La vallée de Chambon
PAYS NATAL DE L’AUTEUR.
Lorsque dans notre Creuse aux sites pittoresques,
Couverte de grands bois aux dômes gigantesques,
Le touriste blasé vient égarer ses pas ;
Sur ce sol tourmenté son œil n’aperçoit pas
Des modernes jardins les méandres féeriques
Ni des immenses parcs les lignes symétriques,
Mais d’admiration ils se sont transportés
Par un spectacle empreint d’une agresse beauté :
Beauté tout à la fois gracieuse et sauvage.
Digne de Salvator, ce peintre d’un autre âge. (*)
Ce sont de grands étangs aux transparentes eaux ;
C’est le genêt fleuri qui dore les coteaux ;
Sur leurs versants ce sont de blanches cascatelles
Où viennent roucouler les blondes tourterelles.
Sur quelques pics chenus où nichent les oiseaux,
Au milieu d’un fouillis d’herbes et d’arbrisseaux,
Ce sont les vieux débris des manoirs solitaires,
Des ravins escarpés pleins de sombres mystères
Où roule avec fracas un torrent écumeux ;
Ici, des oasis, là, des monts sourcilleux.
Ce sont de frais enclos, de belles métairies,
Des troupeaux ruminants au milieu des prairies,
Et pour cadre rustique à ce calme tableau
Le panache ondoyant du chêne et du bouleau.
Souvent il aperçoit à travers la clôture
Dont le feuillage épais lui donne là pâture,
Le mufle d’un grand bœuf, d’un fauve rutilant
Qui le suit d’un regard placide et nonchalant :
Par de là dans les prés une jeune cavale
Hennit, bondit, fend l’air, semblable à la rafale ;
Sous le soleil de Dieu la douce liberté
Donne un charme de plus à sa mâle beauté.
Constellés de bluets et tels qu’un lac immense
Dont le flot moutonneux doucement se balance ;
Ce sont des champs de blé dont les épis mouvants
Mollement onduleux aux caprices des vents
Miroitent aux regards comme une moire antique
Ou comme les flots bleus du golfe adriatique.
Quelquefois l’alouette, entonnant ses concerts
Pirouette en volant, et plane dans les airs :
Et plus loin un berger du fond d’une ravine,
Ou du sommet boisé d’une ombreuse colline,
Cantilène d’espoir, de chagrin ou d’amour,
Lance sa note aiguë aux échos d’alentour.
« Si poursuivant sa route à travers la campagne,
Côtoyant des guérets, des bois, une montagne,
Ou les bords veloutés de gazouillants ruisseaux,
Il arrive au sommet d’un des larges plateaux
Qui dominent la plaine où s’étend la vallée,
Il admire Chambon à travers la feuillée
Se chauffant aux rayons d’un soleil radieux ;
C’est un beau paysage, aux sites gracieux,
Plein d’ombre et de clarté ; c’est une douce idylle
Qui rappelle à l’esprit Théocrite et Virgile.
Sous les feux du midi nonchalamment couché,
Aux pieds d’un des coteaux comme un oiseau caché,
Entouré de jardins, printanière parure,
Chambon semble dormir dans un nid de verdure,
Et content de son sort, loin de toute grandeur,
Comme un sage goûter son modeste bonheur :
Et tandis qu’au soleil les maisons se prélassent
Elles semblent sourire aux voyageurs qui passent,
Et leur dire gaiement : vous qui courez toujours,
Au tranquille vallon accordez quelques jours.
Voyez nos longs sentiers et nos vastes prairies
Où l’on peut promener ses vagues rêveries,
Et de nos vêtements l’éclatante blancheur,
Courir, toujours courir, est-ce donc le bonheur ?
Le touriste charmé suspend alors sa course,
Pour un léger tribut qu’il en coûte à sa bourse,
Il goûte les bienfaits d’une hospitalité
Qui laisse un souvenir dans son cœur enchanté.
