Le violon de la douleur
Il reste le sommeil
Non, la douleur est noire.
O. de Lubicz Milosz.
à mon ami Marcel Pagnol
Le violon gît exposé
Dans la vitrine du luthier.
Il est verni de brun rosé
Inaccessible, sans pitié
Pour mon archet inexaucé.
Ah ! que je voudrais le presser
Sur mon vieux cœur décordé.
Je suis plus las que paresseux
Et mon désir est débordé
Par le bonheur qui va passer.
Tenir dans ma main cet archet
Ainsi qu’un dieu trahi, racler
Sur les cordes de vie gâchée
Hennir d’amour et renâcler
Sous étriers du grand Archer.
Chanter les années blafardes
Et tous les deuils que j’ai portés
Sous les solives de mansardes.
Quant à l’aube j’ai transporté
À la cloche mes pauvres hardes.
Jouer pour les infortunés
Pour ceux qui n’ont pas de chance,
Pour les guignards, pour les lunés,
Dont la chimère folle s’élance
Vers les sommets illuminés.
Chanter sous les bannières
Précédant les joies mortes
Pour les gorges printanières
Parties loin sans escorte
Vers les hommes des tanières.
Jouer les blanches aubades
Aux amantes du repentir
Tombées sous les dérobades
Et à Lisbonne s’anéantir
Dans l’abîme des saudades.
Jouer pour les torses de marbre
Afin que les veines chantent
Comme les harpes dans les arbres
De Dalmatie qui s’éventent
Sous les cieux de cinabre.
Pleurer sur les cordes tendues
De l’angoisse crépusculaire
Tombant sur les mornes étendues
Sous la lune auriculaire
Quand se dépend l’âme de pendus.
Sortir de ce bois verni
Les Requiem de vies brisées,
Les triomphes posthumes ternis.
Morsures de vies civilisées
Pourrir dans les cercueils vernis.
Jouer pour les moulins à vent
Qui ne chantent jamais depuis
Que leurs ailes sous les ahans
Se sont brisées sur les épis,
Mortes de soif en s’abreuvant.
Jouer l’amour des sans amour,
Les complaintes de vains regrets
Aux sons de funèbres tambours
Et les plaintes dans les agrès
Sur l’océan de verts labours.
Jouer pour les pauvres hères
Les offensés, les rejetés,
Honte éternelle d’hémisphères
Humiliés, jamais fêtés
Fils naturels de mère misère.
Chanter pour l’âme de Mahatma
Les prières millénaires.
Son corps flambant sur un amas
Cendré, d’urnes cinéraires,
Pour se fondre dans le Rama.
Jouer devant les murs de pleurs
Jérusalem, Thèbes, Palmyre
Et pour Paris où repleure
Sur les cordes de la lyre
La France en sa juste colère.
Jouer sur les rayons d’astres
Mortes d’ennui d’éternité
Des symphonies de désastres
L’immense croix de l’humanité
Sur nécropole sans cadastres.
Calmer avec l’archet léger
Les lourds soucis fins de mois
Sur mes cheveux il va neiger
Mes blonds soleils d’autrefois,
Au front pensif d’un berger.
Jouer pour les assassinés
Chénier, Max Jacob, Lorca ;
Les fusillés, les calcinés,
Pour l’ami gazé Voronca
Cher Ilarie déraciné.
Gémir pour René-Guy Cadou
Mon jeune ami de Luisfert,
Mort au printemps, divin et doux
Parti pour le céleste transfert
Que l’on nomme le Paradou.
Jouer même pour les sourds
Qui ne peuvent plus entendre
Et dont les cœurs sont si lourds
Sans pouvoir jamais se fendre
Aux cris tendres jaillis d’amour.
Jouer devant Ambassades
Pour tous les veilleurs de nuit
Veillant les heures maussades
Dont les rêves sont détruits
Derrière les tristes façades.
Jouer pour les grandes villes
Paris, Londres, New-York, Rome,
Peuplées de multitudes serviles
Hurlant dans les hippodromes
De Calcutta, Milan, Dauville.
Jouer pour tous les mal lotis
Que les guerres ont transplantés,
Les affamés, pauvres blottis
Jouer dans les maisons hantées
Des fantômes de Pierre Loti.
Jouer dans le vide de l’Espace,
Pour Gagarine et pour Shepard,
La terre bleuie qui s’efface
Pour ceux qui ont manqué départ
Et disparu de la surface.
Jouer pour les pauvres nègres
Dans les églises d’Alabama
Chantant les psaumes allègres
Qu’Abraham Lincoln clama :
La Liberté blanche de nègres.
Jouer les chants d’humanité
Désespérée et menacée,
Épouvantée, sans unité,
Malgré les satellites lancés
Sur l’orbite de fraternité.
Jouer pour ceux qui m’ont aimé,
Qui m’ont trahi et fait du mal !
Les compagnons qui m’ont semé,
Jouer pour le Dormeur du Val,
Arthur Rimbaud, le mal-aimé.
Pleurer sur la tombe de Maman,
Au Monastère de Plevlié,
Pour lui demander l’aman
De l’avoir presque oubliée,
Andja, ma chère et douce Maman.
Gémir pour mon père Damilo,
Qui fut si bon et taciturne,
Pour allumer le Kandilo
Devant l’icône et l’urne,
Pour l’âme de mon père Danilo.
J’ai regardé le violon
Dans la vitrine aux verres ternis,
Et puis j’ai dit : À quoi bon !
Il est trop cher et trop verni,
Et nul ne me fera ce don.
Le violon de la douleur
Reste couché dans sa vitrine.
Prenons la flûte du rémouleur
Pour les sanglots de poitrine,
Chants matinaux du roucouleur.
Bogomir DALMA,
Londres, le 1er janvier 1962.
Recueilli dans Louis Lippens,
Anthologie de poésie contemporaine 1962,
Éditions du CELF, 1962.