’aimant sur tout, n’a ni goût ni tendresse

                Que pour ce qu’elle y fait de fruit.

 

Qu’elle peigne à mes yeux toutes les autres choses,

Non telles qu’on les croit, mais telles qu’elles sont,

Pour en user dans l’ordre à quoi tu les disposes,

                Dans l’impuissance qu’elles ont.

 

Que son dédain accort rejette avec prudence

Du plus adroit flatteur l’hommage empoisonné,

Et ne murmure point de voir par l’impudence

                Son meilleur avis condamné.

 

Ne se point émouvoir pour des paroles vaines,

Qui font bruit au dehors et ne sont que du vent,

Et refuser l’oreille à la voix des sirènes,

                Dont tout le charme est décevant,

 

C’est un des grands secrets par qui l’âme, avancée

Sous ta sainte conduite au bon et vrai sentier,

Poursuit en sûreté la route commencée,

                Et se fait un bonheur entier.

 

 

 

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CHAPITRE XXVIII

 

 

Contre les langues médisantes.

 

 

 

Mon fils, si quelques-uns forment des sentiments

                Qui soient à ton désavantage,

S’ils tiennent des discours, s’ils font des jugements

Qui ternissent ta gloire et te fassent outrage,

Ne t’en indigne point, n’en fais point le surpris :

                Quels que soient leurs mépris,

Ton estime pour toi doit être encor plus basse ;

Tu dois croire, au milieu de leur indignité,

Quelque puissante en toi que tu sentes ma grâce,

Qu’il n’est faiblesse égale à ton infirmité.

 

Si dans l’intérieur un bon et saint emploi

                Te donne une démarche forte,

Tu ne prendras jamais le mal qu’on dit de toi

Que pour un son volage et que le vent emporte.

Il faut de la prudence en ces moments fâcheux ;

                Et celle que je veux,

Celle que je demande, est qu’on sache se taire,

Qu’on sache au fond du cœur vers moi se retourner,

Sans relâcher en rien son allure ordinaire,

Pour chose que le monde en veuille condamner.

 

Ne fais point cet honneur aux hommes imparfaits,

                Que leur vain langage te touche ;

Ne fais point consister ta gloire ni ta paix

En ces discours en l’air qui sortent de leur bouche.

Que de tes actions ils jugent bien ou mal,

                Tout n’est-il pas égal ?

Ton âme en devient-elle ou plus nette ou plus noire ?

En as-tu plus ou moins ou d’amour ou de foi ?

Et pour tout dire enfin, la véritable gloire,

La véritable paix, est-elle ailleurs qu’en moi ?

 

Si tu peux t’affranchir de cette lâcheté,

                Dont l’esclavage volontaire

Cherche à leur agréer avec avidité,

Et compte à grand malheur celui de leur déplaire,

Tu jouiras alors d’une profonde paix,

                Et dans tous tes souhaits

Tu la verras passer en heureuse habitude.

Les indignes frayeurs, le fol emportement,

C’est ce qui dans ton cœur jette l’inquiétude,

C’est ce qui de tes sens fait tout l’égarement.

 

 

 

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CHAPITRE XXIX

 

 

Comment il faut invoquer Dieu

et le bénir aux approches de la tribulation.

 

 

 

Tu le veux, ô mon Dieu, que cette inquiétude,

Ce profond déplaisir, vienne troubler ma paix :

Après tant de douceurs ta main veut m’être rude,

Et moi j’en veux bénir ton saint nom à jamais.

 

Je ne saurait parer ce grand coup de tempête :

Ses approches déjà me font pâlir d’effroi ;

Et tout ce que je puis, c’est de baisser la tête,

C’est de forcer mon cœur à recourir à toi.

 

Je ne demande point que tu m’en garantisses ;

Il suffit que ton bras daigne être mon appui,

Et que l’heureux succès de tes bontés propices

Me rende salutaire un si cuisant ennui.

 

Je le sens qui m’accable : ah ! Seigneur, que j’endure !

Que d’agitations me déchirent le cœur !

Qu’il se trouve au milieu d’une étrange torture !

Et qu’il y soutient mal sa mourante vigueur !

 

Père doux et bénin, qui connais ma faiblesse,

Que faut-il que je die en cet accablement ?

Tu vois de toutes parts quelle rigueur me presse :

Sauve-moi, mon sauveur, d’un si cruel moment.

 

Mais il n’est arrivé, ce moment qui me tue,

Qu’à dessein que ta gloire en prenne plus d’éclat,

Lorsqu’après avoir vu ma constance abattue,

On la verra par toi braver ce qui l’abat.

 

Étends donc cette main puissante et débonnaire

Qui par notre triomphe achève nos combats ;

Car chétif que je suis, sans toi que puis-je faire ?

De quel côté sans toi puis-je tourner mes pas ?

 

Encor pour cette fois donne-moi patience :

Aide-moi par ta grâce à ne point murmurer ;

Et je ne craindrai point sur cette confiance,

Pour grands que soient les maux qu’il me faille endurer.

 

Cependant derechef que faut-il que je die ?

Ton saint vouloir soit fait, ton ordre exécuté.

Perte de biens, disgrâce, opprobre, maladie,

Tout est juste, Seigneur, et j’ai tout mérité.

 

C’est à moi de souffrir, et plaise à ta clémence

Que ce soit sans chagrin, sans bruit, sans m’échapper,

Jusqu’à ce que l’orage ait moins de véhémence,

Jusqu’à ce que le calme ait pu le dissiper !

 

Ta main toute-puissante est encore aussi forte

Que l’ont sentie en moi tant d’autres déplaisirs,

Et peut rompre le coup que celui-ci me porte,

Comme elle a mille fois arrêté mes soupirs.

 

Elle qui de mes maux domptant la barbarie,

A souvent des abois rappelé ma vertu,

Peut encor de ceux-ci modérer la furie,

De peur que je n’en sois tout à fait abattu.

 

Oui, ta pitié, mon dieu, soutenant mon courage,

Peut le rendre vainqueur de leur plus rude assaut ;

Et plus ce changement m’est un pénible ouvrage,

Plus je le vois facile à la main du Très-Haut.

 

 

 

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CHAPITRE XXX

 

 

Comment il faut demander le secours de Dieu.

 

 

 

Viens à moi, mon enfant, lorsque tu n’es pas bien ;

Fais-moi de ton angoisse un secret entretien :

Dans les plus mauvais jours, quelque coup qu’elle porte,

Je suis toujours ce Dieu qui console et conforte ;

Mais tout ce qui retient ces consolations

Que je verse d’en haut sur les afflictions,

C’est que bien qu’elles soient leurs remèdes uniques,

À me les demander un peu tard tu t’appliques.

Avant que je te voie à mes pieds prosterné

M’invoquer dans les maux dont tu te sens gêné,

Tu fais de vains essais de tout ce que le monde

Promet d’amusements à ta douleur profonde,

Et cet égarement de tes vœux imprudents

Va chercher au dehors ce que j’offre au dedans.

 

Ainsi ce que tu fais te sert de peu de chose,

Ainsi ce que tu fais à d’autres maux t’expose,

Jusqu’à ce qu’il souvienne à ton reste de foi

Que j’en sais garantir quiconque espère en moi,

Et qu’il n’est ni secours ailleurs qui ne leur cède,

Ni conseil fructueux, ni durable remède.

 

De quelques tourbillons que ton cœur soit surpris,

Après qu’ils sont passés, rappelle tes esprits,

Vois ma miséricorde, et reprends dans sa vue

La première vigueur de ta force abattue

Je suis auprès de toi, tout prêt à rétablir

Tout ce que la tempête y pourrait affaiblir,

Et non pas seulement d’une égale mesure,

Mais avec abondance, avec excès d’usure,

En sorte que les biens qui te seront rendus

Servent de comble à ceux qui te semblent perdus.

 

D’où vient que sur ce point ta croyance vacille ?

Peux-tu rien concevoir qui me soit difficile ?

Ou ressemblé-je à ceux dont le faible soutien

Ose beaucoup promettre et n’exécute rien ?

Qu’as-tu fait de ta foi ? Que fait ton espérance ?

Montre une âme plus ferme en sa persévérance,

Sois fort, sois courageux, endure, espère, attends ;

Les consolations te viendront en leur temps :

Moi-même je viendrai te retirer de peine,

Je viendrai t’apporter ta guérison certaine.

Le trouble où je te vois n’est qu’un peu de frayeur

Qui t’accable l’esprit d’une vaine terreur :

L’avenir inconstant fait ton inquiétude ;

Tu crains ses prompts revers et leur vicissitude ;

Mais à quoi bon ces soins, qu’à te donner enfin

Tristesse sur tristesse et chagrin sur chagrin ?

Cesse d’aller si loin mendier un supplice ;

Chaque jour n’a que trop de sa propre malice,

Chaque jour n’a que trop de son propre tourment :

Qui se charge de plus souffre inutilement,

Et tu ne dois fonder ni déplaisirs ni joie

Sur ces douteux succès que l’avenir déploie,

Qui Peut-être suivront ce que tu t’en promets,

Et qui Peut-être aussi n’arriveront jamais.

 

Mais l’homme de soi-même a ces désavantages,

Qu’il se laisse éblouir par de vaines images,

Et qu’il s’en fait souvent un fantôme trompeur

Qui tire tout à lui son espoir et sa peur.

C’est la marque d’une âme encor faible et légère,

Que d’être si facile à ce qu’on lui suggère,

Et de porter soudain un pied mal affermi

Vers ce qu’à ses regards présente l’ennemi.

 

Cet imposteur rusé tient dans l’indifférence

S’il déçoit par la vraie ou la fausse apparence ;

Il n’importe des deux à ses illusions

Qui remplisse ton cœur de folles visions.

Tout lui devient égal, pourvu qu’il te séduise ;

Tout lui devient égal, pourvu qu’il te détruise.

Si l’amour du présent ne l’y fait parvenir,

Il y mêle aussitôt l’effroi de l’avenir ;

Sa haine en cent façons à te perdre est savante ;

Mais ne te trouble point, ne prends point l’épouvante ;

Crois en moi, tiens en moi ton espoir arrêté ;

Prends confiance entière en ma haute bonté ;

Oppose-la sans crainte aux traits qu’il te décoche.

Quand tu me crois bien loin, souvent je suis bien proche ;

Souvent quand ta langueur présume tout perdu,

C’est lors que ton soupir est le mieux entendu,

Et tu touches l’instant dont tu me sollicites,

Qui te doit avancer à de plus grands mérites.

 

Non, tout n’est pas perdu pour quelque contre-temps,

Pour quelque effet contraire à ce que tu prétends :

Tu n’en dois pas juger suivant ce qu’en présume

Le premier sentiment d’une telle amertume,

Ni de quelque côté que viennent tes malheurs,

Toi-même aveuglément t’obstiner aux douleurs,

Comme si d’en sortir toute espérance éteinte

Abandonnait ton âme à leur mortelle atteinte.

 

Ne te répute pas tout à fait délaissé,

Bien que pour quelque temps je t’y laisse enfoncé,

Bien que pour quelque temps tu sentes retirées

Ces consolations de toi si désirées.

Ainsi ta fermeté s’éprouve beaucoup mieux,

Et c’est ainsi qu’on passe au royaume des cieux :

Le chemin est plus sûr, plus il est difficile ;

Et pour quiconque m’aime, il est bien plus utile

Qu’il se voie exercé par quelques déplaisirs,

Que si l’effet partout secondait ses désirs.

 

Je lis du haut du ciel jusque dans ta pensée ;

Je vois jusqu’à quel point ton âme est oppressée,

Et juge avantageux qu’elle soit quelquefois

Sans aucune douceur au milieu de ses croix,

De peur qu’un bon succès ne t’enfle et ne t’élève

Jusqu’à t’attribuer ce que ma main achève,

Jusqu’à te plaire trop en ce qu’il a d’appas,

Et prendre quelque gloire en ce que tu n’es pas.

 

Quelque grâce sur toi qu’il m’ait plu de répandre,

Je puis, quand il me plaît, te l’ôter et la rendre.

Quelques dons que j’accorde à tes plus doux souhaits,

Ils sont encore à moi quand je te les ai faits :

Je te donne du mien quand ce bonheur t’arrive,

Et ne prends point du tien alors que je t’en prive.

Ces biens, ces mêmes biens, après t’être donnés,

Font part de mes trésors dont ils sont émanés,

Et leur perfection tirant de moi son être,

Quand je t’en fais jouir, j’en suis encor le maître.

 

Tout est à moi, mon fils, tout vient, tout part de moi ;

Reçois tout de ma main sans chagrin, sans effroi :

Si je te fais traîner un destin misérable,

Si je te fais languir sous l’ennui qui t’accable,

Ne perds sous ce fardeau patience ni cœur :

Je puis en un moment ranimer ta langueur ;

Je puis mettre une borne aux maux que je t’envoie,

Et changer tout leur poids en des sujets de joie ;

Mais je suis toujours juste en te traitant ainsi,

Toujours digne de gloire, et j’en attends aussi ;

Et soit que je t’élève ou que je te ravale,

Je veux d’un sort divers une louange égale.

 

Si tu peux bien juger de ma sévérité,

Si tu peux sans nuage en voir la vérité,

Les coups les plus perçants d’une longue infortune

N’auront rien qui t’abatte, et rien qui t’importune :

Loin de t’en attrister, de meilleurs sentiments

Ne t’y feront voir lieu que de remercîments,

Ne t’y feront voir lieu que de pleine allégresse ;

Dans cette dureté tu verras ma tendresse,

Et réduiras ta joie à cet unique point,

Que ma faveur t’afflige et ne t’épargne point.

 

Tel que jadis pour moi fut l’amour de mon père,

Tel est encor le mien pour qui cherche à me plaire,

Et tel était celui qu’autrefois je promis

À ce troupeau choisi de mes plus chers amis :

Cependant, tu le sais, je les livrai sur terre

Aux cruelles fureurs d’une implacable guerre,

À d’éternels combats, à d’éternels dangers,

Et non pas aux douceurs des plaisirs passagers.

Je les envoyai tous au mépris, à l’injure,

Et non à ces honneurs qui flattent la nature,

Non à l’oisiveté, mais à de longs travaux,

Et je les plongeai tous dans ces gouffres de maux,

Afin que leur amère et rude expérience

Les enrichît des fruits que fait la patience.

Souviens-toi donc, mon fils, de ces instructions,

Sitôt que tu te vois dans les afflictions.

 

 

 

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CHAPITRE XXXI

 

 

Du mépris de toutes les créatures

pour s’élever au Créateur.

 

 

 

Seigneur, si jusqu’ici tu m’as fait mille grâces,

                Il n’est pas temps que tu t’en lasses :

J’ai besoin d’un secours encor bien plus puissant,

Puisqu’il faut m’élever par-dessus la nature,

Et prendre un vol si haut, qu’aucune créature

                N’ait pour moi rien d’embarrassant.

 

À cet heureux effort en vain je me dispose :

                Tant qu’ici-bas la moindre chose

Vers ses faibles attraits saura me ravaler,

L’imperceptible joug d’une indigne contrainte

Ne me permettra point cette liberté sainte

                Qui jusqu’à toi nous fait voler.

 

Ton David à ce vol ne voulait point d’obstacle,

                Et te demandait ce miracle,

Lorsque dans ses ennuis il tenait ce propos :

« Qui pourra me donner des ailes de colombe,

« Et du milieu des maux sous qui mon cœur succombe

                « Je volerai jusqu’au repos ? »

 

Cet oiseau du vrai calme est le portrait visible ;

                On ne voit rien de si paisible

Que la simplicité que nous peignent ses yeux :

On ne voit rien de libre à l’égal d’un vrai zèle,

Qui sans rien désirer s’élève à tire-d’aile

                Au-dessus de tous ces bas lieux.

 

Il faut donc pleinement s’abandonner soi-même,

                S’arracher à tout ce qu’on aime,

Pousser jusques au ciel des transports plus qu’humains,

Et bien considérer quels sont les avantages

Que l’auteur souverain a sur tous les ouvrages

                Qu’ont daigné façonner ses mains.

 

Sans ce détachement, sans cette haute extase,

                L’âme que ton amour embrase

Ne peut en liberté goûter tes entretiens :

Peu savent en effet contempler tes mystères,

Mais peu forment aussi ces mépris salutaires

                De toutes sortes de faux biens.

 

Ainsi l’homme a besoin que ta bonté suprême,

                L’élevant par-dessus lui-même,

Prodigue en sa faveur son trésor infini ;

Qu’un excès de ta grâce en esprit le ravisse,

Et de tout autre objet tellement l’affranchisse,

                Qu’à toi seul il demeure uni.

 

À moins que jusque-là l’enlève ainsi ton aide,

                Quoi qu’il sache, quoi qu’il possède,

Tout n’est pas de grand poids, tout ne lui sert de rien :

Il rampe et rampera toujours faible et débile,

S’il peut s’imaginer rien de grand ou d’utile

                Que l’immense et souverain bien.

 

Tout ce qui n’est point Dieu n’est point digne d’estime,

                Et son prix le plus légitime,

Comme enfin ce n’est rien, c’est d’être à rien compté :

Vous le savez, dévots que la grâce illumine ;

Votre doctrine aussi de toute autre doctrine

                Diffère bien en dignité.

 

Sa noblesse est bien autre ; et comme l’influence

                De la suprême intelligence

Par un sacré canal d’en haut la fait couler,

Ce qu’à l’esprit humain en peut donner l’étude,

Ce qu’en peut acquérir la longue inquiétude,

                Ne la peut jamais égaler.

 

Le bien de contempler ce que les cieux admirent

                Est un bien où plusieurs aspirent,

Et que de tout leur cœur ils voudraient obtenir ;

Mais ils suivent si mal la route nécessaire,

Que souvent ils ne font que ce qu’il faudrait faire

                Pour éviter d’y parvenir.

 

Le trop d’abaissement vers les objets sensibles

                Fait des obstacles invincibles,

Comme le trop de soin des marques du dehors ;

Et la sévérité la mieux étudiée,

Si l’âme n’est en soi la plus mortifiée,

                Ne sert qu’au supplice du corps.

 

J’ignore, à dire vrai, de quel esprit nous sommes,

                Nous autres qui parmi les hommes

Passons pour éclairés et pour spirituels,

Et nous plongeons ainsi pour des choses légères,

De vils amusements, des douceurs passagères,

                En des travaux continuels.

 

Parmi de tels soucis que pouvons-nous prétendre,

                Nous qui savons si peu descendre

Dans le fond de nos cœurs indignement remplis,

Et qui si rarement de toutes nos pensées

Appliquons au dedans les forces ramassées

                Pour en voir les secrets replis ?

 

Notre âme en elle-même à peine est recueillie,

                Qu’une extravagante saillie

Nous emporte au dehors, et fait tout avorter,

Sans repasser jamais sous l’examen sévère

Ce que nous avons fait, ce que nous voulions faire,

                Ni ce qu’il nous faut projeter.

 

Nous suivons nos désirs sans même y prendre garde,

                Et rarement notre œil regarde

Combien à leurs effets d’impureté se joint.

Lorsque toute la chair eut corrompu sa voie,

Nous savons que des eaux elle devint la proie,

                Cependant nous ne tremblons point.

 

L’affection interne étant toute gâtée,

                Les objets dont l’âme est flattée

N’y faisant qu’une impure et folle impression,

Il faut bien que l’effet, pareil à son principe,

Pour marque qu’au dedans la vigueur se dissipe,

                Porte même corruption.

 

Quand un cœur est bien pur, une vertu solide

                À tous ses mouvements préside ;

La bonne et sainte vie en est le digne fruit ;

Mais ce dedans n’est pas ce que l’on considère,

Et depuis qu’une fois l’effet a de quoi plaire,

                N’importe comme il est produit.

 

La beauté, le savoir, les forces, la richesse,

                L’heureux travail, la haute adresse,

C’est ce qu’on examine, et qui fait estimer :

Qu’un homme soit dévot, patient, humble, affable,

Qu’il soit pauvre d’esprit, recueilli, charitable,

                On ne daigne s’en informer.

 

Ce n’est qu’à ces dehors que se prend la nature

                Pour s’en former une peinture ;

Mais c’est l’intérieur que la grâce veut voir :

L’une est souvent déçue à suivre l’apparence ;

Mais l’autre met toujours toute son espérance

                En Dieu, qui ne peut décevoir.

 

 

 

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CHAPITRE XXXII

 

 

Qu’il faut renoncer à soi-même

et à toutes sortes de convoitises.

 

 

 

Cherche la liberté comme un bonheur suprême ;

Mais souviens-toi, mon fils, de cette vérité,

Qu’il te faut renoncer tout à fait à toi-même,

Ou tu n’obtiendras point d’entière liberté.

 

Ceux qui pensent ici posséder quelque chose

La possèdent bien moins qu’ils n’en sont possédés,

Et ceux dont l’amour-propre en leur faveur dispose

Sont autant de captifs par eux-mêmes gardés.

 

Les appétits des sens ne font que des esclaves ;

La curiosité comme eux a ses liens,

Et les plus grands coureurs ne courent qu’aux entraves

Que jettent sous leurs pas les charmes des faux biens.

 

Ils recherchent partout les douceurs passagères

Plus que ce qui conduit jusqu’à l’éternité ;

Et souvent pour tout but ils se font des chimères,

Qui n’ont pour fondement que l’instabilité.

 

Hors ce qui vient de moi, tout passe, tout s’envole ;

Tout en son vrai néant aussitôt se résout ;

Et pour te dire tout d’une seule parole,

Quitte tout, mon enfant, et tu trouveras tout.

 

Tu trouveras la paix, quittant la convoitise ;

C’est ce que fortement il te faut concevoir :

Du ciel en ces deux mots la science est comprise ;

Qui les pratique entend tout ce qu’il faut savoir.

 

        Oui, leur pratique est ma félicité,

Mais, Seigneur, d’un seul jour elle n’est pas l’ouvrage,

        Ni de ces jeux dont la facilité

Amuse des enfants l’esprit faible et volage,

                Et suit leur imbécillité.

 

        De ces deux mots le précieux effet

Demande bien du temps, bien des soins, bien des veilles ;

        Et ces deux traits forment le grand portrait

De tout ce que le cloître enfante de merveilles

                Dans son état le plus parfait.

 

Il est vrai, des parfaits c’est la sublime voie ;

Mais quand je te la montre, en dois-tu perdre cœur ?

Ne dois-tu pas plutôt t’y porter avec joie,

Ou du moins soupirer après un tel bonheur ?

 

Ah ! Si je te voyais en venir à ce terme,

Que l’amour-propre en toi fût bien déraciné,

Que sous mes volontés tu demeurasses ferme,

Et sous celle du père à qui je t’ai donné !