C’est qu’aussi la vallée, au beau mois de Marie,
Éblouit le regard, ravissante féerie,
Que l’âme épanouie à ce tableau charmant
Sent se glisser en elle un nouveau sentiment.
Ce n’est plus de Paris la grande et folle ivresse,
C’est de l’aspect des champs la sereine allégresse,
Le doux enivrement, le calme et pur bonheur
Que nous fait éprouver l’œuvre du créateur ;
Qui vient remplir le cœur, sans enfiévrer la tête,
Et que Dieu met surtout dans l’âme du poète.
La Vouëze et la Tarde aux circuits inégaux
Traversant le vallon en confondant leurs eaux
Entourent la cité d’une riche ceinture
Qu’orne des arbrisseaux l’éclatante bordure.
Quand la brise embaumée agite les roseaux,
Et ride, en l’effleurant, la surface des eaux ;
On voit l’oiseau pêcheur caché sous la feuillée
Passer éblouissant comme une fleur ailée
Puis s’arrêtant soudain, vers l’eau le cou tendu,
Plonger et puis saisir le poisson éperdu ;
Le nomade loriot, aux teintes de topaze,
Siffler en voltigeant sa musicale phrase,
La belle libellule au corsage éclatant,
Scintiller au regard dans son vol inconstant,
Et tandis que l’insecte autour des fleurs bourdonne,
Le moulin chante au loin son tic-tac monotone.
Sur les ondes le verne, épandant ses rameaux,
Forme un treillage épais, s’arrondit en berceaux
Où le tyran des eaux, à l’appétit vorace,
Donne large carrière à son instinct rapace.
Horizon déployé pour le plaisir des yeux,
En face est un taillis où les oiseaux joyeux
Au printemps des amours sous de sombres arcades
Donnent malin et soir leurs fraîches sérénades,
Bosquets mystérieux où les amants discrets
Loin des témoins jaloux se disent leurs secrets.
Lorsque à l’aube vermeille, éclairant la nature,
L’astre roi de son char sur la vallée obscure
Lance ses flèches d’or, et que tout radieux
Il semble rajeunir et la terre et les cieux ;
Que du sol tressaillant les grandes harmonies
Remontent vers le ciel comme des symphonies,
Cet aspect ineffable a pénétré mes sens,
Je reconnais un Dieu digne de mon encens,
Je tombe prosterné dans mon humble misère
Et de mon cœur s’élance une ardente prière.
Ô Paris ! j’ai connu les bals tumultueux,
J’ai goûté tes plaisirs bruyants et fastueux
Ta musique enivrante et tes fêtes splendides
Le sourire attrayant de tes houris perfides,
Mais à ce vain éclat, à tout ce faux bonheur
Je préfère Chambon et son calme enchanteur.
Un rayon de soleil sur ma belle vallée,
Des jeunes souvenirs la riante volée,
L’ombre des bois rêveurs avec leurs doux abris
La limpide fontaine, et les sentiers fleuris.
Là, du moins chaque objet, témoin de mon enfance,
Rappelle à mon esprit les jours de l’innocence,
Les chagrins fugitifs et les bruyants plaisirs,
Et plus tard les projets, les rêves, les désirs.
Ô lieu de ma naissance ! ô petit coin de terre !
Où dorment au lieu saint et mon père et ma mère.
Patrie où s’écoula l’aube des premiers jours,
J’ai bien pu t’oublier, mais je t’aimais toujours ;
Et lorsque dans son sein, inaltérable flamme,
Le Créateur voudra que j’exhale mon âme,
Sur ton sol bien aimé j’espère un jour mourir,
Pour toi mes vœux ardents et mon dernier soupir.
Charles DEGRANCHAMP.
Paru dans La Tribune lyrique populaire en 1861.
(*) Salvator Rosa, peintre italien célèbre de la moitié du 17e siècle.