 

Alors tu me plairais, et le cours de ta vie

Serait d’autant plus doux que tu serais soumis :

De mille vrais plaisirs tu la verrais suivie,

Et s’écouler en paix entre mille ennemis.

 

Mais il te reste encore à quitter bien des choses,

Que si tu ne me peux résigner tout à fait,

Tu n’acquerras jamais ce que tu te proposes,

Jamais de tes désirs tu n’obtiendras l’effet.

 

Veux-tu mettre en ta main la solide richesse ?

Achète de la mienne un or tout enflammé :

Je veux dire, mon fils, la céleste sagesse,

Qui foule aux pieds ces biens dont le monde est charmé.

 

Préfère ses trésors à l’humaine prudence,

À tout ce qu’elle prend pour son plus digne emploi,

À tout ce que sur terre il est de complaisance,

À tout ce que toi-même en peux avoir pour toi.

 

Préfère, encore un coup, ce qu’on méprise au monde

À tout ce que son choix a le plus ennobli,

Puisque cette sagesse en vrais biens si féconde

Y traîne dans l’opprobre et presque dans l’oubli.

 

Elle ne s’enfle point aussi de ces pensées

Que la vanité pousse en sa propre faveur,

Et voit avec dédain ces ardeurs empressées

Dont la soif des honneurs entretient la ferveur.

 

Beaucoup en font sonner l’estime ambitieuse,

Qui montrent par leur vie en faire peu d’état ;

Et tu la peux nommer la perle précieuse

Qui cache à beaucoup d’yeux son véritable éclat.

 

 

 

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CHAPITRE XXXIII

 

 

De l’instabilité du cœur et de l’intention finale

qu’il faut dresser vers Dieu.

 

 

 

Sur l’état de ton cœur ne prends point d’assurance ;

Son assiette, mon fils, se change en un moment :

Un moment la renverse, et ce renversement

Des plus justes desseins peut tromper l’espérance.

Tant que dure le cours de ta mortalité,

L’inévitable joug de l’instabilité

T’impose une fâcheuse et longue servitude :

En dépit de toi-même elle te fait la loi,

Et l’ordre chancelant de sa vicissitude

Ne prend point ton aveu pour triompher de toi.

 

Ainsi tantôt la joie et tantôt la tristesse

De ton cœur, malgré lui, s’emparent tour à tour ;

Tantôt la paix y règne, et dans le même jour

Mille troubles divers surprennent sa faiblesse.

La ferveur, la tiédeur, ont chez toi leur instant ;

Ton soin le plus actif n’est jamais si constant

Qu’il ne cède la place à quelque nonchalance ;

Et le poids qui souvent règle tes actions

Laisse en moins d’un coup d’œil emporter la balance

À la légèreté de tes affections.

 

Parmi ces changements le sage se tient ferme :

Il porte au-dessus d’eux l’ordre qu’il s’est prescrit,

Et bien instruit qu’il est des routes de l’esprit,

Il suit toujours sa voie, et va jusqu’à son terme.

Il agit sur soi-même en véritable roi,

Sans regarder jamais à ce qu’il sent en soi,

Ni d’où partent des vents de si peu de durée ;

Et son unique but dans le plus long chemin,

C’est que l’intention de son âme épurée

Se tourne vers la bonne et désirable fin.

 

Ainsi sans s’ébranler il est toujours le même

Dans la diversité de tant d’événements,

Et son cœur, dégagé des propres sentiments,

N’aimant que ce qu’il doit, s’attache à ce qu’il aime ;

Ainsi l’œil simple et pur de son intention

S’élève sans relâche à la perfection,

Dont il voit en moi seul l’invariable idée ;

Et plus cet œil est net, et plus sa fermeté,

Au travers de l’orage heureusement guidée,

Vers ce port qu’il souhaite avance en sûreté.

 

Mais souvent ce bel œil de l’intention pure

Ne s’ouvre pas entier, ou se laisse éblouir,

Et ce détachement dont tu penses jouir

Ne ferme pas la porte à toute la nature.

Aussitôt qu’un objet te chatouille et te plaît,

Un regard dérobé par le propre intérêt

Te rappelle et t’amuse à voir ce qui te flatte ;

Et tu peux rarement si bien t’en affranchir,

Que de ce propre amour l’amorce délicate

Vers toi, sans y penser, ne te fasse gauchir.

 

Crois-tu, lorsque les juifs couraient en Béthanie,

Que ce fût seulement pour y voir Jésus-Christ ?

La curiosité partageait leur esprit

Pour y voir le Lazare et sa nouvelle vie.

Tâche donc que cet œil dignement épuré

Tienne un regard si droit et si bien mesuré,

Que d’une ou d’autre part jamais il ne s’égare,

Qu’il soit simple, et surtout que parmi tant d’objets,

Malgré tout ce qu’ils ont de charmant et de rare,

Ton âme jusqu’à moi dresse tous ses projets.

 

 

 

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CHAPITRE XXXIV

 

 

Que celui qui aime Dieu le goûte en toutes choses

et par-dessus toutes choses.

 

 

 

                Voici mon Dieu, voici mon tout.

                Que puis-je vouloir davantage ?

Qu’a de plus l’univers de l’un à l’autre bout ?

Et quel plus grand bonheur peut m’échoir en partage ?

 

                Ô mot délicieux sur tous !

                Ô parole en douceurs féconde !

Qu’elle en a, mon sauveur, pour qui n’aime que vous !

Qu’elle en a peu pour ceux qui n’aiment que le monde !

 

                Voici mon tout, voici mon Dieu :

                À qui l’entend, c’est assez dire,

Et la redite est douce à toute heure, en tout lieu,

À quiconque pour vous de tout son cœur soupire.

 

                Oui, tout est doux, tout est charmant,

                Tout ravit en votre présence ;

Mais quand votre bonté se retire un moment,

Tout fâche, tout ennuie en ce moment d’absence.

 

                Vous faites la tranquillité

                Et le calme de notre course,

Et ce que notre joie a de stabilité

N’est qu’un écoulement dont vous êtes la source.

 

                Vous faites juger sainement

                De tous effets, de toutes causes,

Et vous nous inspirez ce digne sentiment

Dont la céleste ardeur vous loue en toutes choses.

 

                Rien ne plaît longtemps ici-bas,

                Rien ne peut nous y satisfaire,

À moins que votre grâce y joigne ses appas,

Et que votre sagesse y verse de quoi plaire.

 

                Quel dégoût peut jamais trouver

                Celui qui goûte vos délices ?

Et qui les goûte mal, que peut-il éprouver

Où son juste dégoût ne trouve des supplices ?

 

                Que je vois de sages mondains

                Se confondre dans leur sagesse !

Que je vois de charnels porter haut leurs desseins,

Et soudain trébucher sous leur propre faiblesse !

 

                Des uns l’aveugle vanité

                Au précipice est exposée ;

Les autres, accablés de leur brutalité,

Traînent toute leur vie une mort déguisée.

 

                Mais ceux qui par un plein mépris

                Du monde et de ses bagatelles,

À marcher sur vos pas appliquent leurs esprits,

Et domptent de la chair les sentiments rebelles,

 

                Ceux-là, vrais sages en effet,

                Vous immolant toute autre envie,

Du vain bonheur au vrai font un retour parfait,

De la chair à l’esprit, de la mort à la vie.

 

                Ceux-là dans le suprême auteur

                Goûtent des douceurs toutes pures ;

Ceux-là font remonter la gloire au créateur

De tout ce qu’ont de bon toutes les créatures.

 

                Mais le goût est bien différent

                De l’ouvrier et de l’ouvrage,

De ce que le temps donne ou de bon ou de grand,

Et de ce qu’aux élus l’éternité partage.

 

                Les lumières que nous voyons

                S’effacent près de la divine,

Et sa source incréée a bien d’autres rayons

Que toutes ces clartés qu’elle seule illumine.

 

                Éternelle et vive splendeur,

                Qui surpassez toutes lumières,

Lancez du haut du ciel votre éclat dans mon cœur,

Percez-en jusqu’au fond les ténèbres grossières.

 

                Daignez, Seigneur, purifier

                Mon âme et toutes ses puissances,

La combler d’allégresse, et la vivifier,

Remplir de vos clartés toutes ses connaissances.

 

                Que malgré les désirs du corps,

                Une extase tranquille et sainte,

Pour l’attacher à vous par de sacrés transports,

Lui fasse des liens d’une amoureuse crainte.

 

                Quand viendra pour moi cet instant

                Où tant de douceurs sont encloses,

Où de votre présence on est plein et content,

Où vous serez enfin mon tout en toutes choses ?

 

                Jusqu’à ce qu’il soit arrivé,

                Quoi que votre faveur m’envoie,

Je ne jouirai point d’un bonheur achevé,

Je ne goûterai point une parfaite joie.

 

                Hélas ! Malgré tout mon effort,

                Le vieil Adam encor respire :

Il n’est pas bien encor crucifié ni mort,

Il veut encor sur moi conserver son empire.

 

                Ce vieil esclave mal dompté

                Émeut une guerre intestine,

Pousse contre l’esprit un orgueil empesté,

Et ne veut point souffrir que l’âme le domine.

 

                Vous donc qui commandez aux flots,

                Qui des mers calmez la furie,

Venez, Seigneur, venez rétablir mon repos,

Accourez au secours d’un cœur qui vous en prie.

 

                Rompez, dissipez les bouillons

                De ces ardeurs séditieuses,

Et brisant la fureur de leurs noirs bataillons,

Faites mordre la terre aux plus impétueuses.

 

                Montrez ainsi de votre bras

                Les triomphes et les miracles,

Et pour faire exalter votre nom ici-bas

Faites tomber sous lui toute sorte d’obstacles.

 

                Vous êtes mon unique espoir ;

                Je mets en vous tout mon refuge ;

Je dédaigne l’appui de tout autre pouvoir :

Soyez mon défenseur avant qu’être mon juge.

 

 

 

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CHAPITRE XXXV

 

 

 

Que durant cette vie on n’est jamais en sûreté

contre les tentations.

 

 

 

La vie est un torrent d’éternelles disgrâces ;

Jamais la sûreté n’accompagne son cours :

Entre mille ennemis il faut que tu la passes ;

À la gauche, à la droite, il en renaît toujours :

                Ce sont guerres continuelles,

Qui portent dans ton sein chaque jour mille morts,

Si tu n’es bien muni d’armes spirituelles

                Pour en repousser les efforts.

 

De leur succès douteux la juste défiance

Demande à ta vertu de vigoureux apprêts ;

Mais il te faut surtout l’écu de patience

Qui te dérobe entier aux pointes de leurs traits.

                Que de tous côtés il te couvre,

Sans que par art ni force il puisse être enfoncé ;

Autrement tiens-toi sûr que pour peu qu’il s’entr’ouvre,

                Tu te verras soudain percé.

 

À moins qu’à mes bontés ton âme abandonnée

Embrasse aveuglément ce que j’aurai voulu,

Et qu’une volonté ferme et déterminée

À tout souffrir pour moi te tienne résolu,

                Ne te promets point cette gloire

De pouvoir soutenir l’ardeur d’un tel combat,

Et d’emporter enfin cette pleine victoire

                Qui de mes saints fait tout l’éclat.

 

Tu dois donc, ô mon fils ! Franchir avec courage

Les plus affreux périls qui t’osent menacer,

Et d’une main puissante arracher l’avantage

Aux plus fiers escadrons qui te veuillent forcer.

                Je vois d’en haut tout comme père,

Prêt à donner la manne au généreux vainqueur ;

Mais je réserve aussi misère sur misère

                À quiconque manque de cœur.

 

Si durant une vie où rien n’est perdurable,

Tu te rends amoureux de la tranquillité,

Oseras-tu prétendre à ce calme ineffable

Que gardent les trésors de mon éternité ?

                Quitte ces folles espérances,

Préfère à ces désirs les désirs d’endurer,

Et sache que ce n’est qu’à de longues souffrances

                Que ton cœur se doit préparer.

 

La véritable paix a des douceurs bien pures,

Mais en vain sur la terre on pense l’obtenir :

Il n’est aucuns mortels, aucunes créatures,

Dont les secours unis y fassent parvenir.

                C’est moi, c’est moi seul qui la donne,

Ne la cherche qu’au ciel, ne l’attends que de moi ;

Mais apprends qu’il t’en faut acheter la couronne

                Par les épreuves de ta foi.

 

Les travaux, les douleurs, les ennuis, les injures,

La pauvreté, le trouble et les anxiétés,

Souffrir la réprimande, endurer les murmures,

Ne se point rebuter de mille infirmités,

                Accepter pour moi les rudesses,

L’humiliation, les affronts, les mépris,

Prendre tout de ma main comme autant de caresses,

                C’en est le véritable prix.

 

C’est par de tels sentiers qu’enfin la patience

À la haute vertu guide un nouveau soldat ;

C’est par cette fâcheuse et rude expérience

Qu’il trouve un diadème au sortir du combat.

                Ainsi d’une peine légère

La longue récompense est un repos divin,

Et pour quelques moments de honte passagère

                Je rends une gloire sans fin.

 

Cependant tu te plains sitôt que sans tendresse

Je laisse un peu durer les tribulations ;

Comme si ma bonté, soumise à ta faiblesse,

Devait à point nommé ses consolations !

                Tous mes saints ne les ont pas eues,

Alors que sur la terre ils vivaient exilés,

Et dans leurs plus grands maux mes faveurs suspendues

                Souvent les laissaient désolés.

 

Mais dans ces mêmes maux qui semblaient sans limites,

Armés de patience, ils souffraient jusqu’au bout,

Et s’assuraient bien moins en leurs propres mérites

Qu’en la bonté d’un dieu dont ils espéraient tout :

                Ils savaient bien, ces vrais fidèles,

De quel immense prix était l’éternité,

Et que pour l’obtenir les gênes temporelles

                N’avaient point de condignité.

 

As-tu droit de vouloir dès les moindres alarmes,

Toi qui n’es en effet qu’ordure et que péché,

Ce qu’en un siècle entier de travaux et de larmes

Tant et tant de parfaits m’ont à peine arraché ?

                Attends que l’heure en soit venue,

Cette heure où tu seras visité du Seigneur ;

Travaille en l’attendant, commence, et continue

                Avec grand amour et grand cœur.

 

Ne relâche jamais, jamais ne te défie,

Quelques tristes succès qui suivent tes efforts ;

Redouble ta constance, expose et sacrifie

Pour ma plus grande gloire et ton âme et ton corps.

                Je rendrai tout avec usure ;

Je suis dans le combat sans cesse à tes côtés,

Et je reconnaîtrai ce que ton cœur endure

                Par de pleines félicités.

 

 

 

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CHAPITRE XXXVI

 

 

 

Contre les vains jugements des hommes.

 

 

 

Fixe en moi de ton cœur tous les attachements,

Sans te mettre en souci de ces vains jugements

                Que les hommes en voudront faire :

L’innocence leur doit un mépris éternel,

                Lorsque l’âme droite et sincère

Dans ses replis secrets n’a rien de criminel.

 

Quand on souffre pour moi les injustes discours,

La plus dure souffrance a de charmants retours,

                Qui sentent la béatitude :

L’humble qui se confie en son dieu plus qu’en soi

                Jamais n’y trouve rien de rude,

Et relève d’autant son espoir et sa foi.

 

Plusieurs parlent beaucoup sans être bien instruits,

Et leur témérité sème tant de faux bruits,

                Qu’on croit fort peu tant de paroles :

Ne conçois donc, mon fils, ni chagrin ni courroux

                Pour leurs discernements frivoles,

Puisqu’il n’est pas en toi de satisfaire à tous.

 

Paul même, dont l’ardente et vive charité

Se donnait avec tous tant de conformité

                Qu’il était tout à tout le monde,

Ne put si bien conduire un si noble dessein,

                Que sa vertu la plus profonde

Ne passât pour un crime au tribunal humain.

 

Bien qu’il n’épargnât rien pour le salut d’autrui,

Bien qu’il fît sans relâche autant qu’il fût en lui,

                Bien qu’en lui tout fût exemplaire,

Il ne put empêcher que de mauvais esprits

                Ne fissent de quoi qu’il pût faire

Un jugement sinistre et d’injustes mépris.

 

Il remit tout à Dieu, qui connaissait le tout,

Et quoique assez souvent on le poussât à bout

                Par la calomnie et l’outrage,

Contre tous les auteurs de tant d’indignité

                Les armes que prit son courage

Furent sa patience et son humilité.

 

Au gré de leur caprice ils eurent beau parler,

Ils eurent beau mentir, médire, quereller,

                À se taire il mit sa défense ;

Ou si de temps en temps sa bouche l’entreprit,

                Ce fut de peur que son silence

Ne laissât du scandale en quelque faible esprit.

 

Peux-tu donc te connaître, et prendre quelque effroi

De quoi que puisse dire un mortel comme toi,

                Qui comme toi n’est que poussière ?

Tu le vois aujourd’hui tout près de t’accabler,

                Et dès demain un cimetière

Cachera pour jamais ce qui te fait trembler.

 

Tu le crains toutefois, tu pâlis devant lui ;

Mais veux-tu t’affranchir d’un si pressant ennui ?

                Chasse la crainte par la crainte :

Crains Dieu, crains son courroux ; et ton indigne peur,

                Par ces justes frayeurs éteinte,

Laissera rétablir le calme dans ton cœur.

 

Les injures ne sont que du vent et du bruit ;

Et quiconque t’en charge en a si peu de fruit,

                Qu’il te nuit bien moins qu’à soi-même :

Pour grand qu’il soit en terre, un Dieu voit ce qu’il fait,

                Et de son jugement suprême

Il ne peut éviter l’irrévocable effet.

 

Tiens-le devant tes yeux, à toute heure, en tout lieu,

Ce juge universel, ce redoutable Dieu,

                Et vis sans soin de tout le reste ;

Quoi qu’on t’ose imputer, ne daigne y repartir,

                Et dans un silence modeste

Trouve, sans t’indigner, l’art de tout démentir.

 

Tu paraîtras Peut-être en quelque occasion

Tout couvert d’infamie ou de confusion,

                Malgré ce grand art du silence ;

Mais ne t’en émeus point, n’en sois pas moins content,

                Et crains que ton impatience

Ne retranche du prix du laurier qui t’attend.

 

Quelque honte à ton front qui semble s’attacher,

Souviens-toi que mon bras peut toujours t’arracher

                À toute cette ignominie,

Que je sais rendre à tous suivant leurs actions,

                Et sur l’imposture punie

Élever la candeur de tes intentions.

 

 

 

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CHAPITRE XXXVII

 

 

 

De la pure et entière résignation de soi-même

pour obtenir la liberté du cœur.

 

 

 

« Quitte-toi, mon enfant, et tu me trouveras ;

Prépare-toi sans choix à quoi que je t’envoie,

Sans aucun propre amour, sans aucun embarras

De ce qui peut causer ta douleur ou ta joie :

Tu gagneras beaucoup en quittant tout ainsi,

Ma grâce remplira la place du souci,

                Plus forte et mieux accompagnée ;

                Et je te la ferai sentir,

Sitôt qu’entre mes mains ton âme résignée

                Ne voudra plus se revêtir. »

 

        Pour arriver où ta bonté m’invite,

        Pour tant de biens qu’elle m’offre à gagner,

        Combien de fois me dois-je résigner ?

        En quoi faut-il, Seigneur, que je me quitte ?

 

« En tout, mon fils, en tout, et partout, et toujours,

Aux points les plus petits, aux choses les plus grandes ;

Je n’en excepte rien : si tu veux mon secours,

Tout dépouillé de tout il faut que tu l’attendes.

Tu ne peux autrement te donner tout à moi,

Et je ne puis non plus me donner tout à toi,

                Si tu réserves quelque chose :

                Je veux l’âme, je veux le corps,

Sans que jamais en toi ta volonté dispose

                Ni du dedans ni du dehors.

 

« D’autant plus promptement que par ce grand effort

Tu brises de ta chair le honteux esclavage,

D’autant plus tôt en toi le vieil Adam est mort,

Et le nouveau succède avec plus d’avantage.

Résigne-toi surtout avec sincérité,

Si tu veux obliger ma libéralité

                À t’en payer avec usure :

                Elle aime à prodiguer mes biens,

Mais l’effort qu’elle y fait souvent prend sa mesure

                Sur la plénitude des tiens.

 

« J’en vois se résigner avec retranchement,

De la moitié du cœur se remettre en ma garde,

Et ne s’assurer pas en moi si fortement

Qu’ils ne veuillent pourvoir à ce qui les regarde.

Quelques autres d’abord m’offrent bien tous leurs vœux,

Mais la tentation marche à peine vers eux

                Qu’ils font retraite vers eux-mêmes ;

                Et leur courage rabattu,

Cherchant d’autres appuis que mes bontés suprêmes,

                N’avance point en la vertu.

 

« Ni ceux-ci ni ceux-là n’arriveront jamais

À la liberté vraie, inébranlable, entière,

À cette pure joie, à cette ferme paix

Qu’entretient dans les cœurs ma grâce familière.

C’est peu que d’élever jusque-là son désir,

À moins que de soumettre à tout mon bon plaisir

        Son âme pleinement captive ;

        Et sans s’immoler chaque jour,

On ne conserve point l’union fruitive

        Que donne le parfait amour.

 

« Je te l’ai déjà dit, je te le dis encor,

Quitte, résigne-toi, déprends-toi de toi-même,

Et tu posséderas ce précieux trésor,

Ce calme intérieur, qui fuit tout ce qui s’aime.

Donne-moi tout pour tout, ne forme aucun désir,

Ne redemande rien, n’envoie aucun soupir

        Vers ce tout que pour moi tu quittes :

        Tiens enfin ton cœur tout en moi ;

Et moi, qui paye enfin par delà les mérites,

        Je me donnerai tout à toi.

 

« Ainsi tu seras libre, et l’ange ténébreux

Ne te pourra jamais réduire en servitude ;

Mais n’épargne ni soins, ni prières, ni vœux,

Pour ce digne avant-goût de la béatitude.

Ce plein dépouillement des soucis superflus,

Te laissant nu dans l’âme, ainsi que je le fus,

        Te rendra digne de me suivre ;

        Et par un bienheureux transport

Tu sauras en moi-même éternellement vivre,

        Sitôt qu’en toi tu seras mort.

 

« Alors disparaîtront tous ces fantômes vains

Qui t’obsèdent partout de leurs folles images,

Cet inutile amas d’empressements mondains,

Ces troubles qui chez toi font de si grands ravages.

La crainte immodérée, et l’amour déréglé,

Ces infâmes tyrans de ton cœur aveuglé,

        Verront leur force dissipée ;

        Et leur nuit faisant place au jour,

Celle qu’ils y tenaient sera toute occupée

        Par ma crainte et par mon amour. »

 

 

 

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CHAPITRE XXXVIII

 

 

 

De la bonne conduite aux choses extérieures

et du recours à Dieu dans les périls.

 

 

 

Quelque chose, mon fils, qui t’occupe au dehors,

Conserve le dedans vraiment libre et tranquille,

Et te souviens toujours que de ces deux trésors

La conquête est pénible, et la perte facile.

En tout temps, en tous lieux, en toutes actions,

Ce digne épurement de tes intentions

Doit garder sur toi-même une puissance égale,

T’élever au-dessus de tous les biens humains,

Sans permettre jamais que ton cœur se ravale

Sous l’objet de tes yeux, ou l’œuvre de tes mains.

 

Ainsi, maître absolu de tout ce que tu fais,

Et non plus de tes sens le sujet ou l’esclave,

Tu te verras partout affranchi pour jamais

De ce qui t’importune et de ce qui te brave.

Tu quitteras l’Égypte en véritable Hébreu,

Qu’à travers les déserts la colonne de feu

Guide, sans s’égarer, vers la terre promise ;

Et de tous ennemis tes exploits triomphants

Passeront, en dépit de toute leur surprise,

Au partage que Dieu destine à ses enfants.

 

Mais ces enfants de Dieu, sais-tu bien ce qu’ils sont ?

Pour être de leur rang, sais-tu ce qu’il faut être ?

Sais-tu quelle est leur vie, et quels projets ils font ?

À quelle digne marque il te les faut connaître ?

De tout ce qui du siècle attire l’amitié

Ces esprits épurés se font un marchepied,

Pour voir d’autant plus près l’éclat des biens célestes ;

Et leur constance est telle à conduire leurs yeux,

Que quoi qui se présente à leurs regards modestes,

Le gauche est pour la terre, et le droit pour les cieux.

 

Bien loin que des objets le dangereux attrait

Jusqu’à l’attachement abaisse leur courage,

Ils savent ramener par un contraire effet

Leur plus flatteuse amorce au bon et saint usage :

En vain un vieil abus en grossit le pouvoir ;

Ils savent les réduire au sincère devoir

Que l’auteur souverain leur a voulu prescrire ;

Et comme en faisant tout il n’a rien négligé,

Ils savent rejeter sous un si juste empire

Tout ce qu’un long désordre en aurait dégagé.

 

Tiens-toi ferme au-dessus de tous événements :

Que leur extérieur ne puisse te surprendre ;

Et jamais de ta chair ne prends les sentiments

Sur ce qu’on te fait voir, ou qu’on te fait entendre.

De peur d’être ébloui par leur illusion,

Fais ainsi que Moïse à chaque occasion,

Viens consulter ton Dieu sur toute ta conduite :

Sa réponse souvent daignera t’éclairer,

Et tu n’en sortiras que l’âme mieux instruite

De tout ce qui se passe, ou qu’il faut espérer.

 

Ce grand législateur qui publiait mes lois

Ainsi sur chaque doute entrait au tabernacle,

Sur chaque question il écoutait ma voix,

Et mes avis reçus, il prononçait l’oracle.

De quelques grands périls qu’il fût embarrassé,

Quelques séditions dont il se vît pressé,

Il fit de l’oraison son recours ordinaire :

Entre, entre à son exemple au cabinet du cœur,

Et pour tirer de moi le conseil nécessaire,

Du zèle en tes besoins redouble la ferveur.

 

Josué son disciple, et les fils d’Israël

Dont l’imprudence aveugle excéda ces limites,

Pour n’avoir pas ainsi consulté l’éternel,

Se virent abusés par les Gabaonites :

Le flatteur apparat d’un discours affecté,

S’étant saisi d’abord de leur crédulité,

Mit la compassion où la haine était due ;

Ils perdirent des biens qui leur étaient promis,

Et le charme imposteur de leur pitié déçue

Dedans leur propre sein sauva leurs ennemis.

 

 

 

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CHAPITRE XXXIX

 

 

 

Que l’homme ne doit point s’attacher

avec empressement à ses affaires.

 

 

 

 « Mon fils, entre mes mains remets toujours ta cause :

Je saurai bien de tout ordonner en son temps ;

Sans ennui, sans murmure attends que j’en dispose,

Et je ferai trouver à tes désirs contents

            Plus d’avantage en toute chose

            Que toi-même tu n’en prétends. »

 

Je vous remets le tout, Seigneur, sans répugnance ;

Je vous remets le tout ; et plus j’ose y penser,

Plus je vois qu’en effet je ne suis qu’impuissance,

Et que tous mes efforts ne peuvent m’avancer.

 

Plût à votre bonté que l’âme peu touchée

De tout ce qui peut suivre ou tromper son désir,

Je la pusse à toute heure offrir bien détachée

Aux ordres souverains de votre bon plaisir !

 

« Mon fils, l’homme est changeant, et souvent il s’emporte

Avec empressement vers ce qu’il veut avoir :

Tant qu’il ne l’obtient pas, sa passion est forte ;

Mais quelque estime enfin qu’il veuille en concevoir,

            Il en juge d’une autre sorte,

            Sitôt qu’il est en son pouvoir.

 

« Dans tout ce qu’il possède il voit moins de mérite ;

Une flamme nouvelle éteint le premier feu ;

Du propre attachement l’inconstance l’agite ;

Un désir fait de l’autre un soudain désaveu,

            Et ce n’est pas peu qu’on se quitte

            Même dans les choses de peu.

 

« C’est l’abnégation, mais sincère et parfaite,

Qui peut seule affermir son instabilité :

Qui se bannit de soi trouve en moi sa retraite ;

L’esclavage qu’il prend devient sa liberté,

            Et dans la perte qu’il a faite

            Il rencontre sa sûreté.

 

« Mais ce vieil ennemi de la nature humaine

De tes meilleurs desseins cherche à gâter le fruit ;

Et tout impatient de renouer ta chaîne,

Pour rétablir en toi son empire détruit,

            Il tient les ruses de sa haine

            En embuscade jour et nuit.

 

« Il étale à tes sens des douceurs sans pareilles,

Qu’eux-mêmes prennent soin de te faire goûter ;

Il cache tous ses lacs sous de fausses merveilles,

Pour voir si par surprise il t’y pourra jeter ;

            Et sans l’oraison et les veilles

            Tu ne les saurais éviter. »

 

 

 

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CHAPITRE XL

 

 

 

Que l’homme n’a rien de bon de soi-même

et ne se peut glorifier d’aucune chose.

 

 

 

Seigneur, qu’est-ce que l’homme, et dans ton souvenir

Qui lui donne le rang que tu l’y fais tenir ?

Que sont les fils d’Adam, que sont tous leurs mérites,

Pour attirer chez eux l’honneur de tes visites ?

Que t’a fait l’homme enfin, que ta grâce pour lui

Aime à se prodiguer, et lui servir d’appui ?

Ai-je lieu de m’en plaindre avec quelque justice,

Quand elle m’abandonne à mon propre caprice ?

Et puis-je à ta rigueur reprocher quelque excès,

Quand toute ma prière obtient peu de succès ?

 

C’est bien alors à moi d’avouer ma faiblesse ;

C’est à moi de penser et de dire sans cesse :

« Seigneur, je ne suis rien, je ne puis rien de moi,

« Et je n’ai rien de bon, s’il ne me vient de toi. »

 

Mes défauts sont si grands, mon impuissance est telle,

Qu’elle a vers le néant une pente éternelle.

À moins que ton secours me relève le cœur,

À moins que ta bonté ranime ma langueur,

Qu’elle daigne au dedans me former et m’instruire,

Mes plus ardents efforts ne peuvent rien produire,

Et mon infirmité retrouve en un moment

La tiédeur, le désordre et le relâchement.

 

Toi seul, toujours le même et toujours immuable,

Te soutiens dans un être à jamais perdurable,

Toujours bon, toujours saint, toujours juste, et toujours

Dispensant saintement ton bienheureux secours.

Ta bonté, ta justice agit en toutes choses,

Et de tout et partout sagement tu disposes ;

Mais pour moi, qui toujours penche plus fortement

Vers l’imperfection que vers l’avancement,

Je n’ai pas un esprit toujours en même assiette :

Il cherche, il craint, il fuit, il embrasse, il rejette,

Et son meilleur état, par un triste retour,

Est sujet à changer plus de sept fois le jour.

 

Tous mes maux toutefois rencontrent leur remède,

Aussitôt qu’il t’a plu d’accourir à mon aide ;

Et pour faire à mon âme un bonheur souverain,

Tu n’as qu’à lui prêter, qu’à lui tendre la main.

Tu le peux, ô mon Dieu, de ta volonté pure,

Sans emprunter le bras d’aucune créature :

Tu me peux de toi seul si bien fortifier,

Que mon âme n’ait plus de quoi se défier,

Que ma constante ardeur ne tourne plus en glace,

Que mon sort affermi ne change plus de face,

Et que mon cœur enfin, plein de zèle et de foi,

Ainsi que dans son centre ait son repos en toi.

 

Ah ! si jamais ce cœur pouvait bien se défaire

Des consolations que la terre suggère,

Soit pour mieux faire place aux célestes faveurs

Qui font naître ici-bas et croître les ferveurs,

Soit par ce grand besoin qui réduit ma faiblesse

À la nécessité d’implorer ta tendresse,

Puisque dans les malheurs où je me sens couler

Il n’est aucun mortel qui puisse consoler,

Alors certes, alors j’aurait pleine matière

D’espérer de ta grâce une abondance entière,

Et de m’épanouir à ces charmes nouveaux

Dont je verrais ta main adoucir mes travaux.

 

C’est de toi, mon sauveur, c’est de toi, source vive,

Que se répand sur moi tout le bien qui m’arrive.

Je ne suis qu’un néant bouffi de vanité,

Je ne suis qu’inconstance et qu’imbécillité ;

Et quand je me demande un titre légitime

D’où prendre quelque gloire, et chercher quelque estime,

Je vois, pour tout appui de mes plus hauts efforts,

Le néant que je suis, et le rien d’où je sors,

Et que fonder sa gloire ainsi sur le rien même,

C’est une vanité qui va jusqu’à l’extrême.

 

Ô vent pernicieux ! ô poison des esprits !

Que le monde sait peu ton véritable prix !

Ô fausse et vaine gloire ! ô dangereuse peste,

Qui n’es rien qu’un néant, mais un néant funeste !

Tes décevants attraits retirent tous nos pas

Du chemin où la vraie étale ses appas,

Et l’âme, de ton souffle indignement souillée,

Des grâces de son maître est par toi dépouillée.

Oui, notre âme, Seigneur, tout ton portrait qu’elle est,

Commence à te déplaire alors qu’elle se plaît,

Et son avidité pour de vaines louanges

La prive des vertus qui l’égalaient aux anges.

 

On peut se réjouir et se glorifier,

Mais ce n’est qu’en toi seul qu’il faut tout appuyer ;

En toi seul, non en soi, qu’il faut prendre sans cesse

La véritable gloire et la sainte allégresse,

Rapporter à toi seul, et non à sa vertu,

Le plus solide éclat dont on soit revêtu,

Louer en tous ses dons l’auteur de la nature,

Et ne voir que lui seul en toute créature.

 

Je le veux, ô mon dieu, si je fais quelque bien,

Pour en louer ton nom qu’on supprime le mien,

Que l’univers entier par de communs suffrages

Sur le mépris des miens élève tes ouvrages,

Que même en celui-ci mon nom soit ignoré

Afin que le tien seul en soit mieux adoré,

Que ton Saint-Esprit seul en ait toute la gloire,

Sans que louange aucune honore ma mémoire,

Et que puisse à mes yeux s’emparer qui voudra

De la plus douce odeur que mon vers répandra.

 

En toi seul est ma gloire, en toi seul est ma joie,

Et quoi que l’avenir en ma faveur déploie,

Je les veux prendre en toi, sans faire vanité

Que du sincère aveu de mon infirmité.

 

C’est aux juifs, c’est aux cœurs que ta grâce abandonne,

À chercher cet honneur qu’ici l’on s’entre-donne :

Ils peuvent y courir avec empressement,

Sans que je porte envie à leur aveuglement.

La gloire que je cherche, et l’honneur où j’aspire,

C’est celle, c’est celui que fait ton saint empire,

Qu’à tes vrais serviteurs départ ta seule main,

Et qui ne peut souffrir aucun mélange humain.

Ces honneurs temporels qui rendent l’âme vaine,

Ces orgueilleux dehors de la grandeur mondaine,

À ta gloire éternelle une fois comparés,

Ne sont qu’amusements de cerveaux égarés.

 

Ô vérité suprême et toujours adorable,

Miséricorde immense et toujours ineffable,

Je ne réclame point dans ma fragilité

D’autre miséricorde ou d’autre vérité.

 

À toi, trinité sainte, espoir du vrai fidèle,

À toi pleine louange, à toi gloire immortelle !

Puisse tout l’univers, puisse tout l’avenir,

Toute l’éternité te louer et bénir !

Ce sont là tous mes vœux, c’est là tout l’avantage

Que mes faibles travaux demandent en partage,

Trop heureux si l’éclat de mon plus digne emploi

Laisse mon nom obscur pour rejaillir sur toi !

 

 

 

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CHAPITRE XLI

 

 

 

Du mépris de tous les honneurs.

 

 

 

               « Ne prends point de mélancolie

De voir qu’à tes vertus on refuse leur prix,

Qu’un autre est dans l’estime, et toi dans le mépris,

Qu’on l’honore partout, durant qu’on t’humilie.

Lève les yeux au ciel, lève-les jusqu’à moi,

Et tout ce que la terre ose juger de toi

Ne te donnera plus aucune inquiétude :

Tu ne sentiras plus de mouvements jaloux,

Et ce ravalement qui te semblait si rude

N’aura plus rien en soi qui ne te semble doux. »

 

Il est tout vrai, Seigneur ; mais cette chair fragile

De ses aveuglements aime l’épaisse nuit,

Et de la vanité l’amorce est si subtile,

               Qu’en un moment elle séduit.

 

À bien considérer la chose en sa nature,

Je ne mérite amour, ni pitié, ni support ;

Et quoi qu’on m’ait pu faire, aucune créature

               Ne m’a jamais fait aucun tort.

 

Mes plaintes auraient donc une insolence extrême,

Si j’osais t’accuser de trop de dureté,

Et qu’ainsi j’imputasse à la justice même

               Une injuste sévérité.

 

Mon crime a dû forcer toutes les créatures

À me persécuter, à s’armer contre moi,

Et quiconque m’accable ou d’opprobre ou d’injures,

               N’en fait qu’un légitime emploi.

 

À moi la honte est due, à moi l’ignominie ;

Leur plus durable excès ne peut trop me punir :

À toi seul la louange et la gloire infinie

               Dans tous les siècles à venir.

 

Prépare-toi, mon âme, à souffrir sans tristesse

Les mépris des méchants et ceux des gens de bien,

À me voir ravalé jusqu’à cette bassesse,

               Que même on ne me compte à rien.

 

Enfin de ton orgueil éteins les moindres restes,

Ou n’espère autrement de paix en aucun lieu,

Ni de stabilité, ni de clartés célestes,

               Ni d’union avec ton Dieu.

 

 

 

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CHAPITRE XLII

 

 

 

Qu’il ne faut point fonder sa paix

sur les hommes, mais sur Dieu,

et s’anéantir en soi-même.

 

 

 

               Si la douceur de vivre ensemble,

               D’avoir les mêmes sentiments,

Te fait de ton repos asseoir les fondements

Sur ceux de qui l’humeur à la tienne ressemble,

Quelque sûr que tu sois de leur fidélité,

               Toute cette tranquillité,

Que tes yeux éblouis trouvent si bien fondée,

               Ne sera qu’une vaine idée

Que suivront l’embarras et l’instabilité.

 

               Mais si ton zèle invariable

               Réunit ses désirs flottants

À cette vérité qui parmi tous les temps

Demeure toujours vive et toujours immuable,

Qu’un ami parte ou meure, ou que son cœur léger

               Ose même te négliger,

Ni son triste départ, ni sa perte imprévue,

               Ni même son change à ta vue,

N’auront rien dont jamais tu daignes t’affliger.

 

               En moi seul doit être établie

               Cette sincère affection,

Qui n’ayant pour objet que la perfection,

Par aucun changement ne peut être affaiblie.

Tous ceux que leur bonté donne lieu d’estimer,

               Et chez qui tu vois s’enflammer

Et l’amour des vertus et la haine des vices,

               Je veux bien que tu les chérisses,

Mais ce n’est qu’en moi seul que tu les dois aimer.

 

               L’amitié la plus assurée

               Tient de moi toute sa valeur :

Tu n’en peux voir sans moi qu’une fausse couleur,

Qui n’est ni d’aucun prix ni d’aucune durée.

Son ardeur n’a jamais aucuns louables feux,

               Que soumis à ce que je veux ;

Et tu ne saurait voir dans toute la nature

               D’union bien solide et pure,

Si de ma propre main je n’en ai fait les nœuds.

 

               Ces vrais amis que je te donne,

               Ces unions que je te fais,

Doivent me résigner si bien tous tes souhaits,

Que tu sois mort à tout sitôt que je l’ordonne.

Je veux avoir ton cœur tout entier en ma main,

               Par un détachement si plein,

Qu’autant qu’il est en toi ta sainte inquiétude

               Aspire à cette solitude

Qui te doit retrancher de tout commerce humain.

 

               Quiconque me choisit pour maître,

               Et ne cherche qu’à me gagner,

M’approche d’autant plus qu’il sait mieux s’éloigner

Des consolations que les hommes font naître :

Plus dans leur folle estime il se trouve compris,

               Plus il ravale de son prix,

Et va d’autant plus haut vers ma grandeur suprême,

               Qu’il descend plus bas en lui-même,

Et se tient abîmé dans le propre mépris.

 

               Mais une âme présomptueuse,

               Qui s’ose imputer quelque bien,

Se refuse à ma grâce, et ne se porte à rien

Où toute sa chaleur ne soit infructueuse :

Elle ferme la porte à ma bénignité

               Par son aveugle vanité,

Puisque du Saint-Esprit les faveurs prévenantes,

               Les entières, les triomphantes,

N’entrent jamais au cœur que par l’humilité.

 

               Homme, si tu pouvais apprendre

               L’art de te bien anéantir,

De bien purger ce cœur, d’en bien faire sortir

Ce que l’amour terrestre y peut jeter de tendre ;

Si tu savais, mon fils, pratiquer ce grand art,

               Tu verrais bientôt de ma part

S’épandre au fond du tien l’abondance des grâces,

               Et tes actions les plus basses

Sauraient jusqu’à mon trône élever ton regard.

 

               Une affection mal conçue

               Dérobe tout l’aspect des cieux ;

Et quand la créature a détourné tes yeux,

Tu perds tout aussitôt le créateur de vue.

Sache te vaincre en tout, et partout te dompter,

               Sache pour lui tout surmonter,

Bannis tout autre amour, coupes-en les racines,

               Et les connaissances divines

À leurs plus hauts degrés te laisseront monter.

 

               Ne dis point que c’est peu de chose,

               Ne dis point que c’est moins que rien,

À qui ton âme prête un moment d’entretien,

Sur qui par échappée un coup d’œil se repose :

Ce peu, ce moins que rien, quand son amusement

               Attire trop d’empressement,

Quand trop de complaisance à ce coup d’œil s’attache,

               Imprime aux vertus une tache,

Et retarde l’esprit du haut avancement.

 

 

 

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CHAPITRE XLIII

 

 

 

Contre la vaine science du siècle,

et de la vraie étude du chrétien.

 

 

 

               Défends ton cœur de ton oreille ;

               Souvent une fausse merveille

               Entre par elle et te surprend :

               Ne t’émeus donc point, et n’admire,

               Quoi que les hommes puissent dire

               De beau, de subtil, ou de grand.

Mon royaume n’est pas pour ces brillants frivoles

Dont l’humaine éloquence orne ses fictions ;

Il se donne aux vertus, et non pas aux paroles,

Et fuit les beaux discours sans bonnes actions.

 

               Ma seule parole sacrée

               Est celle à qui tu dois l’entrée ;

               C’est elle qui te doit charmer ;

               C’est elle qui verse dans l’âme

               Les ardeurs de la sainte flamme

               Qui seule s’y doit allumer.

Elle éclaire l’esprit par des rayons célestes,

Elle jette les cœurs dans la componction,

Et répand sur l’aigreur des maux les plus funestes

En cent et cent façons ma consolation.

 

               Jamais à lire ne t’anime

               Par un vain désir qu’on t’estime

               Plus habile homme, ou plus savant :

               De cette ambitieuse étude

               L’inépuisable inquiétude

               Ne produit jamais que du vent.

Sache dompter tes sens, sache amortir tes vices,

Et de cette science espère plus de fruit

Que si de tout autre art les épineux caprices

T’avaient laissé percer leur plus obscure nuit.

 

               Quand tu saurais par ta lecture

               Connaître toute la nature,

               Tu n’as qu’un point à retenir :

               Un seul principe est nécessaire ;

               On a beau dire, on a beau faire,

               C’est là qu’il en faut revenir.

C’est moi seul qui dépars la solide science ;

C’est de mes seuls trésors que je la fais couler,

Et j’en prodigue plus à l’humble confiance

Que tout l’esprit humain ne t’en peut étaler.

 

               Oui, le cœur humble qui m’adore,

               Le cœur épuré que j’honore

               De mon amoureux entretien,

               Abonde bientôt en sagesse,

               Et s’avance en la haute adresse

               Qui mène l’esprit au vrai bien.

Malheur, malheur à ceux qui se laissant conduire

Aux désirs empressés d’un curieux savoir,

En l’art de me servir dédaignent de s’instruire,

Et veulent ignorer leur unique devoir !

 

               Un jour viendra que le grand maître,

               Le grand roi se fera paraître,

               Armé de foudres et d’éclairs ;

               Qu’assis sur un trône de gloire,

               Il rappellera la mémoire

               De ce qu’aura fait l’univers :

Il faudra voir alors quelle est votre science,

Savants ; il entendra votre leçon à tous,

Et sur cet examen de chaque conscience

Un moment réglera sa grâce ou son courroux.

 

               Alors on verra sa lumière

               De Jérusalem toute entière

               Éplucher jusqu’au moindre trait ;

               Alors les plus obscures vies,

               Dans les ténèbres éclaircies,

               Ne trouveront plus de secret.

Les grands raisonnements de ces langues disertes

N’auront force ni poids en cette occasion :

La parole mourra dans les bouches ouvertes,

Et cédera la place à la confusion.

 

               Plus une âme est humiliée,

               Plus elle s’est étudiée

               À ce noble ravalement,

               D’autant mieux cette ferme base

               Soutient la haute et sainte extase

               Où je l’élève en un moment.

C’est alors qu’en secret une de mes paroles

Lui fait comprendre mieux ce qu’est l’éternité,

Que si toute la poudre et le bruit des écoles

Avaient lassé dix ans son assiduité.

 

               J’instruis, j’inspire, j’illumine ;

               J’explique toute ma doctrine

               Sans aucun embarras de mots,

               Sans que les âmes balancées

               D’aucunes confuses pensées

               En perdent jamais le repos.

Jamais des vains degrés la pompe imaginaire

De son faste orgueilleux n’embrouille mes savants,

Et les rusés détours d’un argument contraire

Ne leur tendent jamais de pièges décevants.

 

               Ainsi je montre, ainsi j’enseigne

               Comme il faut que l’homme dédaigne

               Toutes les douceurs d’ici-bas,

               Qu’il néglige les temporelles,

               Qu’il n’aspire qu’aux éternelles,

               Qu’il ne goûte que leurs appas :

J’enseigne à fuir l’honneur, à souffrir le scandale ;

Pour but, pour seul espoir j’enseigne à me choisir ;

J’enseigne à me chérir d’une ardeur sans égale,

J’enseigne à ramasser en moi tout son désir.

 

               Un grand dévot m’a su connaître,

               Sans en consulter d’autre maître

               Que le feu qui sut l’enflammer :

               Il dit des choses admirables

               De mes attributs ineffables,

               Et n’avait appris qu’à m’aimer.

Il dégagea son cœur de toute la nature,

Et se fit bien plus docte en quittant tout ainsi,

Que s’il eût attaché jusqu’à la sépulture

Sur des subtilités un long et vain souci.

 

               Ma façon d’instruire est diverse :

               Je parle aux uns et les exerce

               Sur des préceptes généraux ;

               Je parle à d’autres à l’oreille

               Du secret de quelque merveille,

               Ou du choix de quelques travaux ;

Je ne me montre aux uns que sous quelque figure

Qui leur fait doucement comprendre ma bonté,

Et sur d’autres j’épands cette lumière pure

Qui fait voir le mystère avec pleine clarté.

 

               Les livres à leur ouverture

               Offrent à tous même lecture,

               Mais non pas même utilité :

               J’en suis au dedans l’interprète,

               Et seul à seul dans la retraite

               J’en explique la vérité.

Je pénètre les cœurs, je vois dans les pensées,

J’excite, je prépare aux bonnes actions,

Et je tiens mes faveurs plus ou moins avancées,

Suivant qu’on fait profit de mes instructions.

 

 

 

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CHAPITRE XLIV

 

 

 

Qu’il ne faut point s’embarrasser des choses extérieures.

 

 

 

               Mon fils, il est bon d’ignorer

               Beaucoup de choses qui se passent,

               Et de ne point considérer

               Mille événements qui s’entassent.

Sois comme mort sur terre, et par le saint emploi

De cette indifférence en mérites féconde,

Tiens-toi crucifié pour les choses du monde,

Et les choses du monde autant de croix pour toi.

 

               Fais la sourde oreille à ces bruits

               Que roule un indiscret murmure,

               Et pense les jours et les nuits

               Au repos que je te procure.

Il est beaucoup meilleur de retirer tes yeux

De tout ce qui te choque ou qui te peut déplaire,

Que d’être tout de feu sur un avis contraire,

Pour un frivole honneur de raisonner le mieux.

 

               Laisse à chacun son sentiment :

               Qu’il parle et discoure à sa mode ;

               Tiens ton cœur en moi fortement,

               Et fuis ce débat incommode.

Comme mes jugements ne sont jamais déçus,

Préfère leur conduite à la prudence humaine ;

Attaches-y ta vue, et tu verras sans peine

Que dans tes démêlés un autre ait le dessus.

 

À quelle extrémité, Seigneur, vont nos malheurs !

La perte temporelle est digne de nos pleurs :

Pour un peu d’intérêt on court, on se tourmente ;

Mais ce qui touche l’âme, on le laisse au hasard,

Et l’oubli d’heure en heure à tel point s’en augmente,

Qu’on n’y jette qu’à peine un coup d’œil sur le tard.

 

On cherche avec chaleur ce qui ne sert de rien ;

On n’a d’yeux qu’en passant pour le souverain bien ;

Ce qui n’importe plaît ; le nécessaire gêne :

Tout l’homme aisément glisse et s’échappe au dehors ;

Et si le repentir soudain ne le ramène,

Il se livre avec joie aux appétits du corps.

 

 

 

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CHAPITRE XLV

 

 

 

Qu’il ne faut pas croire toutes personnes,

et qu’il est aisé de s’échapper en paroles.

 

 

 

Envoie à mon secours tes bontés souveraines,

Seigneur, contre les maux qui m’ont choisi pour but,

Puisqu’en vain je mettrais aux amitiés humaines

                       L’espoir de mon salut.

 

Ô mon Dieu, qu’ici-bas j’ai trouvé d’infidèles

Dont je m’imaginais occuper tous les soins !

Et que j’ai rencontré de véritables zèles

                       Où j’en croyais le moins !

 

En vain donc on voudrait fonder quelque espérance

Sur l’effet incertain de leur douteuse foi,

Et les justes jamais ne trouvent l’assurance

                       De leur salut qu’en toi.

 

Que sous tes ordres saints notre esprit se captive

Jusqu’à tout recevoir d’un sentiment égal,

Et bénir ton saint nom de quoi qui nous arrive

                       Ou de bien ou de mal.

 

Nous n’y contribuons qu’un importun mélange

De faiblesse, d’erreur, et d’instabilité,

Qui des meilleurs desseins nous fait prendre le change

                       Avec facilité.

 

Quelqu’un applique-t-il à toute sa conduite

Une âme si prudente, un esprit si réglé,

Que souvent il ne voie ou cette âme séduite,

                       Ou cet esprit troublé ?

 

Mais qui sur ton vouloir forme sa patience,

Qui simplement te cherche, et n’a point d’autre espoir,

Qui remet en toi seul toute sa confiance,

                       N’est pas si prompt à choir.

 

Quelque pressé qu’il soit du malheur qui l’accable,

Sitôt que vers le ciel tu l’entends soupirer,

Ton bras étend sur lui cette main secourable

                       Qui l’en sait retirer.

 

Rien ne le fait gémir dont tu ne le consoles,

Et quiconque en ta grâce espère jusqu’au bout

Reçoit enfin l’effet de tes saintes paroles,

                       Et triomphe de tout.

 

Il est rare de voir qu’un ami persévère

Dans nos afflictions jusqu’à l’extrémité,

Et nous aide à porter toute notre misère

                       Sans être rebuté.

 

Toi seul es cet ami, fidèle, infatigable,

Que de nos intérêts rien ne peut détacher,

Et toute autre amitié n’a rien de si durable

                       Qu’il en puisse approcher.

 

Oh ! Que cette âme sainte avait sujet de dire :

« J’ai pour base mon Dieu, pour appui Jésus-Christ ;

En lui seul je me fonde, en lui seul je respire

                       Et m’affermis l’esprit ! »

 

Si je lui ressemblais, j’aurais moins d’épouvante

Des jugements du monde et de tout son pouvoir,

Et les traits les plus forts d’une langue insolente

                       Ne pourraient m’émouvoir.

 

Mais qui pourra, Seigneur, par sa propre sagesse

Pressentir tous les maux qui doivent arriver ?

Et si quelqu’un le peut, aura-t-il quelque adresse

                       Qui puisse l’en sauver ?

 

Ah ! Si ce qu’en prévoit la prudence ou la crainte

Abat encor souvent toute notre vigueur,

Que font les imprévus, et quelle rude atteinte

                       N’enfoncent-ils au cœur ?

 

En vain pour me flatter je me le dissimule,

Il me fallait des miens prévenir mieux l’effet,

Et je ne devais pas une âme si crédule

                       Aux rapports qu’on m’a faits.

 

Mais l’homme est toujours homme, et les vaines louanges

Le dépouillent si peu de sa fragilité,

Que ceux même qu’on nomme et qu’on croit de vrais anges

                       Ne sont qu’infirmité.

 

Qui croirai-je que toi, vérité souveraine,

Qui jamais n’es déçue et ne peux décevoir ?

Qui prendrai-je que toi dans cette course humaine

                       Pour règle à mon devoir ?

 

L’homme est muable et faible, et ses discours frivoles

Portent l’impression de son dérèglement :

Il se méprend et trompe ; et surtout en paroles

                       Il s’échappe aisément.

 

Aussi ne doit-on pas donner prompte croyance

À tout ce qui d’abord semble la mériter,

Et ce qu’il dit de vrai laisse à la défiance

                       De quoi s’inquiéter.

 

Tu m’avertis assez de ses lâches pratiques,

Tu m’en instruis assez, Seigneur, quand tu me dis

Qu’il faut que je m’en garde, et que nos domestiques

                       Sont autant d’ennemis ;

 

Qu’il n’est pas sûr de croire à quiconque vient dire :

« Mon avis est le bon, l’infaillible est le mien » ;

Et que tel en décide avec un plein empire,

                       Qui souvent ne sait rien.

 

Je ne l’ai que trop vu, Seigneur, pour mon dommage ;

Et puissé-je en former quelques saintes terreurs

Qui ne me laissent pas égarer davantage

                       Dans mes folles erreurs !

 

Par une impertinente et fausse confidence,

Quelqu’un me dit un jour : « Écoute, sois discret,

« Et conserve en ton cœur sous un profond silence

                       « Le fruit de mon secret. »

 

À peine je promets de cacher le mystère,

Qu’il trouve de sa part le silence fâcheux,

Me quitte, va conter ce qu’il m’oblige à taire,

                       Et nous trahit tous deux.

 

Préserve-moi, Seigneur, de ces gens tous de langues,

De ces illusions d’un esprit inconstant,

Garde partout le mien de leurs folles harangues,

                       Et moi d’en faire autant.

 

Daigne mettre en ma bouche une parole vraie,

Qui soit pleine de force et de stabilité ;

Et ne souffre jamais que ma langue s’essaie

                       À la duplicité.

 

Accorde à ma faiblesse assez de prévoyance

Pour aller au-devant du mal qui peut s’offrir,

Et détourner les maux que sans impatience

                       Je ne pourrais souffrir.

 

Qu’il est bon de se taire, et qu’en paix on respire,

Quand de parler d’autrui soi-même on s’interdit,

Sans être prompt à croire, ou léger à redire

                       Plus qu’on ne nous a dit !

 

Une seconde fois, qu’il est bon de se taire,

De n’ouvrir tout son cœur à personne qu’à toi,

Et n’abandonner pas aux rapports qu’on vient faire

                       Une indiscrète foi !

 

Qu’heureux est, ô mon Dieu ! Qu’heureux est qui souhaite

Que ton seul bon plaisir soit partout accompli,

Qu’au dedans, qu’au dehors ta volonté soit faite,

                       Et ton ordre rempli !

 

Que ta grâce en un cœur se trouve en assurance

Alors qu’à fuir l’éclat il met tous ses efforts,

Et qu’il sait dédaigner cette vaine apparence

                       Qu’on admire au dehors !

 

Qu’une âme à ton vouloir saintement asservie

Ménage bien les dons que lui fait ta faveur,

Lorsqu’elle applique tout à corriger sa vie,

                       Ou croître sa ferveur !

 

La gloire du mérite un peu trop épandue

A fait perdre à plusieurs les trésors qu’ils ont eus,

Et j’ai vu la louange un peu trop tôt rendue

                       Gâter bien des vertus.

 

Mais quand la grâce en nous demeure bien cachée,

Elle redouble en fruits, en forces, en appas,

Et secourt d’autant mieux une vie attachée

                       À d’éternels combats.

 

 

 

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CHAPITRE XLVI

 

 

 

De la confiance qu’il faut avoir en Dieu

quand on est attaqué de paroles.

 

 

 

Eh bien ! On te querelle, on te couvre d’injures ;

La calomnie est grande et te remplit d’effroi :

Veux-tu rompre aisément ses pointes les plus dures ?

Affermis ton espoir et ta constance en moi.

Ne t’inquiète point de ces discours frivoles ;

Les paroles enfin ne sont que des paroles,

Que des sons parmi l’air vainement dispersés ;

Elles peuvent briser quelques âmes de verre,

                       Et ne tombent point sur la pierre

                       Que leurs traits n’en soient émoussés.

 

Quand leur plus gros déluge insolemment t’accable,

Sache faire profit de son plus vaste effort ;

Songe à te corriger, si tu te sens coupable,

Songe à souffrir pour moi, si rien ne te remord.

C’est du moins qu’il te faille endurer quelque chose

D’un conte qui te blesse, ou d’un mot qui t’impose,

Toi que de rudes coups auraient bientôt lassé,

Et qui verrais bientôt tes forces chancelantes

                       Sous les épreuves violentes

                       Par où tant de saints ont passé.

 

D’où vient que pour si peu le chagrin te dévore,

Qu’un mot jusqu’en ton cœur va trouver ton défaut,

Si ce n’est que la chair, qui te domine encore,

Te fait considérer l’homme plus qu’il ne faut ?

C’est le mépris humain que ton âme appréhende,

Qui soulève ce cœur contre la réprimande,

Lors même qu’elle est due à ta légèreté :

C’est là ce qui te force à chercher quelque ruse,

                       Qui sous une mauvaise excuse

                       Mette à couvert ta lâcheté.

 

Examine-toi mieux, et quoi qu’on t’ose dire,

Descends jusqu’en toi-même, et vois ce que tu crains :

Tu verras que le monde encore en toi respire

Avec le vain souci d’agréer aux mondains.

Craindre pour tes défauts qu’on ne te mésestime,

Que la confusion sur ton front ne s’imprime,

C’est montrer que ton cœur s’est mal sacrifié,

Que tu n’as point encor d’humilité profonde,

                       Et que tu n’es ni mort au monde,

                       Ni lui pour toi crucifié.

 

Mais écoute, mon fils, écoute ma parole,

Et dix mille d’ailleurs ne te pourront toucher,

Quand même la malice e sa plus noire école

Forgerait tous leurs dards pour te les décocher :

Qu’à son choix contre toi le mensonge travaille,

Laisse-le s’épuiser, prise moins qu’une paille

Toute l’indignité dont il te veut couvrir :

Que te peut nuire enfin une telle tempête ?

                       Est-il un cheveu sur ta tête

                       Dont elle puisse t’appauvrir ?

 

Ceux qui vers le dehors poussant toute leur âme,

N’ont ni d’yeux au dedans, ni Dieu devant les yeux,

Sensibles jusqu’au fond aux atteintes du blâme,

Frémissent à toute heure, et tremblent en tous lieux ;

Mais ceux dont la sincère et forte patience

Porte jusqu’en moi seul toute sa confiance,

Et ne s’arrête point au propre sentiment,

Ceux-là craignent si peu ces discours de la terre,

                       Que jamais leur plus rude guerre

                       Ne les fait pâlir un moment.

 

Tu dis qu’il est fâcheux de voir la calomnie

De la vérité même emprunter les couleurs,

Que la plus juste gloire en demeure ternie,

Et peut des plus constants tirer quelques douleurs ;

Mais que t’importe enfin, si tu m’as pour refuge ?

N’en suis-je pas au ciel l’inévitable juge,

Qui vois sans me tromper comme tout s’est passé ?

Et pour le châtiment, et pour la récompense,

                       Ne sais-je pas qui fait l’offense,

                       Et qui demeure l’offensé ?

 

Rien ne va sans mon ordre, et c’est moi qui t’envoie

Ce mot que contre toi lancent tes ennemis :

Je veux qu’ainsi des cœurs le secret se déploie,

Et tout ce qui t’arrive, exprès je l’ai permis.

Tu verras quelque jour mon arrêt équitable

Séparer l’innocent d’avecque le coupable,

Et rendre à tous les deux ce qu’ils ont mérité :

Cependant il me plaît qu’en secret ma justice

                       De l’un éprouve la malice,

                       Et de l’autre la fermeté.

 

Tout ce que l’homme ici te rend de témoignage

Est sujet à l’erreur et périt avec lui ;

La vérité des miens leur fait cet avantage

Qu’ils sont au bout des temps les mêmes qu’aujourd’hui.

Je les cache souvent, et fort peu de lumières

Savent en pénétrer les ténèbres entières ;

Mais l’erreur n’entre point dans leur obscurité,

Et dans le même instant qu’on y trouve à redire,

                       L’âme bien éclairée admire

                       Leur inconcevable équité.

 

Il faut donc me remettre à juger chaque chose,

Et sur le propre sens jamais ne s’appuyer :

C’est ainsi que le juste, à quoi que je l’expose,

Ne sent rien qui le trouble ou le puisse ennuyer.

Quoique la calomnie élève à sa ruine

De ses noirs attentats la plus forte machine,

Il en attend le coup sans aucun tremblement ;

Et si quelqu’un l’excuse, et prenant sa défense

                       Fait triompher son innocence,

                       Sa joie est sans emportement.

 

Il prend peu de souci de la honte et du blâme ;

Il sait que j’en connais les injustes efforts,

Que je sonde le cœur, que je vois toute l’âme,

Et ne m’éblouis point des plus brillants dehors :

Il me voit au-dessus de la fausse apparence,

Et reconnaît par là quelle est la différence

Du jugement de l’homme et de mon jugement,

Et que souvent mes yeux regardent comme un crime

                       Ce que trouve digne d’estime

                       Son aveugle discernement.

 

                       Seigneur, qui par de vifs rayons

                       Pénétrez chaque conscience,

                       Juste juge, en qui nous voyons

                       Et la force et la patience,

                       Tu sais quelle fragilité,

                       Quelle pente à l’impureté

                       Suit partout la nature humaine :

                       Daigne me servir de soutien,

                       Et sois la confiance pleine

                       Qui me guide au souverain bien.

 

                       Pour ne voir point de tache en moi,

                       Mon innocence n’est pas sûre ;

                       Tu vois bien plus que je ne vois,

                       Tu fais bien une autre censure :

                       Aussi devrais-je avec douceur

                       M’humilier sous la noirceur

                       De tous les défauts qu’on m’impute ;

                       Et souffrir d’un esprit remis,

                       Lors même qu’on me persécute

                       Pour ce que je n’ai point commis.

 

                       Pardon, mon cher sauveur, pardon,

                       Quand j’en use d’une autre sorte ;

                       Ne me refuse pas le don

                       D’une patience plus forte.

                       Ta miséricorde vaut mieux,

                       Pour rencontrer grâce à tes yeux

                       Dans l’excès de ton indulgence,

                       Qu’une apparente probité

                       Ne peut servir à la défense

                       De la secrète infirmité.

 

                       Quand un long amas de vertus

                       M’érigerait un haut trophée

                       Sur tous les vices abattus

                       Et la convoitise étouffée,

                       Ces vertus n’auraient pas de quoi

                       Me justifier devant toi,

                       Quelque mérite qui les suive :

                       Il y faut encor ta pitié,

                       Puisque sans elle homme qui vive

                       À tes yeux n’est justifié.

 

 

 

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CHAPITRE XLVII

 

 

 

Que pour la vie éternelle

il faut endurer les choses les plus fâcheuses.

 

 

 

Ne te rebute point, mon fils, de ces travaux

Que l’ardeur de ton zèle entreprend pour ma gloire ;

Ne te laisse jamais abattre sous les maux

Qui te veulent des mains enlever la victoire.

En quelque triste état que leur rigueur t’ait mis,

               Songe à ce que je t’ai promis,

Reprends cœur là-dessus, espère, et te console :

Je rendrai tes désirs pleinement satisfaits,

Et j’ai toujours de quoi dégager ma parole

               Par l’abondance des effets.

 

Tu n’auras point ici longtemps à te lasser,

Tes douleurs n’y sont pas d’une éternelle suite :

Un peu de patience, et tu verras passer

Ce torrent de malheurs où ta vie est réduite.

Un jour, un jour viendra que ce rude attirail

               De soins, de troubles, de travail,

Fera place aux douceurs de la paix désirée :

Cependant souviens-toi que les maux les plus grands

Ne sont que peu de chose, et de peu de durée,

               Quand ils cessent avec le temps.

 

Applique à me servir une assiduité

Qui de ce que tu dois jamais ne se dispense ;

Travaille dans ma vigne avec fidélité,

Et je serai moi-même enfin ta récompense.

Écris, lis, chante, prie, et gémis tout le jour,

               Garde le silence à son tour,

Supporte avec grand cœur tous les succès contraires :

Leur plus longue amertume aura de doux reflux,

Et la vie éternelle a d’assez grands salaires

               Pour être digne encor de plus.

 

Oui, tu verras un jour finir tous ces ennuis ;

Dieu connaît ce grand jour, qu’autre ne peut connaître :

Tu ne verras plus lors ni les jours ni les nuits,

Comme ici tu les vois, s’augmenter ou décroître ;

D’une clarté céleste un long épanchement

               Fera briller incessamment

D’un rayon infini la splendeur ineffable ;

Et d’une ferme paix le repos assuré

Versera dans ton cœur le calme invariable

               Que ces maux t’auront procuré.

 

Tu ne diras plus lors : « Qui pourra m’affranchir

De la mort que je traîne, et des fers que je porte ? »

Tu ne crieras plus lors : « Faut-il ainsi blanchir ?

Faut-il voir prolonger mon exil de la sorte ? »

La mort, précipitée aux gouffres du néant,

               N’aura plus ce gosier béant,

Dont tout ce qui respire est l’infaillible proie ;

Et la santé sans trouble et sans anxiété

N’y laissera goûter que la parfaite joie

               D’une heureuse société.

 

Que ne peux-tu, mon fils, percer jusques aux cieux,

Pour y voir de mes saints la couronne éternelle,

Les pleins ravissements qui brillent dans leurs yeux,

Le glorieux éclat dont leur front étincelle !

Voyant ces grands objets d’un injuste mépris

               En remporter un si haut prix,

Eux qu’à peine le monde a crus dignes de vivre,

Ta sainte ambition les voudrait égaler,

Te réglerait sur eux, et saurait pour les suivre

               Jusqu’en terre te ravaler.

 

Tous les abaissements te sembleraient si doux,

Qu’en haine des honneurs où ta folie aspire,

Tu choisirais plutôt d’être soumis à tous,

Que d’avoir sur un seul quelque reste d’empire.

Les beaux jours de la vie et les charmes des sens,

               Pour toi devenus impuissants,

Te laisseraient choisir ce mépris en partage :

Tu tiendrais à bonheur d’être persécuté,

Et tu regarderais comme un grand avantage

               Le bien de n’être à rien compté.

 

Si tu pouvais goûter toutes ces vérités,

Si jusque dans ton cœur elles étaient empreintes,

Tout un siècle de honte et de calamités

Ne t’arracherait pas un seul moment de plaintes :

Tu dirais qu’il n’est rien de si laborieux

               Que, pour un prix si glorieux,

Il ne faille accepter, sitôt qu’on le propose,

Et que perdre ou gagner le royaume de Dieu,

Quoi qu’en jugent tes sens, n’est pas si peu de chose,

               Qu’il faille y chercher un milieu.

 

Lève donc l’œil au ciel pour m’y considérer,

Vois-y mes saints assis au-dessus du tonnerre,

Après tant de tourments soufferts sans murmurer,

Après tant de combats qu’ils ont rendus sur terre.

Ces illustres vainqueurs des tribulations

               Goûtent les consolations

D’une joie assurée et d’un repos sincère :

Assis à mes côtés sans trouble et sans effroi,

Ils règnent avec moi dans le sein de mon père,

               Et vivront sans fin avec moi.

 

 

 

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CHAPITRE XLVIII

 

 

 

Du jour de l’éternité, et des angoisses de cette vie.

 

 

 

Ô séjour bienheureux de la cité céleste,

Où de l’éternité le jour se manifeste,

Jour que jamais n’offusque aucune obscurité,

Jour qu’éclaire toujours l’astre de vérité,

Jour où sans cesse brille une joie épurée,

Jour où sans cesse règne une paix assurée,

Jour toujours immuable et dont le saint éclat

Jamais ne dégénère en un contraire état !

Que déjà ne luit-il ! Et pour le laisser luire

Que ne cessent les temps de perdre et de produire !

Que déjà ne fait place à ce grand avenir

Tout ce qu’ici leur chute avec eux doit finir !

Il luit, il luit déjà, mais sa vive lumière

Aux seuls hôtes du ciel se fait voir toute entière.

Tant que nous demeurons sur la terre exilés,

Il n’en tombe sur nous que des rayons voilés ;

L’éloignement confond ou dissipe l’image

De ce qui s’en échappe au travers d’un nuage,

Et tout ce qu’à nos yeux il est permis d’en voir,

Ce sont traits réfléchis qu’en répand un miroir.

 

Ces habitants du ciel en savent les délices,

Tandis qu’en ces bas lieux nous traînons nos supplices,

Et qu’un accablement d’amertume et d’ennuis

De nos jours les plus beaux faits d’effroyables nuits.

Ces jours, que le temps donne et dérobe lui-même,

Longs pour qui les connaît, et courts pour qui les aime,

Ont pour l’un et pour l’autre un tissu de malheurs

D’où naissent à l’envi l’angoisse et les douleurs.

Tant que l’homme en jouit, que de péchés le gênent !

Combien de passions l’assiègent ou l’enchaînent !

Que de justes frayeurs, que de soucis cuisants

Lui déchirent le cœur et brouillent tous les sens !

La curiosité de tous côtés l’engage ;

La folle vanité le tient en esclavage ;

Enveloppé d’erreurs, atterré de travaux,

Entre mille ennemis pressé de mille assauts,

Le repos l’affaiblit, et le plaisir l’énerve ;

Tout le cours de sa vie a des maux de réserve ;

Le riche par ses biens n’en est pas exempté,

Et le pauvre a pour comble encor sa pauvreté.

 

Quand verrai-je, Seigneur, finir tant de supplices ?

Quand cesserai-je d’être un esclave des vices ?

Quand occuperas-tu, toi seul, mon souvenir ?

Quand mettrai-je ma joie entière à te bénir ?

Quand verrai-je en mon cœur une liberté sainte,

Sans aucun embarras, sans aucune contrainte ?

Et quand ne sentirai-je en mes ardents transports

Rien qui pèse à l’esprit, rien qui gêne le corps ?

Quand viendra cette paix, et profonde et solide,

Où la sûreté règne, où ton amour préside,

Paix dedans et dehors, paix sans anxiétés,

Paix sans trouble, paix ferme enfin de tous côtés ?

 

Doux sauveur de mon âme, hélas ! Quand te verrai-je ?

Quand m’accorderas-tu ce dernier privilège ?

Quand te pourront mes yeux contempler à loisir,

Te voir en tout, partout, être mon seul désir ?

Quand te verrai-je assis sur ton trône de gloire,

Et quand aurai-je part aux fruits de ta victoire,

À ce règne sans fin, que ta bénignité

Prépare à tes élus de toute éternité ?

 

Tu sais que je languis, abandonné sur terre

Aux cruelles fureurs d’une implacable guerre,

Où toujours je me trouve en pays ennemi,

Où rien ne me console après avoir gémi,

Où de mon triste exil les suites importunes

Ne sont qu’affreux combats et longues infortunes.

 

Modère les rigueurs de ce bannissement,

Verse en mes déplaisirs quelque soulagement :

Tu sais que c’est pour toi que tout mon cœur soupire ;

Tu vois que c’est à toi que tout mon cœur aspire ;

Le monde m’est à charge, et ne fait que grossir

Ce fardeau de mes maux qu’il tâche d’adoucir :

Ni de lui ni de moi je ne dois rien attendre ;

Je veux te posséder, et ne te puis comprendre ;

Je forme à peine un vol pour m’attacher aux cieux,

Qu’un souci temporel le ravale en ces lieux ;

Et de mes passions les forces mal domptées

Me rendent aux douceurs qu’elles m’avaient prêtées :

L’esprit prend le dessus, mais le poids de la chair

Jusqu’au-dessous de tout me force à trébucher.

Ainsi je me combats et me pèse à moi-même,

Ainsi de mon dedans le désordre est extrême :

La chair rappelle en bas, quand l’esprit tire en haut,

Et la faible partie est celle qui prévaut.

 

Que je souffre, Seigneur, quand mon âme élevée

Jusqu’aux pieds de son dieu qui l’a faite et sauvée,

Un damnable escadron de sentiments honteux

Vient troubler sa prière et distraire ses vœux !

 

Toi, qui seul de mes maux tiens en main le remède,

En ces extrémités n’éloigne pas ton aide,

Et ne retire point par un juste courroux

Le bras qui seul pour moi peut rompre tous leurs coups.

Lance du haut du ciel un éclat de ta foudre,

Qui dissipe leur force et les réduise en poudre ;

Précipite sur eux la grêle de tes dards ;

Rends-les à leur néant d’un seul de tes regards,

Et renvoie aux enfers, comme souverain maître,

Ces fantômes impurs que leur prince fait naître.

 

D’autre côté, Seigneur, recueille en toi mes sens,

Ranime, réunis mes désirs languissants ;

Fais qu’un parfait oubli des choses de la terre

Tienne à couvert mon cœur de toute cette guerre ;

Ou si par quelque embûche il se trouve surpris,

Fais que par les efforts d’un prompt et saint mépris

Il rejette soudain ces délices fardées

Dont le vice blanchit ses plus noires idées.

 

Viens, viens à mon secours, suprême vérité,

Que je ne donne entrée à quelque vanité ;

Viens, céleste douceur, viens occuper la place,

Et toute impureté fuira devant ta face.

 

Cependant fais-moi grâce, et ne t’offense pas

Si dans le vrai chemin je fais quelques faux pas,

Si quelquefois de toi mon oraison s’égare,

Si quelque illusion malgré moi m’en sépare ;

Car enfin, je l’avoue à ma confusion,

Je ne cède que trop à cette illusion :

L’ombre d’un faux plaisir follement retracée

S’empare à tous moments de toute ma pensée ;

Je ne suis pas toujours où se trouve mon corps ;

Souvent j’occupe un lieu dont mon cœur est dehors ;

Et mon extravagance emportant l’infidèle,

Je suis bien loin de moi quand il est avec elle.

 

L’homme, sans y penser, pense à ce qu’il chérit,

Ainsi que l’œil de soi tourne à ce qui lui rit.

Ce qu’aime la nature ou qui plaît par l’usage,

C’est ce qui le plus tôt nous offre son image,

Et l’offre rarement, que notre esprit touché

Ne s’attache sans peine où le cœur est penché.

 

Aussi ta bouche même a bien voulu me dire

Qu’où je mets mon trésor, là mon âme respire :

Si je le mets au ciel, il m’est doux d’y penser ;

Si je le mets au monde, il m’y sait rabaisser ;

De ses prospérités je fais mon allégresse,

Et ses coups de revers excitent ma tristesse.

 

Si les plaisirs des sens saisissent mon amour,

Ce qui peut les flatter m’occupe nuit et jour ;

Si j’aime de l’esprit la parfaite science,

Je fais mon entretien de tout ce qui l’avance :

Enfin tout ce que j’aime et tout ce qui me plaît

Me tient comme enchaîné par un doux intérêt,

J’en parle avec plaisir, avec plaisir j’écoute

Tout ce qui peut m’instruire à marcher dans sa route,

Et j’emporte chez moi l’image avec plaisir

De tout ce qui chatouille et pique mon désir.

 

Qu’heureux est donc, ô Dieu, celui dont l’âme pure

Bannit, pour t’aimer seul, toute la créature,

Qui se fait violence, et n’osant s’accorder

Rien de ce que lui-même aime à se demander,

De la chair et des sens tellement se défie,

Qu’à force de ferveur l’esprit les crucifie !

C’est ainsi qu’en son cœur rétablissant la paix,

Sur le mépris du monde élevant ses souhaits,

Il t’offre une oraison, il t’offre des louanges

Dignes de se mêler à celles de tes anges,

Puisqu’en lui ton amour par ses divins transports

Étouffe le terrestre et dedans et dehors.

 

 

 

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CHAPITRE XLIX

 

 

 

Du désir de la vie éternelle,

et combien d’avantages sont promis à ceux qui combattent.

 

 

 

Lorsque tu sens, mon fils, s’allumer dans ton cœur

Un désir amoureux de la béatitude,

Qu’il soupire après moi d’une douce langueur,

Pour me voir sans ombrage et sans vicissitude ;

Quand tu le sens pousser d’impatients transports

Pour se voir affranchi de la prison du corps,

Et contempler de près mes clartés infinies :

Ouvre ton âme entière à cette ambition,

Et porte de ce cœur les forces réunies

À ce que veut de toi cette inspiration.

 

Surtout, quand tu reçois cet amoureux désir,

Souviens-toi de m’en rendre un million de grâces,

À moi dont la bonté daigne ainsi te choisir,

Te daigne ainsi tirer d’entre les âmes basses.

C’est moi dont la clémence abaisse ma grandeur

Jusqu’à te visiter, et faire cette ardeur

Qui jusque dans ton sein de là-haut s’est coulée ;

C’est moi qui jusqu’à moi t’élève et te soutiens,

De peur que par ton poids ton âme ravalée

N’embrasse, au lieu de moi, la terre dont tu viens.

 

Ni tes efforts d’esprit, ni ceux de ta ferveur

N’enfantent ce désir qu’il me plaît de produire :

Il est un pur effet de ma haute faveur,

De mon aspect divin qui sur toi daigne luire.

Sers-t’en pour t’avancer avec facilité

Au chemin des vertus et de l’humilité ;

Fais qu’aux plus grands combats sans peine il te prépare ;

Fais que jusqu’en mon sein il te puisse ravir,

Qu’il t’y puisse attacher sans que rien t’en sépare,

Ni refroidisse en toi l’ardeur de me servir.

 

Le feu brûle aisément, mais il est malaisé

Que sa pointe aille haut sans un peu de fumée :

Ainsi de quelques-uns le zèle est embrasé,

En qui l’impureté n’est pas bien consumée.

Un reste mal détruit de leurs engagements

Attiédit la chaleur des bons élancements

Sous les tentations que la chair leur suggère ;

Et ces vœux qu’à toute heure ils m’offrent en tribut

Ne sont pas tous conçus purement pour me plaire,

N’ont pas tous mon honneur pour leur unique but.

 

Les tiens mêmes, les tiens, dont l’importunité

Avec tant de chaleur souvent me sollicite,

Et presse les effets de ma bénignité

Par le sincère aveu de ton peu de mérite :

Tes vœux, dis-je, souvent, sans s’en apercevoir,

Couvrant ton intérêt de cet humble devoir,

Cherchent ta propre joie, aussi bien que ma gloire,

Et ce peu qui s’y joint de propre affection

Leur imprime aussitôt une tache assez noire

Pour les tenir bien loin de la perfection.

 

Demande donc, mon fils, demande fortement,

Non ce qui t’est commode et te doit satisfaire,

Mais un succès pour moi, mais un événement

Qui me soit glorieux et digne de me plaire.

Si d’un esprit bien sain tu sais régler tes vœux,

Tu sauras les soumettre à tout ce que je veux,

Sans rien considérer de ce que tu désires,

Et préférer si bien mon ordre à ton désir,

Que tu ne parles plus, ni penses, ni respires,

Que pour suivre le choix de mon seul bon plaisir.

 

Je sais de ce désir quel est le digne objet,

À gémir si souvent je vois ce qui t’engage,

Et comme tes soupirs ne vont pas sans sujet,

J’entends du haut du ciel leur plus secret langage.

Un dédain de la terre, une sainte fierté

Te voudraient déjà voir dans cette liberté

Qu’assure à mes élus le séjour de la gloire :

Il charme ton esprit ici-bas captivé,

Et sera quelque jour le prix de ta victoire ;

Mais le temps, ô mon fils, n’en est pas arrivé.

 

Avant ce temps heureux un autre est à passer,

Un temps tout de combats, et tout d’inquiétudes,

Un temps où les travaux ne doivent point cesser,

Un temps plein de malheurs, et d’épreuves bien rudes.

Tu languis cependant, et tes ardents souhaits

Pour le bien souverain, pour la céleste paix,

Ont une impatience, ont une soif extrême :

Tu ne peux pas sitôt atteindre où tu prétends ;

Prie, espère, attends-moi, je suis ce bien suprême,

Mais mon royaume enfin ne viendra qu’en son temps.

 

Il faut encore en terre éprouver ta vertu ;

Il faut sous mille essais encor que tu soupires ;

Je saurai consoler ton esprit abattu,

Mais non pas à ton choix, ni tant que tu désires.

Montre un courage ferme à ce qui vient s’offrir,

Soit qu’il faille embrasser, soit qu’il faille souffrir

Des choses où tu sens la nature contraire :

Revêts un nouvel homme et dépouille le vieux,

Et pour faire souvent ce que tu hais à faire,

Et pour quitter souvent ce qui te plaît le mieux.

 

Tu pourras à toute heure être mal satisfait

Des inégalités dont la vie est semée :

Tous les projets d’un autre auront leur plein effet,

Tandis que tous les tiens s’en iront en fumée ;

Tu verras applaudir à tout son entretien,

Et ta voix à ses yeux n’être comptée à rien,

Quoiqu’à ton sentiment on dût la préférence ;

Tu verras sa demande aisément parvenir

Aux plus heureux succès qui flattent l’espérance,

Et tu demanderas sans pouvoir obtenir.

 

Des autres le grand nom sans mérite ennobli

Aura ce qui t’est dû de gloire et de louange,

Cependant que le tien traînera dans l’oubli,

S’il ne tombe assez bas pour traîner dans la fange ;

Ainsi que dans l’estime ils seront dans l’emploi,

Et l’injuste mépris que l’on aura pour toi

Te fera réputer serviteur inutile :

L’orgueil de la nature en voudra murmurer,

Et ce sera beaucoup, si ton esprit docile

Peut apprendre à se taire et toujours endurer.

 

C’est par là, mon enfant, qu’ici-bas il me plaît

D’éprouver jusqu’au bout le cœur du vrai fidèle,

Pour voir comme il renonce à son propre intérêt,

Comme il sait rompre en tout la pente naturelle.

Voir arriver sans trouble et supporter sans bruit

Tout ce qu’obstinément ta volonté refuit,

T’imputer à bonheur tout ce qui t’importune,

C’est le dernier effort d’un courage fervent,

Et tu ne verras point qu’aucune autre infortune

T’oblige à te mieux vaincre, ou mourir plus avant.

 

Surtout il t’est bien dur qu’on te veuille ordonner

Ce qui semble à tes yeux une injustice extrême,

Ce qui n’est bon à rien, ce qu’on peut condamner

Ainsi qu’un attentat contre la raison même.

À cause que tu vis sous le pouvoir d’autrui,

Il te faut, malgré toi, prendre la loi de lui,

Obéir à son ordre, et suivre son empire ;

Et c’est là ce qui fait tes plus cruels tourments,

Quand tu sens ta raison puissamment contredire,

Et qu’il faut accepter de tels commandements.

 

Mais ne pense pas tant à l’excès de ces maux,

Que tu ne puisses voir qu’un moment les termine,

Que leur fruit passe enfin la grandeur des travaux,

Et que la récompense en est toute divine.

Au lieu de t’être à charge, au lieu de t’accabler,

Ils sauront faire naître, ils sauront redoubler

La douceur nécessaire à soulager ta peine ;

Et ce moment d’effort dessus ta volonté

La rendra dans le ciel à jamais souveraine

Sur l’infini trésor de toute ma bonté.

 

Dans ces palais brillants que moi seul je remplis,

Tu trouveras sans peine en moi seul toutes choses,

Tu verras tes souhaits aussitôt accomplis,

Tu tiendras en ta main quoi que tu te proposes.

Toutes sortes de biens avec profusion

Y naîtront d’une heureuse et claire vision,

Sans crainte que le temps les change ou les enlève ;

Ton vouloir et le mien n’y seront qu’un vouloir,

Et tu n’y voudras rien qui hors de moi s’achève,

Ni dont ton intérêt s’ose seul prévaloir.

 

Là personne à tes vœux ne viendra résister ;

Personne contre toi ne formera de plainte ;

Tu n’y trouveras point d’obstacle à surmonter ;

Tu n’y rencontreras aucun sujet de crainte.

Les objets désirés s’offrants tout à la fois

N’y balanceront point ton amour ni ton choix

Sur les ébranlements de ton âme incertaine :

Tu posséderas tout sans besoin de choisir,

Et tu t’abîmeras dans l’abondance pleine,

Sans que la plénitude émousse le désir.

 

Là ma main libérale, épanchant le bonheur,

De tous maux en tous biens fera d’entiers échanges :

Pour l’opprobre souffert je rendrai de l’honneur,

Pour le blâme et l’ennui, d’immortelles louanges.

L’humble ravalement jusques au dernier lieu,

Relevé sur un trône au royaume de Dieu,

De ses soumissions recevra la couronne ;

L’aveugle obéissance aura ses dignes fruits,

Et les gênes qu’ici la pénitence donne

T’en feront là goûter qu’elles auront produits.

 

Range-toi donc, mon fils, sous le vouloir de tous,

Par une humilité de jour en jour plus grande ;

Trouve tout de leur part juste, facile, doux,

Et n’examine point qui parle ou qui commande :

Que ce soit ton sujet, ton maître, ou ton égal,

Qu’il te veuille du bien, ou te veuille du mal,

Reçois à cœur ouvert son ordre, ou sa prière ;

Entends même un coup d’œil, quand il s’adresse à toi ;

Porte à l’exécuter une franchise entière,

Et t’en fais aussitôt une immuable loi.

 

Que d’autres à leur gré sur différents objets

Attachent des désirs que le succès avoue ;

Qu’ils fassent vanité de tels ou tels projets ;

Que mille et mille fois le monde les en loue :

Toi, mets toute ta joie à souffrir les mépris ;

En mon seul bon plaisir unis tous tes esprits ;

Que de mon seul honneur ton âme soit ravie ;

Et souhaite surtout avec sincérité

Que soit que je t’envoie ou la mort ou la vie,

En tout ce que tu fais mon nom soit exalté.

 

 

 

_____

 

 

CHAPITRE L

 

 

 

Comment un homme désolé

doit se remettre entre les mains de Dieu.

 

 

 

Qu’à présent, qu’à jamais soit béni ton saint nom ;

La chose arrive ainsi que tu l’as résolue :

Tu l’as faite, ô mon Dieu ! Puisque tu l’as voulue,

               Et tout ce que tu fais est bon.

 

Ce n’est pas en autrui, ce n’est pas en soi-même

Que doit ton serviteur prendre quelque plaisir,

Mais en tous les succès que tu lui veux choisir,

               Mais en ta volonté suprême.

 

Toi seul remplis un cœur de vrai contentement,

Toi seul de mes travaux es le prix légitime ;

Et l’honneur que je cherche et l’espoir qui m’anime

               En toi seul ont leur fondement.

 

Que vois-je en moi, Seigneur, qu’y puis-je voir paraître

Que ce que tu dépars sans l’avoir mérité ?

Et ce que donne et fait ta libéralité,

               N’en es-tu pas toujours le maître ?

 

Je suis pauvre, fragile, assiégé de malheurs ;

Dès mes plus jeunes ans l’angoisse m’environne,

Et mon âme aux ennuis quelquefois s’abandonne

               Jusqu’à l’indignité des pleurs.

 

Souvent même, souvent, au milieu de mes larmes,

Ce que je souffre cède à ce que je prévois,

Et d’un triste avenir l’impitoyable effroi

               Me déchire à force d’alarmes.

 

Je souhaite ardemment la paix de tes enfants

Qu’ici-bas tu nourris de ta vive lumière,

Attendant que là-haut ta gloire toute entière

               Les rende a jamais triomphants.

 

Donne-moi cette paix, cette sainte allégresse :

Ta louange aisément suivra cette faveur ;

Et mes ennuis changés en heureuse ferveur

               N’auront que des pleurs de tendresse.

 

Mais si tu te soustrais, comme tu fais souvent,

Tu me verras soudain rebrousser en arrière,

Et sans pouvoir fournir cette sainte carrière,

               Gémir ainsi qu’auparavant.

 

Tu me verras, courbé sous ma propre impuissance,

De faiblesse et d’ennui tomber sur mes genoux,

Me battre la poitrine, et montrer à grands coups

               Combien je souffre en ton absence.

 

Qu’ils étaient beaux ces jours où sur tous mes travaux

Ta clarté répandait ses vives étincelles,

Où mon âme, à couvert sous l’ombre de tes ailes,

               Bravait les plus rudes assauts !

 

Maintenant une autre heure aux souffrances m’expose ;

Le moment est venu d’éprouver mon amour :

Père aimable, il est juste ; et je dois à mon tour

               Endurer pour toi quelque chose.

 

De toute éternité tu prévis ce moment

Qui m’abat au dehors durant un temps qui passe,

Pour me faire au dedans revivre dans ta grâce,

               Et t’aimer éternellement.

 

Il faut qu’un peu de temps je traîne dans la honte

Cet objet de mépris et de confusion ;

Que je semble tomber à chaque occasion

               Sous la langueur qui me surmonte.

 

Père saint, tu le veux ; mais ce n’est qu’à dessein

Que mon âme avec toi de nouveau se relève,

Et que du haut du ciel un nouveau jour achève

               De s’épandre au fond de mon sein.

 

Ton ordre est accompli, ta volonté suivie :

Je souffre, je languis, je vis dans le rebut,

Et je prends tous ces maux dont tu me fais le but

               Pour arrhes d’une heureuse vie.

 

Ce sont traits de ta grâce, et c’est ton amitié

Qui donne à tes amis à souffrir pour ta gloire,

Et ce qu’ose contre eux la fureur la plus noire

               Marque un effet de ta pitié.

 

Toutes les fois qu’ainsi ta bonté se déploie,

Ils nomment ces malheurs un bienheureux hasard,

Et n’examinent point quelle main les départ,

               Lorsque la tienne les envoie.

 

Seigneur, sans ton vouloir rien n’arrive ici-bas :

Il fait la pauvreté comme il fait l’abondance ;

Et les raisons de tout sont en ta providence,

               Que ce grand tout suit pas à pas.

 

Il est juste, il est bon qu’ainsi tu m’humilies,

Pour m’apprendre à marcher sous tes enseignements,

Et bannir de mon cœur les vains emportements

               De mes orgueilleuses folies.

 

Il m’est avantageux que mon front soit couvert

D’une confusion qui vers toi me rappelle,

Pour chercher mon refuge en ta main paternelle,

               Plutôt qu’en l’homme qui me perd.

 

J’en apprends à trembler sous l’abîme inscrutable

Que présente à mes yeux ton profond jugement,

Lorsque je vois ton bras frapper également

               Sur le juste et sur le coupable.

 

Bien que d’abord cet ordre ait de quoi m’étonner,

Il est l’équité même et la même justice,

Puisqu’il afflige l’un pour hâter son supplice,

               Et l’autre pour le couronner.

 

Quelles grâces, Seigneur, ne te dois-je point rendre

De ne m’épargner point les grâces des travaux,

Et de me prodiguer l’amertume des maux

               Dont le vrai bien se doit attendre !

 

Ces maux, à pleines mains sur ma tête versés,

À l’esprit comme au corps font sentir leurs atteintes,

Et dedans et dehors je porte les empreintes

               Des carreaux que tu m’as lancés.

 

L’angoisse et les douleurs deviennent mon partage,

Sans que rien sous le ciel m’en puisse consoler :

Toi seul les adoucis, toi seul y sais mêler

               Ce qui me soutient le courage.

 

Céleste médecin de ceux que tu chéris,

Ainsi jusqu’aux enfers tu mènes et ramènes ;

Tu nous ouvres le ciel par l’essai de leurs gênes ;

               Tu blesses, et puis tu guéris.

 

Étends sur moi, Seigneur, étends ta discipline ;

Décoche ces doux traits de ta sévérité,

Qui servent de remède à la fragilité

               Par leur instruction divine.

 

Me voici, père aimé, prêt à les recevoir :

Je m’incline et m’abats sous ta main amoureuse ;

Fais-lui prendre à ton gré ta verge rigoureuse

               Qui me rejette en mon devoir.

 

Ce corps bouffi d’orgueil, cette âme ingrate et vaine,

De leur propre vouloir courbent sous le fardeau ;

Frappe, et redresse-les au juste et droit niveau

               De ta volonté souveraine.

 

Fais de moi ton disciple humble, dévot, soumis,

Comme, quand il te plaît, ta coutume est d’en faire,

Afin que tous mes pas n’aillent qu’à satisfaire

               À ce que tu m’auras commis.

 

Une seconde fois frappe, je t’en convie,

Je me remets entier sous ta correction :

Elle est ici l’effet de ta dilection,

               Et de ta haine en l’autre vie.

 

Ne la réserve pas à ce long avenir :

Tu vois au fond du cœur jusqu’à la moindre tache,

Et dans la conscience il n’est rien qui te cache

               Ce que ta bonté doit punir.

 

Tu vois nos lâchetés avant qu’elles arrivent,

Et tu n’as point besoin qu’aucun te donne avis

Ni de quelle façon tes ordres sont suivis,

               Ni de quel air les hommes vivent.

 

Tu sais, et mieux que moi, quelles impressions

Me peuvent avancer en ton divin service,

Et combien est puissante à dérouiller le vice

               L’aigreur des tribulations.

 

Ne dédaigne donc pas cette âme pécheresse,

Toi qui vois mieux que tous son faible et son secret :

Fais-la se conformer à l’aimable décret

               De ton éternelle sagesse.

 

Fais-moi savoir, Seigneur, ce que je dois savoir,

Fais-moi ne rien aimer que ce qu’il faut que j’aime,

Louer tout ce qui plaît à ta bonté suprême,

               Et qui remplit un saint devoir.

 

Fais-moi n’estimer rien en toute la nature

Que ce qui devant toi conserve quelque prix ;

Fais-moi ne rien blâmer que ce qu’à tes mépris

               Expose sa propre souillure.

 

Ne me laisse juger biens ni maux apparents

Par cet extérieur qui n’a rien de solide,

Et ne souffre jamais que mon âme en décide

               Sur le rapport des ignorants.

 

Fais-moi d’un jugement simple, mais véritable,

Discerner le visible et le spirituel,

Et rechercher surtout d’un soin continuel

               Ce que veut ton ordre adorable.

 

Souvent le sens humain, d’erreurs enveloppé,

Précipite avec lui la prudence déçue,

Et l’amour qui s’attache à ce qu’offre la vue

               Est encor plus souvent trompé.

 

De quoi nous peut servir l’éloge qui nous flatte ?

Pour être mis plus haut en devient-on meilleur ?

Et reçoit-on son prix de la vaine couleur

               Dont une fausse gloire éclate ?

 

Je dois fuir qui m’en donne, ou ne le regarder

Que comme un abuseur qui séduit ce qu’il loue,

Un infirme insolent qui d’un faible se joue,

               Un aveugle qui veut guider.

 

La louange mal due aussi bien n’est qu’un conte

Que le peu de mérite en soi-même dédit,

Et qui donne au dehors beaucoup moins de crédit

               Qu’au dedans il ne fait de honte.

 

Il faut donc s’en défendre à toute heure, en tous lieux,

Puisqu’aucun après tout n’est ni grand ni louable,

Si l’humble Saint François en peut être croyable,

               Qu’autant qu’il l’est devant tes yeux.

 

 

 

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CHAPITRE LI

 

 

 

Qu’il faut nous appliquer aux actions extérieures et ravalées,

quand nous ne pouvons nous élever aux plus hautes.

 

 

 

Lorsque tu sens, mon fils, ton âme inquiétée

De voir tes bons désirs lâchement rabattus,

Apprends que la ferveur qu’allument les vertus

               N’est pas toujours de ta portée.

Tu ne peux pas toujours soutenir à ton gré

La contemplation dans le plus haut degré :

C’est en dépit de toi qu’ainsi tu te ravales ;

Et le honteux besoin que l’esprit a du corps,

Lui donnant malgré lui des heures inégales,

Malgré lui le rejette aux œuvres du dehors.

 

Telle est l’impression que fait ton origine

Sur la plus digne ardeur dont tu sois emporté ;

Tel est le sang impur et le suc infecté

               Que tu tires de ta racine :

Tu vois avec dégoût et souffres à regret

L’importune langueur et le fardeau secret

Dont t’accable une vie infirme et corruptible ;

Il le faut toutefois, et ton malheur est tel,

Que ce dégoût de l’âme y devient invincible,

Tant que pour sa prison elle a ce corps mortel.

 

Gémis donc, et souvent, sous le poids que t’impose

Une chair qui te lie à son être imparfait ;

Gémis des rudes lois que cette chair te fait ;

               Gémis des maux qu’elle te cause ;

Gémis de ne pouvoir avec un plein effort

Attacher ton étude à ce divin transport

Qui dégage l’esprit de toute la matière ;

Gémis de n’avoir pas assez de fermeté

Pour me donner sans cesse une âme toute entière,

Et sans relâche aucune admirer ma bonté.

 

Ne dédaigne pas lors ces actions plus basses

Où le corps s’exerçant l’âme en a tout le fruit,

Ces emplois du dehors où tu te sens conduit

               Par un doux reste de mes grâces.

Attends en patience, attends l’heureux retour

Qui du plus haut du ciel rappelant mon amour,

Reportera chez toi les biens de ma visite ;

Et ne murmure point de cette aridité

Qui saisissant ton cœur sitôt que je le quitte,

Le tient comme en exil dans son infirmité.

 

Il est mille actions pour cette mauvaise heure

Qui peuvent adoucir et tromper ton chagrin,

Attendant que je vienne et qu’il me plaise enfin

               Rétablir chez toi ma demeure.

Je viendrai t’affranchir de tes anxiétés,

Et de tant de travaux pour mon nom supportés

Une solide joie éteindra la mémoire ;

Je me conformerai moi-même à tes souhaits,

Et te ferai goûter, pour essai de ma gloire,

Le calme intérieur d’une céleste paix.

 

J’ouvrirai devant toi le pré des écritures,

Afin qu’à cœur ouvert tes saints ravissements

Y courent le sentier de mes commandements

               Avec des intentions pures.

Alors, perçant de l’œil toute l’éternité,

Pour voir de ton bonheur la haute immensité,

Tu t’écrieras soudain : « Ah ! Qu’il est ineffable !

Seigneur, quelques tourments qu’il nous faille sentir,

Tout ce qu’on souffre ici n’a rien de comparable

À la gloire qu’un jour tu dois nous départir. »

 

 

 

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CHAPITRE LII

 

 

 

Que l’homme ne se doit point

estimer digne de consolation,

mais plutôt de châtiment.

 

 

 

Seigneur, si je m’arrête au peu que je mérite,

Je ne puis espérer tes consolations,

Ni que du haut du ciel ta secrète visite

Daigne adoucir l’aigreur de mes afflictions.

 

Je n’en fus jamais digne, et lorsque tu me laisses

Dénué, pauvre, infirme, impuissant, éperdu,

Tu ne fais que justice à mes lâches faiblesses,

Et ce triste abandon me rend ce qui m’est dû.

 

Quand de tout mon visage un océan de larmes

Pourrait à gros torrents incessamment couler,

Je n’aurais aucun droit au moindre de ces charmes

Que versent tes bontés quand tu viens consoler.

 

Après m’être noirci d’un million d’offenses,

M’être fait un rebelle à tes commandements,

Tu ne me peux devoir pour justes récompenses

Que d’âpres coups de fouet, et de longs châtiments.

 

Je l’avoue à ma honte ; et plus je m’examine,

Plus je découvre en moi cette indigne noirceur,

Qui ne peut mériter de ta faveur divine

Ni le moindre secours, ni la moindre douceur.

 

Mais toi, dont la bonté passe toute mesure

À prodiguer les biens dont ses trésors sont pleins,

Et qui dans cette indigne et vile créature

Considères encor l’ouvrage de tes mains ;

 

Toi, qui ne veux jamais que tes œuvres périssent,

Tu ne regardes point ce que j’ai mérité,

Et de ces grands vaisseaux qui jamais ne tarissent

Tu fais couler les dons de ta bénignité.

 

Tu les répands sur moi, Seigneur ; tu me consoles,

Non pas à la façon des hommes tels que nous :

Leurs consolations se bornent aux paroles ;

Les tiennes ont l’effet aussi prompt qu’il est doux.

 

Que t’ai-je fait, ô Dieu, daigne que ta clémence

M’envoie ainsi d’en haut un céleste rayon ?

Et qui me fait ainsi jouir de ta présence,

Moi qui ne me souviens d’avoir rien fait de bon ?

 

Je force ma mémoire à retracer ma vie,

Et n’y vois que désordre et que dérèglement,

Qu’une pente au péché honteusement suivie,

Qu’une morne langueur pour mon amendement.

 

C’est une vérité que je ne te puis taire ;

Et si mon impudence osait la dénier,

Tes yeux me convaincraient aussitôt du contraire,

Sans qu’aucun entreprît de me justifier.

 

Qu’ai-je pu mériter par cet amour du vice,

Que d’être mis au rang des plus grands criminels ?

Et si tu fais agir seulement ta justice,

Qu’aura-t-elle pour moi que des feux éternels ?

 

Je ne suis digne au plus que de voir sur ma face

L’opprobre et le mépris rejaillir à grands flots ;

Et c’est injustement que j’occupe une place

Dans cette maison sainte où vivent tes dévots.

 

Je veux bien contre moi rendre ce témoignage,

Quelque dur qu’il me soit d’entendre ce discours,

Afin que ta pitié plus aisément s’engage

À remettre mon crime et me prêter secours.

 

Tout confus que je suis de me voir si coupable,

Que dirai-je, sinon : « J’ai péché, mon sauveur,

« J’ai péché ; mais pardonne, et d’un œil pitoyable

« Regarde un criminel qui demande faveur ;

 

« Ne la refuse pas aux peines que j’endure,

« Et laisse-moi du moins plaindre un peu mes douleurs,

« Avant que je descende en cette terre obscure,

« Qu’enveloppe la mort de ses noires couleurs ? »

 

Ce que tu veux surtout d’une âme ensevelie

Dans cette juste horreur que lui fait son péché,

C’est que le cœur se brise, et qu’elle s’humilie

Sous le saint repentir dont ce cœur est touché.

 

Cette contrition humble, sincère, vraie,

Autorise l’espoir du pardon attendu,

Calme si bien l’esprit, ferme si bien sa plaie,

Que ta grâce lui rend ce qu’il avait perdu.

 

C’est une sauvegarde à l’âme pénitente

Contre l’ire future et l’effroyable jour :

Dieu vient au-devant d’elle, et remplit son attente

Par un baiser de paix qui rejoint leur amour.

 

C’est, ô Dieu tout-puissant, c’est l’heureux sacrifice

Qu’accepte à bras ouverts ton immense grandeur ;

Et tout l’encens du monde offert à ta justice

N’a point de quoi répandre une si douce odeur.

 

C’est l’onguent précieux, c’est le nard dont toi-même

As voulu qu’ici-bas l’homme embaumât tes pieds ;

Et jamais on n’a vu que ta bonté suprême

Ait dédaigné les vœux des cœurs humiliés.

 

C’est l’asile assuré contre la fière audace

Dont nos vieux ennemis osent nous assaillir ;

Par là de tout l’impur la souillure s’efface ;

Par là nous dépouillons tout ce qui fait faillir.

 

 

 

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CHAPITRE LIII

 

 

 

Que la grâce de Dieu est incompatible

avec le goût des choses terrestres.

 

 

 

Ma grâce est précieuse, et l’impur alliage

Des attraits du dehors et des plaisirs mondains,

Ces douceurs dont la terre empoisonne un courage,

Sont l’éternel objet de ses justes dédains :

Elle n’en souffre point l’injurieux mélange,

Et depuis qu’avec elle on pense les unir,

               Elle prend aussitôt le change,

Et leur cède le cœur qui les veut retenir.

 

Défais-toi donc, mon fils, de tout le corruptible,

Bannis bien loin de toi tout cet empêchement,

Si tu veux que ton cœur demeure susceptible

De ce qu’a de plus doux son plein épanchement.

Plongé dans la retraite, et seul avec toi-même,

Fais-en ton seul plaisir et ton unique bien ;

               Adore son auteur suprême,

Et fuis l’amusement de tout autre entretien.

 

Redouble à tous moments l’ardeur de ta prière,

Afin que je te donne un esprit recueilli,

Une pureté d’âme inviolable, entière,

Un tendre et long regret d’avoir longtemps failli :

Ne compte à rien le monde ; et quand cet infidèle

Par quelques hauts emplois émeut ta vanité,

               Préfère ceux où je t’appelle

À tout l’extérieur dont tu te vois flatté.

 

Tu ne peux contempler mes augustes mystères,

M’offrir une âme pure et des vœux innocents,

Et laisser tout ensemble aux douceurs passagères

Ce dangereux aveu de chatouiller tes sens.

Il faut qu’un saint exil, par un pieux divorce,

De tes plus chers amis sache te retrancher,

               Et rejette toute l’amorce

Des satisfactions qui viennent de la chair.

 

Ainsi Pierre autrefois, ce prince des apôtres,

Savait en éviter le piège décevant,

Et pour à son exemple attirer tous les autres,

Il les priait lui-même, et leur disait souvent :

« Contenez vos désirs, et marchez sur la terre

« Comme si vous étiez en pays étranger ;

                « Ce sont eux qui vous font la guerre,

« Et leur plus doux appas fait le plus grand danger. »

 

Oh ! Que l’homme à la mort porte de confiance,

Quand il n’a dans le monde aucun attachement,

Qu’il s’est dépris de tout, et que sa conscience

A su se faire un fort de ce retranchement !

Mais il n’est pas aisé, ni que l’esprit malade

Rompe ainsi tous les fers dont il est arrêté,

               Ni que la chair se persuade

Quels biens a de l’esprit l’entière liberté.

 

Il le faut toutefois, du moins si tu veux vivre

Ainsi qu’un vrai dévot, avec ordre, avec soin ;

Il te faut affranchir des assauts que te livre

Tout ce qui te regarde ou de près ou de loin :

Il est besoin surtout de vigilance extrême,

D’un cœur bien résolu, d’un courage affermi,

               Et de te garder de toi-même,

Comme de ton plus grand et plus fier ennemi.

 

Tout le reste aisément avouera sa défaite,

Si tu sais de toi-même une fois triompher :

Le combat est fini, la victoire est parfaite,

Quand l’amour-propre fuit, ou se laisse étouffer.

Qui se dompte à ce point qu’il tient partout soumise

Sa chair à sa raison, et sa raison à moi,

               Ne craint plus aucune surprise,

Et demeure le maître et du monde et de soi.

 

Oui, quand l’homme en est là, la bataille est gagnée ;

Mais pour y parvenir il faut bien commencer,

Avec force et courage empoigner la cognée,

Et jusqu’en la racine à grands coups l’enfoncer :

C’est ainsi qu’on détruit, c’est ainsi qu’on arrache

L’amour désordonné qu’on se porte en secret,

               Et c’est ainsi qu’on se détache

Et de l’intérêt propre, et de tout faux attrait.

 

De ce vice commun, de cet amour trop tendre

Où par sa propre main on se laisse enchaîner,

Coulent tous les désirs dont il se faut défendre,

S’élèvent tous les maux qu’il faut déraciner ;

De là descend le trouble, et de là prend naissance

Tout cet égarement qui brouille tes souhaits ;

               Et qui peut briser sa puissance

S’assure en même temps une profonde paix.

 

Mais il en est fort peu dont la vertu sublime

Réduise tous leurs soins à bien mourir en eux,

À bien anéantir toute la propre estime,

Et du propre regard purifier leurs vœux.

Ce charmant embarras les retient, les rappelle :

Enveloppés en eux, ils n’en peuvent sortir,

               Et leur âme toute charnelle

À prendre un vol plus haut ne saurait consentir.

 

Quiconque cependant veut marcher dans ma voie,

Et suivre en liberté la trace de mes pas,

Doit de tous ces désirs que l’amour-propre envoie

Sous de saintes rigueurs ensevelir l’appas,

Combattre dans son cœur et vaincre la nature,

Ne lui rien accorder qu’elle ait trop désiré,

               Et pour aucune créature

N’avoir aucun amour qui ne soit épuré.

 

 

 

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CHAPITRE LIV

 

 

 

Des divers mouvements de la nature et de la grâce.

 

 

 

Considère, mon fils, en tout ce qui se passe,

               De la nature et de la grâce

Les mouvements subtils l’un à l’autre opposés :

Leurs images souvent en lieu même épandues,

               L’une dans l’autre confondues,

Ont des traits si pareils et si peu divisés,

Que les plus grands dévots, après s’être épuisés

               En des recherches assidues,

À peine, quelque soin qu’ils s’en puissent donner,

Ont des yeux assez vifs pour les bien discerner.

 

Chacun se porte au bien, et le désir avide

               Jamais n’embrasse d’autre objet ;

Mais il en est de faux ainsi que de solide ;

Et comme l’apparence attire le projet,

La fausse avec tant d’art quelquefois y préside,

Que l’un passe pour l’autre, et les yeux les meilleurs

               Se trompent aux mêmes couleurs.

 

C’est ainsi que souvent à force d’artifices

               La nature enchaîne et déçoit,

Se considère seule aux vœux qu’elle conçoit,

Et se prend pour seul but en toutes ses délices ;

Mais la grâce chemine avec simplicité,

Ne peut souffrir du mal l’ombre ni l’apparence,

Ne tend jamais de piège à la crédulité,

               Voit toujours Dieu par préférence,

Ne fait rien que pour lui, le prend pour seule fin,

Et met tout son repos en cet être divin.

 

S’il faut mourir en soi, se vaincre, se soumettre,

Se laisser opprimer, se voir assujettir,

La nature jamais ne veut y consentir,

               Jamais n’ose se le permettre ;

Mais la grâce prend peine à se mortifier,

Sous le vouloir d’autrui cherche à s’humilier,

À se dompter partout met toute son étude ;

               Et de la sensualité

Le joug, si doux pour l’autre, est pour elle si rude,

Qu’à lui seul elle oppose un esprit révolté.

 

               Pour en mieux briser l’esclavage,

La propre liberté, chez elle hors d’usage,

               N’a rien qu’elle daigne garder :

Elle aime à se tenir dessous la discipline,

Jamais avec plaisir sur aucun ne domine,

               Jamais n’aspire à commander.

Être et vivre sous Dieu, s’attacher en captive

               À l’ordre aimable de ses lois,

Et se ranger pour lui sous le moindre qui vive,

C’est de tous ses désirs l’inébranlable choix.

 

               Regarde comme la nature

               S’empresse avec activité

À la moindre couleur, à la moindre ouverture

Que fait son intérêt ou sa commodité.

Dans son plus beau travail tout ce qu’elle examine,

C’est combien sur un autre un tel emploi butine ;

L’estime s’en mesure à ce qu’il rend de fruit :

La grâce cherche aussi l’utile et le commode ;

               Mais la sainte ardeur qu’elle suit,

               Par une contraire méthode,

Sans se considérer, embrasse à cœur ouvert

Ce qui sert à plusieurs, et non ce qui lui sert.

 

L’une aime les honneurs où le monde l’appelle,

Les reçoit avec joie, et court même au-devant :

L’autre m’en fait toujours un hommage fidèle,

Et sur ceux qu’on lui rend son zèle s’élevant

Me les réfère tous, sans en vouloir pour elle.

 

L’une craint les mépris et la confusion :

               L’autre en bénit l’occasion,

               Et d’une allégresse infinie

Au nom de Jésus-Christ souffre l’ignominie.

 

La molle oisiveté, le repos nonchalant,

        Pour la nature ont de douces amorces ;

Mais la grâce, au contraire, est d’un esprit bouillant

Qui veut faire sans cesse un essai de ses forces :

               Sa vie est toute d’action,

Et ne peut subsister sans occupation.

 

        Les nouveautés plaisent à la nature ;

Elle aime l’ajusté, le beau, le précieux ;

Le vil et le grossier sont l’horreur de ses yeux,

L’en vouloir revêtir, c’est lui faire une injure :

La grâce aime l’habit simple et sans ornement ;

                Elle n’affecte point la mode ;

Le plus vieux drap n’a rien qui lui semble incommode,

Et le plus mal poli lui plaît également.

 

La nature a le cœur aux choses de la terre,

                Dont le vain éclat l’éblouit,

                Et si le gain l’épanouit,

                La perte aussitôt le resserre :

Il chancelle, il s’abat sous le moindre revers,

Et s’aigrit fortement pour un mot de travers.

 

                Comme la grâce est éloignée

                De cet indigne attachement,

Les seuls biens éternels attirent pleinement

                L’œil d’une âme qu’elle a gagnée :

                Elle tient pour indifférents

Et la perte et le gain de ces biens apparents ;

Contre elle sans effet l’opprobre se déploie ;

Rien ne la peut troubler, rien ne la peut aigrir ;

Et ne mettant qu’au ciel ses trésors et sa joie,

Elle ne peut rien perdre où rien ne peut périr.

 

La nature est cupide autant qu’elle est avare,

                Et sa brûlante soif d’avoir

                La rend plus prompte à recevoir

        Qu’à faire part de ce qu’elle a de rare ;

Tout ce qu’elle possède émeut le propre amour,

                Et la possédant à son tour,

À l’usage privé par cet amour s’applique :

La grâce est libérale, et contente de peu,

Ne veut point de trésors qu’elle ne communique,

Et du propre intérêt fait un tel désaveu,

Qu’elle trouve à donner plus de béatitude

Qu’à recevoir d’autrui la juste gratitude.

 

                Emprunte, emprunte mes clartés

                Pour voir où penche la nature,

                Comme elle incline aux vanités,

                À la chair, à la créature,

                Comme elle se plaît à courir

                Et pour voir et pour discourir,

Cependant que vers Dieu la grâce attire une âme,

                Et que sur le vice abattu

Elle aplanit aux cœurs qu’un saint désir enflamme

                L’heureux sentier de la vertu.

 

                Elle fait bien plus, cette grâce,

Elle renonce au monde, et son feu généreux

                Devient une invincible glace

Pour tout ce que la terre a d’attraits dangereux.

Tout ce qu’aime la chair est l’objet de sa haine ;

Et bien loin de courir vagabonde, incertaine,

                Au gré de quelque folle ardeur,

La retraite a pour elle une si douce chaîne

Que paraître en public fait rougir sa pudeur.

 

Leurs consolations sont même si diverses,

Que l’une les arrête à ce qu’aiment les sens :

                L’autre, qui les tient impuissants,

Ne regarde que Dieu dans toutes ses traverses,

N’a recours qu’à lui seul, et ne se plaît à rien

                Qu’en l’unique et souverain bien.

 

                Retrancher l’espoir du salaire,

C’est rendre la nature à son oisiveté ;

Et détourner ses yeux de sa commodité,

C’est la mettre en état de ne pouvoir rien faire.

Elle ne prête point ses soins officieux,

Sans prétendre aussitôt ou la pareille ou mieux ;

Quelques dons qu’elle fasse, elle veut qu’on les prise,

Que ses moindres bienfaits soient tenus de grand poids,

Qu’elle en ait la louange ou qu’on l’en favorise,

Et qu’un faible service acquière de pleins droits.

 

                Oh ! que la grâce est différente !

Qu’elle fait du salaire un généreux mépris !

                Son Dieu seul est le digne prix

                Qui puisse remplir son attente.

                Comme l’humaine infirmité

Fait des biens temporels une nécessité,

C’est pour ce besoin seul qu’elle en souffre l’usage ;

                Et ne consent d’en obtenir

                Que pour mieux se faire un passage

                À ceux qui ne sauraient finir.

 

Si le nombre d’amis, si la haute alliance,

                Si le vieil amas des trésors,

Si le rang que tu tiens, si le lieu dont tu sors,

De quelque vaine gloire enflent ta confiance ;

                Si tu fais ta cour aux puissants,

                Si les riches ont tes encens

                Par une molle flatterie ;

Si tu vantes partout ce que font tes pareils :

Tu ne suis que le cours de cette afféterie

Qu’inspire la nature à qui croit ses conseils.

 

                La grâce agit d’une autre sorte :

                Elle chérit ses ennemis,

                Et la foule épaisse d’amis

                Jamais hors d’elle ne l’emporte.

Quoiqu’elle fasse état des qualités, du rang,

                De l’illustre et haute naissance,

Elle n’en prise point l’éclat ni la puissance,

Si la haute vertu ne passe encor le sang.

 

Le pauvre en sa faveur la trouve plus flexible

                Que ne fait le riche orgueilleux ;

Avec l’humble innocence elle est plus compatible

                Qu’avec le pouvoir sourcilleux.

Ses applaudissements sont pour les cœurs sincères,

                Non pour ces bouches mensongères

                Que la seule fourbe remplit :

Elle exhorte les bons à ces œuvres parfaites,

Ces hautes charités publiques et secrètes,

Par qui du fils de Dieu l’image s’accomplit ;

Et sa pieuse adresse aux vertus les avance

Par l’émulation de cette ressemblance.

 

La nature jamais ne veut manquer de rien,

Jamais du moindre mal n’aime à souffrir l’atteinte ;

Tout ce qu’elle n’a pas, faute d’un peu de bien,

                Lui donne un grand sujet de plainte :

La grâce n’en vient point à cette lâcheté,

Et porte constamment toute la pauvreté.

 

La nature sur soi fixe toute sa vue,

Y jette tout l’effort de ses réflexions,

Et n’a point de combats ni d’agitations

Où par l’intérêt propre elle ne soit émue.

                La grâce a d’autres mouvements,

                Dont les sacrés épurements

Rapportent tout à Dieu comme à leur origine :

Elle ne s’attribue aucun bien qu’elle ait fait,

Et toute sa vertu jamais ne s’imagine

Que son plus grand mérite ait rien que d’imparfait.

 

        Elle n’est point contentieuse,

        Et ne donne point ses avis

        D’une manière impérieuse

        Qui demande à les voir suivis.

Jamais à ceux d’un autre elle ne les préfère ;

Et de quoi qu’elle juge ou qu’elle délibère,

À l’examen divin elle soumet le tout,

        Et fait la sagesse éternelle

Arbitre souveraine et de ce qu’on croit d’elle,

        Et de tout ce qu’elle résout.

 

L’âpre démangeaison d’entendre des nouvelles,

        Ou de pénétrer un secret,

        Pour la nature a tant d’attrait,

Qu’elle prête l’oreille à mille bagatelles ;

L’ambitieuse soif de paraître au dehors

        Lui fait consumer mille efforts

À lasser de ses sens la vaine expérience ;

Et l’éclat d’un grand nom lui semble un tel bonheur,

Qu’il la force à courir avec impatience

Où brille quelque espoir de louange et d’honneur.

 

La grâce n’a jamais cette humeur curieuse

        Qui court après les raretés ;

        Jamais les folles nouveautés

N’allument dans son sein d’amour capricieuse :

Toutes naissent aussi de ces corruptions

Que du cercle des temps les révolutions

Sous de nouveaux dehors rendent à la nature,

Et jamais sur la terre on n’a lieu d’espérer

Du retour déguisé de cette pourriture

Aucun effet nouveau, ni qui puisse durer.

 

Elle enseigne à ranger tes sens sous ta puissance,

        À bannir de tes actions

        L’orgueil des ostentations,

        Et le fard de la complaisance ;

Elle enseigne à cacher dessous l’humilité

Ce que de tes vertus l’effort a mérité,

        Quand même il est tout admirable ;

        En toute science, en tout art,

Elle cherche quel fruit en peut être estimable,

Et combien de son dieu la gloire y tient de part.

 

Elle ne veut jamais ni qu’on la considère,

Ni qu’on daigne priser quoi qu’elle puisse faire,

Mais que dans tous ses dons ce Dieu seul soit béni,

Ce Dieu qui les fait tous de sa pure largesse,

        Et se plaît à livrer sans cesse

Aux prodigalités d’un amour infini

L’inépuisable fonds de toute sa richesse.

 

Pour t’exprimer enfin ce que la grâce vaut,

C’est un don spécial du souverain monarque,

Un trait surnaturel des lumières d’en haut,

Le grand sceau des élus et leur céleste marque,

Du salut éternel le gage précieux,

L’arrhe du paradis, et l’avant-goût des cieux.

 

C’est par elle que l’homme, arraché de la terre,

Pousse jusqu’à leur voûte un feu continuel,

De charnel qu’il était devient spirituel,

Et se fait à soi-même une implacable guerre.

Plus tu vaincs la nature et l’oses maltraiter,

Plus cette grâce abonde, et sème des mérites,

Que moi-même honorant de mes douces visites

Je fais de jour en jour d’autant plus haut monter ;

Et ma main, d’autant mieux réparant mon ouvrage,

Dans ton intérieur rétablit mon image.

 

 

 

_____

 

 

CHAPITRE LV

 

 

 

 

De la corruption de la nature,

et de l’efficace de la grâce.

 

 

Seigneur, à ton image il t’a plu me former :

Ton souffle dans mon âme a daigné l’imprimer

                Par un amoureux caractère ;

Mais ce n’est pas assez : il faut, il faut encor

                Cette grâce, ce grand trésor,

Que tu viens de montrer m’être si nécessaire ;

Je ne puis autrement vaincre l’orgueil caché

                De ma nature pervertie,

Qui faisant triompher la plus faible partie,

Me précipite au mal et m’entraîne au péché.

 

Malgré moi j’y succombe, et j’en sens malgré moi

Régner sur tout mon cœur l’impérieuse loi,

                Aux lois de l’esprit opposée :

Esclave qu’il en est, il l’aide à me trahir

                Jusqu’à me forcer d’obéir

Aux sensualités de la chair abusée.

Je n’en saurait dompter les folles passions

                Sans l’assistance de ta grâce,

Et si tu ne répands son ardente efficace

Sur la malignité de leurs impressions.

 

Oui, Seigneur, il faut grâce, il en faut grand secours,

Il en faut grand effort qui croisse tous les jours,

        Pour assujettir la nature :

Elle qui du moment qu’elle peut respirer,

        Sans aucun soin de s’épurer,

Penche vers la révolte et glisse vers l’ordure.

Le péché fit sa chute et sa corruption,

        Et depuis le premier des hommes

Cette tache a passé dans tous tant que nous sommes,

Avec tous les malheurs de sa punition.

 

Ce chef-d’œuvre si beau qui sortit de tes mains,

Paré des ornements si brillants et si saints

        De la justice originelle,

En a si bien perdu l’éclat et les vertus,

        Que son nom même ne sert plus

Qu’à nommer la nature infirme et criminelle.

Ce qui lui reste encor de propre mouvement

        N’est qu’un triste amas de faiblesses,

Qui n’ayant pour objet que d’infâmes bassesses,

Ne fait que l’abîmer dans son dérèglement.

 

Malgré tout ce désordre et sa morne langueur,

Il lui demeure encor quelque peu de vigueur,

        Mais qui ne la saurait défendre :

Ce n’est du premier feu qu’un rayon égaré,

Une pointe mourante, un trait défiguré,

        Une étincelle sous la cendre ;

C’est enfin cette faible et tremblante raison,

        Qu’enveloppe un épais nuage,

Qui mêle tant de trouble à son plus clair usage,

Que souvent son remède est un nouveau poison.

 

Elle peut discerner aux dehors inégaux

Le bien d’avec le mal, le vrai d’avec le faux,

        Ce qu’elle doit aimer ou craindre ;

Elle a, pour en juger, quelquefois de bons yeux ;

Mais pour mettre en effet ce qu’elle a vu le mieux,

        Ses forces n’y sauraient atteindre,

Et ne la font jouir ni des pleines clartés

        Que la vérité pure inspire,

Ni d’un ordre bien sain dans ce qu’elle désire,

Ni d’un droit absolu dessus nos volontés.

 

De là vient, ô mon Dieu, qu’en tout ce que je fais

L’esprit me porte en haut, et fait que je me plais

        En la loi que tu m’as prescrite :

Je sais que ton précepte est bon, et juste, et saint,

Je sais qu’il montre à fuir le vice qui l’enfreint,

        Et le mal qu’il faut que j’évite ;

Mais une loi contraire où m’asservit la chair,

        Forte de ma propre impuissance,

Me contraint d’obéir à sa concupiscence

Plutôt qu’à la raison qui m’en veut détacher.

 

Ainsi je vois souvent tomber à mes côtés

Les efforts languissants des bonnes volontés

        Qu’à l’effet je ne puis conduire ;

Ainsi pour la vertu contre les vains plaisirs

J’ai force bons propos, j’ai force bons désirs,

        Mais qui ne peuvent rien produire.

La grâce n’aidant pas d’un secours assez plein

        Ma faiblesse et mon inconstance,

Ce qui jette au-devant la moindre résistance

Me fait perdre courage et changer de dessein.

 

Vacillante clarté, qui manques de pouvoir,

Raison, pourquoi faut-il que tu me fasses voir

        La droite manière de vivre ?

Pourquoi m’enseignes-tu le chemin des parfaits ?

Si de soi ton idée, impuissante aux effets,

        Ne peut fournir d’aide à la suivre,

Si cet infâme poids de ma corruption

        Rabat l’effort dont tu m’élèves,

Et si ces grands projets que jamais tu n’achèves

Ne peuvent me tirer de l’imperfection ?

 

Sainte grâce du ciel, sans qui je ne puis rien,

Que tu m’es nécessaire à commencer le bien,

        À le poursuivre, à le parfaire !

Oui, Seigneur, oui, mon Dieu, je pourrai tout en toi,

Pourvu qu’elle m’assiste à régler mon emploi,

        Pourvu que son rayon m’éclaire.

Il n’est point de mérite où la grâce n’est pas ;

        Et tous les dons de la nature,

S’ils n’en ont point l’appui, ne sont qu’une imposture

Dont l’œil bien éclairé ne peut faire de cas.

 

La richesse, les arts, la force, la beauté,

L’éloquence et l’esprit, devant ta majesté

        Ne sont d’aucun poids sans la grâce :

La nature est aveugle à départir ses dons,

Elle en est libérale aux méchants comme aux bons,

        Et n’y mêle rien qui ne passe ;

Mais la dilection que ta grâce produit

        Est la marque du vrai fidèle,

Qu’on ne porte jamais sans devenir par elle

Digne de ce grand jour qui n’aura point de nuit.

 

La grâce donne à tout le rang qu’il doit tenir :

Sans elle, ce n’est rien de prévoir l’avenir,

        Et d’en prononcer les oracles ;

Sans elle, c’est en vain qu’on perce jusqu’aux cieux,

Qu’on rend l’oreille aux sourds, aux aveugles les yeux ;

        Ce n’est rien que tous ces miracles :

L’espérance, la foi, le reste des vertus,

        Sans la charité, sans la grâce,

Pour hautes qu’elles soient, tombent devant ta face,

Ainsi que des épis de langueur abattus.

 

Ô trésor que jamais le monde ne comprit,

Ô grâce qui répands sur le pauvre d’esprit

        Des vertus les saintes richesses,

Et rends sainte à son tour l’abondance des biens

Par cette humilité qu’en l’âme tu soutiens

        Contre l’orgueil de nos faiblesses,

Viens dès le point du jour, descends, verse en mon cœur

        Tes consolations divines,

De peur qu’aride et las dans ce champ plein d’épines,

Il n’y demeure enfin sans force et sans vigueur.

 

Accorde-moi ce don, et j’accepte un refus

De quoi qu’osent chercher les sentiments confus

        De l’infirmité naturelle.

Ta grâce me suffit, et si je suis tenté,

Battu d’afflictions, trahi, persécuté,

        Je ne craindrai rien avec elle.

J’y mets toute ma force, et j’en fais tout mon bien :

        Elle secourt, elle conseille ;

Il n’est sagesse aucune à la sienne pareille,

Ni pouvoir ennemi qui soit égal au sien.

 

C’est elle qui du cœur est la vive clarté,

Elle qui nous instruit et de la vérité

        Et de l’heureuse discipline ;

C’est elle qui soutient parmi l’oppression ;

C’est elle qui nourrit dans la dévotion,

        Et bannit tout ce qui chagrine :

Elle ne souffre en l’âme aucun indigne effroi,

        Elle en dissipe les alarmes,

Et donne au saint amour des soupirs et des larmes,

Qu’elle-même prend soin d’élever jusqu’à toi.

 

Sans elle je ne suis qu’un arbre infortuné,

Une souche inutile, un tronc déraciné,

        Qui n’est bon qu’à jeter aux flammes.

Ô grand Dieu, dont la main nous prête un tel secours,

Fais-moi donc prévenir, fais-moi suivre toujours

        Par cette lumière des âmes ;

Fais qu’elle m’affermisse aux bonnes actions,

        Père éternel, je t’en conjure,

Par ton fils Jésus-Christ, par cette source pure

D’où part le doux torrent de ses impressions !

 

 

 

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CHAPITRE LVI

 

 

 

 

Que nous devons renoncer à nous-mêmes

et imiter Jésus-Christ en portant notre croix.

 

 

 

Autant que tu pourras t’écarter de toi-même,

Autant passeras-tu dans mon être suprême.

Comme l’âme au dedans enracine la paix

Quand pour tout le dehors elle éteint ses souhaits,

Ainsi lorsqu’au dedans elle-même se quitte,

Elle s’unit à moi par un si haut mérite.

Je te veux donc apprendre à te bien détacher,

Sans plus te revêtir, sans plus te rechercher,

T’instruire à te soumettre à ma volonté pure,

Sans contradiction, sans bruit et sans murmure.

 

Suis-moi, je suis et vie, et voie, et vérité :

On ne va point sans voie au terme projeté,

On ne vit point sans vie, on ne peut rien connaître

Si de la vérité le jour ne vient paraître.

 

C’est moi qui suis la vie où tu dois aspirer,

La vérité suprême où tu dois t’assurer,

La voie à suivre en tout, mais voie inviolable,

Vérité hors de doute, et vie interminable.

 

Je suis la droite voie, et dont le juste cours

Pour arriver au ciel ne souffre aucuns détours ;

Je suis la vérité souveraine et sacrée ;

Je suis la vie enfin, vraie, heureuse, incréée.

Si tu prends bien ma voie, et marches sans gauchir,

La vérité saura pleinement t’affranchir :

Tu la verras entière, et sa clarté fidèle

Te servira de guide à la vie éternelle.

 

Pour la connaître bien, écoute et crois ma voix ;

Pour entrer à la vie, aime et garde mes lois ;

Pour te rendre parfait, vends tout, et te détache :

Quiconque est mon disciple à soi-même s’arrache ;

De la présente vie il fait un saint mépris :

Si tu prétends à l’autre, on ne l’a qu’à ce prix.

Tu dois à tous tes sens faire une rude guerre,

Pour être grand au ciel t’humilier en terre,

Pour régner avec moi te charger de ma croix ;

Ma couronne est acquise à qui soutient son poids,

Et c’est l’aimable joug de cette servitude

Qui seul ouvre la voie à la béatitude.

 

Seigneur, puisqu’il t’a plu de choisir ici-bas

Les rigueurs d’une vie étroite et méprisée,

Fais qu’aux mêmes rigueurs ma constance exposée

Par le mépris du monde avance sur tes pas.

J’aurais mauvaise grâce à ne vouloir pas être

                Au même rang que mon auteur :

Le disciple n’est pas au-dessus du docteur,

                Ni l’esclave au-dessus du maître.

 

Fais que ton serviteur s’exerce à t’imiter ;

Fais qu’à suivre ta vie à toute heure il s’essaie :

En elle est mon salut, et la sainteté vraie ;

C’est par là seulement qu’on te peut mériter.

Quoi que je lise ailleurs, quoi que je puisse entendre,

                Je n’en puis être satisfait,

Et je n’y trouve rien de ce plaisir parfait

                Que d’elle seule on doit attendre.

 

Puisque tu sais, mon fils, toutes ces vérités,

Que ta sainte lecture a toutes ces clartés,

Tu seras bienheureux, si tu fais sans réserve

Ce que tu vois assez que je veux qu’on observe.

Celui qui bien instruit par ces enseignements,

Garde un profond respect pour mes commandements,

C’est celui-là qui m’aime ; et comme je sais rendre

À qui me sait aimer plus qu’il n’ose prétendre,

Je l’aime, et l’aimerai jusqu’à lui faire voir

Ma gloire en cet éclat qu’on ne peut concevoir,

L’en couronner moi-même, et pour digne salaire

L’asseoir à mes côtés au trône de mon père.

 

Seigneur, dont la bonté ne s’épuise jamais,

Et qui dans tous nos maux toi-même nous consoles,

Puissé-je voir l’effet de tes saintes paroles !

Puissé-je mériter ce que tu me promets

        De cette aimable et sainte croix,

Et je la porterai jusqu’aux derniers abois

        Telle que tu la voudras faire.

 

La croix est en effet du bon religieux

La véritable vie, et le chemin solide,

La lumière assurée, et l’infaillible guide

Qui le mène à la gloire et l’introduit aux cieux.

Quand on a commencé d’en suivre la bannière,

        Il ne faut plus en désister,

Et l’on devient infâme à la vouloir quitter,

        Ou faire deux pas en arrière.

 

Mes frères, marchons donc sous cet heureux drapeau ;

Marchons d’un même pas, Jésus sera des nôtres :

Pour lui nous l’avons pris, ainsi que ses apôtres ;

Nous le devons pour lui suivre jusqu’au tombeau.

Le plus âpre sentier ne peut donner de peine,

        Puisqu’il nous est frayé par lui :

Il marche devant nous, et sera notre appui,

        Comme il est notre capitaine.

 

Pourrions-nous reculer en voyant notre roi

Les armes à la main commencer la conquête ?

Il combattra pour nous, il est à notre tête ;

Suivons avec ardeur, n’ayons aucun effroi ;

Soyons prêts de mourir dans ce champ de victoire

        Que lui-même a teint de son sang :

La retraite est un crime, et qui sort de son rang

        Souille et trahit toute sa gloire.

 

 

 

_____

 

 

CHAPITRE LVII

 

 

 

 

Que l’homme ne doit pas perdre courage

quand il tombe en quelques défauts.

 

 

 

Mon fils, je me plais mieux à l’humble patience

              Parmi les tribulations,

Qu’au zèle affectueux de ces dévotions

Dont la prospérité nourrit la confiance.

Pourquoi donc t’émeus-tu pour un faible revers ?

Pourquoi t’affliges-tu pour un mot de travers ?

Un reproche léger n’est pas un grand outrage :

Quand même jusqu’au cœur il t’aurait pu blesser,

Il ne te devrait pas ébranler le courage ;

Va, fais la sourde oreille, et laisse-le passer.

 

Ce n’est pas le premier dont tu sentes l’atteinte ;

              Il n’a pour toi rien de nouveau ;

Et si tu peux longtemps reculer du tombeau,

Ce n’est pas le dernier dont tu feras ta plainte.

Tu n’es que trop constant hors de l’adversité ;

Tu secours même un autre avec facilité,

Ta pitié le conseille, et ta voix le conforte,

Tu sais à tous ses maux mettre un prompt appareil ;

Mais quand l’affliction vient frapper à ta porte,

Tu n’as plus aussitôt ni force ni conseil.

 

Par là tu peux juger l’excès de ta faiblesse,

              Que mille épreuves te font voir,

Puisque le moindre obstacle a de quoi t’émouvoir,

Et que le moindre mal t’accable de tristesse.

Je sais qu’il t’est fâcheux de te voir mépriser :

Tel qui te foule aux pieds te devrait courtiser ;

Tel devrait t’obéir qui sous lui te captive ;

Mais souviens-toi qu’enfin tout est pour ton salut,

Que ce qui te déplaît par mon ordre t’arrive,

Et que ton bonheur propre en est l’unique but.

 

Je ne demande point que tu sois insensible ;

              Mais tâche à bien régler ton cœur,

Tâche à bien soutenir ce qu’il a de vigueur,

Et si tu ne peux tout, fais du moins ton possible.

À chaque déplaisir tiens-toi ferme en ce point,

Que s’il te peut toucher, il ne t’abatte point,

Que jamais son aigreur longtemps ne t’embarrasse :

Souffre avec allégresse, ou si c’est trop pour toi,

Souffre avec patience, et conserve une place

À recevoir sans bruit tout ce qui vient de moi.

 

Que si tu ne saurait sans trop de répugnance

              Endurer tant d’oppression,

Si tu ne peux ouïr sans indignation

Ce que la calomnie à ton opprobre avance,

Rends-toi maître du moins de tous ces mouvements,

Réprime la chaleur de leurs soulèvements,

De crainte qu’à les voir quelqu’un ne s’effarouche ;

Et de quelque façon que tu sois méprisé,

Prends garde qu’un seul mot ne sorte de ta bouche

Dont puisse un esprit faible être scandalisé.

 

La tempête, bientôt cédant à la bonace,

              N’aura plus ces éclats ardents,

Et toute la douleur qu’elle excite au dedans

Perdra son amertume au retour de ma grâce.

Je suis le Dieu vivant encor prêt à t’aider,

Prêt à venger ta honte, et prêt à t’accorder

Des consolations l’abondante lumière ;

Mais pour en obtenir les nouvelles faveurs,

Il faut remettre en moi ta confiance entière,

Et prendre à m’invoquer de nouvelles ferveurs.

 

Montre-toi plus égal durant ce peu d’orage,

              Fais ton effort pour le braver,

Et quelques grands malheurs qui puissent t’arriver,

Prépare encor ton âme à souffrir davantage.

Pour te sentir pressé des tribulations,

Pour te voir chanceler sous les tentations,

Ne crois pas tout perdu, n’y trouve rien d’étrange :

Tu n’es qu’homme, et non Dieu, mais homme tout de chair,

Mais chair toute fragile, et non pas tel qu’un ange

Que de l’abus des sens il m’a plu détacher.

 

Les anges même au ciel, le premier homme en terre,

              Où je lui fis un paradis,

Conservèrent si peu l’état où je les mis

Qu’ils devinrent bientôt dignes de mon tonnerre.

Ne prétends non plus qu’eux conserver ta vertu

Sans te voir ébranlé, sans te voir combattu ;

Mais en ce triste état offre-moi ta faiblesse :

J’élève qui gémit avec humilité,

Et plus l’homme à mes yeux reconnaît sa bassesse,

Plus je le fais monter vers ma divinité.

 

Béni sois-tu, Seigneur, dont la sainte parole

              Me fortifie et me console ;

              Il n’est rien ailleurs de si doux :

Que ferais-je, ô mon Dieu, parmi tant de misères,

              Parmi tant d’angoisses amères,

Si tu ne m’enseignais à rabattre leurs coups ?

 

Pourvu qu’heureusement j’achève ma carrière,

              Pourvu que ta sainte lumière

              Me conduise au port de salut,

Que m’importe combien je souffre de traverses,

              Et combien de peines diverses

Me font du monde entier le glorieux rebut ?

 

Fais qu’une bonne fin de ces maux me dégage ;

              Donne-moi cet heureux passage

              De ce monde à l’éternité :

Aplanis-moi la route à monter dans ta gloire,

              Et ne perds jamais la mémoire

Du besoin qu’a de toi mon imbécillité.

 

 

 

_____

 

 

CHAPITRE LVIII

 

 

 

 

Qu’il ne faut point vouloir pénétrer les hauts mystères,

ni examiner les secrets jugements de Dieu.

 

 

 

N’abuse point, mon fils, de tes faibles lumières

Jusqu’à vouloir percer les plus hautes matières,

Jusqu’à vouloir entrer dans les profonds secrets

De l’inégal dehors de mes justes décrets ;

Ne cherche point à voir quelle raison pressante

Fait que ma grâce agit ou paraît impuissante,

Est avare ou prodigue, abandonne ou soutient ;

N’examine jamais d’où ce partage vient,

Ni pourquoi l’un ainsi languit dans la misère,

Et que l’autre est si haut au-dessus du vulgaire :

Il n’est raisonnement, il n’est effort humain

Qui puisse pénétrer mon ordre souverain,

Ni s’éclaircir au vrai par la longue dispute

D’où vient que je caresse ou que je persécute.

 

Quand le vieil ennemi fait ces suggestions,

Qu’un esprit curieux émeut ces questions,

Au lieu de perdre temps à leur vouloir répondre,

Lève les yeux au ciel, et dis pour les confondre :

« Seigneur, vous êtes juste en tous vos jugements,

« La vérité préside à vos discernements,

« Et l’équité qui règne en vos ordres suprêmes

« Les rend toujours en eux justifiés d’eux-mêmes :

« Qu’il leur plaise abaisser, qu’il leur plaise agrandir,

« On doit trembler sous eux, sans les approfondir,

« Et jamais sans folie on ne peut l’entreprendre,

« Puisque l’esprit humain ne les saurait comprendre. »

 

Ne t’informe non plus qui des saints m’est aux cieux

Le plus considérable ou le moins précieux,

Et ne conteste point sur la prééminence

Que de leur sainteté mérite l’excellence.

Ces curiosités sont autant d’attentats,

Qui ne font qu’exciter d’inutiles débats,

Enfler les cœurs d’orgueil, brouiller les fantaisies,

Jusqu’aux dissensions pousser les jalousies,

Lorsque de part et d’autre un cœur passionné

À préférer son saint porte un zèle obstiné.

 

Les contestations de ces recherches vaines

Ne laissent aucun fruit après beaucoup de peines :

Ce n’est que se gêner d’un frivole souci,

Et l’on déplaît aux saints quand on les loue ainsi.

Jamais avec ce feu mon esprit ne s’accorde :

Je suis le dieu de paix, et non pas de discorde ;

Et cette paix consiste en vraie humilité,

Plus qu’aux vaines douceurs d’avoir tout emporté.

 

Je sais qu’en bien des cœurs souvent le zèle imprime

Pour tel ou tel des saints plus d’ardeur et d’estime ;

Mais cette ardeur, ce zèle, et cette estime enfin,

Partent d’un mouvement plus humain que divin.

C’est de moi seul qu’au ciel ils tiennent tous leur place :

Je leur donne la gloire, et leur donnai la grâce ;

Je connais leur mérite, et les ai prévenus

Par un épanchement de trésors inconnus,

De bénédictions, de douceurs toujours prêtes

À redoubler leur force au milieu des tempêtes.

 

Je n’ai point attendu la naissance des temps

Pour chérir mes élus, et les juger constants.

De toute éternité ma claire prescience

A su se faire jour dedans leur conscience ;

De toute éternité j’ai vu tout leur emploi,

Et j’ai fait choix d’eux tous, et non pas eux de moi.

 

Ma grâce les appelle à mon céleste empire,

Et ma miséricorde après moi les attire ;

Ma main les a conduits par les tentations ;

Je les ai remplis seul de consolations ;

Je leur ai donné seul de la persévérance,

Et seul j’ai couronné leur humble patience.

 

Ainsi je les connais du premier au dernier ;

Ainsi j’ai pour eux tous un amour singulier ;

Ainsi de ce qu’ils sont la louange m’est due ;

Toute la gloire ainsi m’en doit être rendue ;

Ainsi par-dessus tout doit être en eux béni,

Par-dessus tout vanté mon amour infini,

Qui pour montrer l’excès de sa magnificence,

Les élève à ce point de gloire et de puissance,

Et sans qu’aucun mérite en eux ait précédé,

Les prédestine au rang que je leur ai gardé.

 

Qui méprise le moindre au plus grand fait outrage,

Parce que de ma main l’un et l’autre est l’ouvrage :

On ôte à leur auteur tout ce qu’on ôte à l’un ;

On l’ôte à tout le reste, et l’opprobre est commun.

L’ardente charité qui ne fait d’eux qu’une âme

Les unit tous entre eux par des liens de flamme :

Tous n’ont qu’un sentiment et qu’une volonté ;

Tous s’entr’aiment en un par cette charité.

 

Je dirai davantage : ils m’aiment plus qu’eux-mêmes ;

Ravis au-dessus d’eux vers mes bontés suprêmes,

Après avoir banni la propre affection,

Ils s’abîment entiers dans ma dilection,

Et de l’objet aimé possédants la présence,

Ils trouvent leur repos dans cette jouissance.

Rien d’un si digne amour ne les peut détourner ;

Rien vers d’autres objets ne les peut ramener :

L’immense vérité dont leurs âmes sont pleines

Par sa vive lumière entretient dans leurs veines

Et de la charité l’inextinguible feu,

Et de toute autre ardeur un constant désaveu.

 

Que ces hommes charnels, que ces âmes brutales

Qui leur osent donner des places inégales,

Ces cœurs qui n’ont pour but que les plaisirs mondains,

Cessent de discourir de l’état de mes saints.

L’ardeur qu’ils ont pour eux, ou faible, ou véhémente,

Au gré de son caprice ôte, déguise, augmente,

Sans consulter jamais sur leur félicité

La voix de ma sagesse et de ma vérité.

 

L’ignorance en plusieurs fait ce mauvais partage

Qu’ils font entre mes saints de mon propre héritage,

Surtout en ces esprits faiblement éclairés,

Qui de leur propre amour encor mal séparés,

Ont peine à conserver dans une âme charnelle

Une dilection toute spirituelle.

Le penchant naturel de l’humaine amitié

De leur zèle imprudent fait plus de la moitié :

Comme ils n’en forment point que leurs sens n’examinent,

Ce qui se passe en bas, en haut ils l’imaginent,

Et tel que sur la terre en est l’ordre et le cours,

Tel le présume au ciel leur aveugle discours.

Cependant la distance en est incomparable,

Et pour les imparfaits est si peu concevable,

Que des illuminés la spéculation

N’atteint point jusque-là sans révélation.

 

Garde bien donc, mon fils, par trop de confiance,

De sonder des secrets qui passent ta science ;

Ne porte point si haut ton esprit curieux,

Et sans vouloir régler le rang qu’on tient aux cieux,

Réunis seulement tes soins et ta lumière

Pour y trouver ta place, et fût-ce la dernière.

 

Quand tu pourrais connaître avec pleine clarté

Quels saints en mon royaume ont plus de dignité,

De quoi t’en servirait l’entière connaissance,

Si tu n’en devenais plus humble en ma présence,

Et si tu n’en prenais une plus forte ardeur

À publier ma gloire, et bénir ma grandeur ?

Vois ton peu de mérite et l’excès de tes crimes ;

Et si tu peux des saints voir les vertus sublimes,

Vois combien tes défauts et ton manque de soin

De leur perfection te laissent encor loin :

Tu feras beaucoup mieux que celui qui conteste

Touchant leur préférence au royaume céleste,

Et sur l’emportement de son esprit malsain

Du moindre et du plus grand décide en souverain.

 

Oui, mon fils, il vaut mieux leur rendre tes hommages,

Les yeux baignés de pleurs implorer leurs suffrages,

Mendier leur secours, leur offrir d’humbles vœux,

Que de juger ainsi de leurs secrets et d’eux.

 

Puisqu’ils ont tous au ciel de quoi se satisfaire,

Que les hommes en terre apprennent à se taire,

Et donnent une bride à la témérité

Où de leurs vains discours va l’importunité.

 

Les saints ont du mérite, et n’en font point de gloire ;

Ils ne se donnent point l’honneur de leur victoire :

Comme de mes trésors tout leur bien est sorti,

Et que ma charité leur a tout départi,

Ils rapportent le tout au pouvoir adorable

De cette charité pour eux inépuisable.

 

Ils ont un tel amour pour ma divinité,

Un tel ravissement de ma bénignité,

Que cette sainte joie en vrais plaisirs féconde,

Qui toujours les remplit et toujours surabonde,

Par un regorgement qu’on ne peut expliquer,

Fait que rien ne leur manque, et ne leur peut manquer.

 

Plus ils sont élevés dans ma gloire suprême,

Plus leur esprit soumis se ravale en lui-même,

Et mon amour par là redoublant ses attraits,

Le plus humble d’entre eux m’approche de plus près.

Aussi devant l’éclat qui partout m’environne

L’écriture t’apprend qu’ils baissent leur couronne,

Qu’ils tombent sur leur face aux pieds du saint agneau

Qui daigna de son sang racheter le troupeau,

Et qu’ainsi prosternés ils adorent sans cesse

Du Dieu toujours vivant l’éternelle sagesse.

 

Plusieurs veulent savoir ce que chaque saint vaut,

Et qui d’eux tient au ciel le grade le plus haut,

Qui sont mal assurés s’ils pourront les y joindre,

Et s’ils mériteront d’être reçus au moindre.

C’est beaucoup de se voir le dernier en un lieu

Où tous sont grands, tous rois, tous vrais enfants de Dieu.

Le moindre y vaut plus seul que mille rois en terre,

Et l’orgueil de cent ans frappé de mon tonnerre

N’a de part qu’au séjour de l’éternelle mort

Qui du plus vieux pécheur doit terminer le sort.

 

Ainsi je dis moi-même autrefois aux apôtres :

« Si vous voulez au ciel être au-dessus des autres,

« Sachez qu’auparavant il faut se convertir,

« Qu’il faut s’humilier, qu’il faut s’anéantir,

« Se ranger aussi bas que cette faible enfance

« Qui vit soumise à tous par sa propre impuissance :

« Autrement, point d’accès au royaume des cieux.

« Oui, ce petit enfant qui se traîne à vos yeux

« De votre humilité doit être la mesure :

« Rendez-vous ses égaux, ma gloire vous est sûre ;

« L’amour vous y conduit, et l’espoir, et la foi ;

« Mais le plus humble enfin est le plus grand chez moi. »

 

Voyez donc, orgueilleux, quelle est votre disgrâce :

Bien que le ciel soit haut, la porte en est si basse,

Qu’elle en ferme l’entrée à ceux qui sont trop grands

Pour se pouvoir réduire à l’égal des enfants.

 

Malheur encore à vous, riches pour qui le monde

En consolations de tous côtés abonde !

Les pauvres entreront, cependant qu’au dehors

Vos larmes et vos cris feront de vains efforts.

 

Humble, réjouis-toi ; pauvres, prenez courage :

Le royaume du ciel est votre heureux partage ;

Il l’est, si toutefois dans votre humilité

Vous pouvez jusqu’au bout marcher en vérité.

 

 

 

_____

 

 

CHAPITRE LIX

 

 

 

 

Qu’il faut mettre en Dieu seul tout notre espoir

et toute notre confiance.

 

 

 

              Seigneur, quelle est ma confiance

              Au triste séjour où je suis ?

Et de quelles douceurs l’heureuse expérience

              Rompt le mieux cette impatience

              Où me réduisent mes ennuis ?

 

              En puis-je trouver qu’en toi-même,

              Sauveur amoureux et bénin,

Dont la miséricorde en un degré suprême

              Verse dans une âme qui t’aime

              Des plaisirs sans nombre et sans fin ?

 

              En quels lieux hors de ta présence

              M’est-il arrivé quelque bien ?

Et quels maux à mon cœur font sentir leur puissance,

              Sinon alors que ton absence

              Me prive de ton cher soutien ?

 

              La fortune avec ses largesses

              À tous les mondains fait la loi ;

Mais si la pauvreté jouit de tes caresses,

              Je la préfère à ces richesses

              Qui séparent l’homme de toi.

 

              Le ciel même, quelque avantage

              Que sur la terre il puisse avoir,

Me verrait mieux aimer cet exil, ce passage,

              Si tu m’y montrais ton visage,

              Que son paradis sans te voir.

 

              C’est le seul aspect du grand maître

              Qui fait le bon ou mauvais sort :

Tu mets le ciel partout où tu te fais paraître,

              Et les lieux où tu cesses d’être,

              C’est là qu’est l’enfer et la mort.

 

              Puisque c’est à toi que j’aspire,

              Qu’en toi seul est ce que je veux,

Il faut bien qu’après toi je pleure, je soupire,

              Et que jusqu’à ce que j’expire,

              J’envoie après toi tous mes vœux.

 

              Quelle autre confiance pleine

              Pourrait me promettre un secours

Qui de tous les besoins de la misère humaine,

              Par une vertu souveraine,

              Pût tarir ou borner le cours ?

 

              Toi seul es donc mon espérance,

              L’appui de mon infirmité,

Le Dieu saint, le Dieu fort, qui fait mon assurance,

              Qui me console en ma souffrance,

              Et m’aime avec fidélité.

 

              Chacun cherche ses avantages ;

              Tu ne regardes que le mien,

Et c’est pour mon salut qu’à m’aimer tu t’engages,

              Que tu calmes tous mes orages,

              Que tu me tournes tout en bien.

 

              La rigueur même des traverses

              A pour but mon utilité :

C’est la part des élus ; par là tu les exerces,

              Et leurs tentations diverses

              Sont des marques de ta bonté.

 

              Ton nom n’est pas moins adorable

              Parmi les tribulations,

Et dans leur dureté tu n’es pas moins aimable

              Que quand ta douceur ineffable

              Répand ses consolations.

 

              Aussi ne mets-je mon refuge

              Qu’en toi, mon souverain auteur ;

Et de tous mes ennuis quel que soit le déluge,

              Hors du sein de mon propre juge

              Je ne veux point de protecteur.

 

              Je ne vois ailleurs que faiblesse,

              Qu’une lâche instabilité,

Qui laisse trébucher au moindre assaut qui presse

              L’effort de sa vaine sagesse

              Sous sa propre imbécillité.

 

              Hors de toi point d’ami qui donne

              De favorables appareils,

Point de secours si fort qui soudain ne s’étonne,

              Point de prudence qui raisonne,

              Point de salutaires conseils.

 

              Il n’est sans toi docteur ni livre

              Qui me console en ma douleur ;

Il n’est de tant de maux trésor qui me délivre,

              Ni lieu sûr où je puisse vivre

              Exempt de trouble et de malheur.

 

              À moins que ta sainte parole

              Relève mon cœur languissant,

À moins qu’elle m’instruise en ta divine école,

              Qu’elle m’assiste et me console,

              Le reste demeure impuissant.

 

              Tout ce qui semble ici produire

              La paix dont on pense jouir,

N’est sans toi qu’un éclair si prompt à se détruire,

              Que le moment qui le fait luire

              Le fait aussi s’évanouir.

 

              Non, ce n’est qu’une vaine idée

              D’une fausse tranquillité,

Une couleur trompeuse, une image fardée,

              Qui n’a ni douceur bien fondée,

              Ni solide félicité.

 

              Ainsi tout ce qu’a cette vie

              D’éminent et d’illustre emploi,

Les plus profonds discours dont l’âme y soit ravie,

              Tous les biens dont elle est suivie,

              N’ont fin ni principe que toi.

 

              Ainsi de toute la misère

              Où nous plonge son embarras

L’âme sait adoucir l’aigreur la plus amère,

              Quand par-dessus tout elle espère

              Aux saintes faveurs de ton bras.

 

              C’est en toi seul que je me fie ;

              À toi seul j’élève mes yeux ;

Dieu de miséricorde, éclaire, sanctifie,

              Épure, bénis, fortifie

              Mon âme du plus haut des cieux.

 

              Fais-en un siège de ta gloire,

              Un lieu digne de ton séjour,

Un temple où, parmi l’or et l’azur et l’ivoire,

              Aucune ombre ne soit si noire

              Qu’elle déplaise à ton amour.

 

              Joins à ta clémence ineffable

              De ta pitié l’immense effort,

Et ne rejette pas les vœux d’un misérable

              Qui traîne un exil déplorable

              Parmi les ombres de la mort.

 

              Rassure mon âme alarmée ;

              Et contre la corruption,

Contre tous les périls dont la vie est semée,

              Toi qui pour le ciel l’as formée,

              Prends-la sous ta protection.

 

              Qu’ainsi ta grâce l’accompagne,

              Et par les sentiers de la paix,

À travers cette aride et pierreuse campagne,

              La guide à la sainte montagne

              Où ta clarté luit à jamais.

 

 

 

 

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Note du webmestre  :

 

Le quatrième livre traditionnellement associé

à l’Imitation n’est pas de la même main que les trois premiers,

comme le prouvent les plus anciennes éditions,

lesquelles ne comptaient bien que trois livres.

Le quatrième livre constitue un ajout anonyme

dont le contenu ne procède aucunement du même esprit.

Pour cette raison, nous nous limitons ici

aux trois seuls livres authentiquement attribuables

à l’auteur véritable de l’œuvre.

 

Les lecteurs qui voudraient néanmoins lire

le quatrième livre, dans sa version cornélienne,

pourront le faire en accédant au site Gallica à l’adresse suivante :

http ://gallica.bnf.fr/

À noter que la version en prose

donnée par Lamennais est également accessible.

On la trouvera sur le site Livres mystiques, à l’adresse suivante :

http ://www.livres-mystiques.com/index.htm

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net