L’atome

 

 

                                         I

 

La Science, d’hier seulement en vigie,

Croit avoir déjà fait le voyage éternel.

Sa face ardente éclate avec orgueil, rougie

Au vent des astres d’or qui traversent le ciel.

 

Tel l’enfant, de sa force éprouvant la naissance,

Parfois sur quelque marbre auguste s’est rué ;

Telle à ses premiers pas l’humaine connaissance ;

Et pour son coup d’essai, c’est Dieu qu’elle a tué.

 

Pen s’en faut qu’à fouiller nos reins et nos entrailles,

Trouvant partout la vie et nulle part le moi,

Comme l’eau du filet passe à travers les mailles,

Elle n’efface l’homme à son tour sous sa loi :

 

Quand elle aura chassé la certitude antique

De soi-même et des cieux, que lui restera-t-il ?

Si c’est pour n’habiller qu’un néant magnifique,

Pourquoi prendre aux soleils les fuseaux et le fil ?

 

Oui, nous ne saisissons que matière. Baignée

Au flot lacté d’en haut, la vue au loin ne voit

Que des astres criblant l’horizon par poignée

Comme la grêle saute et bondit sur un toit.

 

Oui, ces astres ne sont que des gouttes de flamme

Ou des cailloux éteints noircissant dans l’éther.

La pâle lune avec son visage de femme

Est le charbon cendreux qui reste d’un enfer.

 

Oui, la destruction travaille, universelle,

Les cieux décomposés s’émiettent, c’est le sort ;

Et le pavage bleu des mondes étincelle

Au galop du cheval livide de la Mort !

 

Mais nier Dieu n’est pas éclairer le mystère !

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 1

 

 

Pour expliquer les cieux, commencez par la terre,

Tout est matière, soit : Qu’est la matière enfin ?

 

                                         II

 

Halte ici ! nous touchons l’atome infranchissable !

Ah ! de se recueillir la science a besoin ;

Car ce n’est pas la mer, mais c’est le grain de sable

Qui crie à son orgueil : « Tu n’iras pas plus loin ! »

 

Pas plus loin ? Cependant, suivons-le dans le gouffre.

Est-il un ou multiple ? En le chaos dormant

L’atome du phosphore et l’atome du soufre

Sont-ils le même, au fond, formé différemment ?

 

D’où naît la différence alors ? Matière obscure.

Ton principe, l’atome, a l’éther pour séjour,

Mais l’éther n’a-t-il pas son atome ? Épicure

A-t-il fait éclater l’indivisible au jour ?

 

Qui tient l’atome donc ne tient rien, car il change

Et fond ; un moindre atome en sort toujours, stupeur !

Nous voyons la vapeur s’exhaler de la fange,

El l’éther à son tour surgit de la vapeur...

 

Ah ! l’atome ou le monde, en somme, même chose !

L’un est le germe, et l’autre est la fleur, et tous deux

À des degrés divers de la métamorphose

N’ont aucune existence originelle en eux !

 

J’ai cru, prêtant l’oreille, en heurtant à l’atome,

Qu’il rendrait un son plein ; quelle erreur ! j’ai frappé

De l’ongle, il sonne creux ; – je souffle, et le fantôme

Se disperse ; le monde immense est dissipé !...

 

L’illusion vacille, et bulle à bulle crève !

Forme, clarté, chaleur, – erreur des sens ! Plus bas

La matière est un mot, l’étendue est un rêve,

L’atome a son atome, ou, simple point, n’est pas !

 

Qui le prendra, l’atome, an bout de son aiguille,

Et s’écriera : Touchez l’origine et la fin ?

Voici comment il est, change, se ment et brille...

La création va se refaire en ma main !

 

Ah ! vous n’avez rien fait, puisque l’inexplicable

Habite encore en vous comme au plus noir du ciel !

Dites comment l’atome engendre son semblable !

Nous sommes à nous-même un problème éternel !

 

Quand l’hymen te féconde, ô femme sous le voile,

Qui te révélera l’oracle de ton sein ?

Nous scrutons dans les cieux comment naît une étoile,

Mais qui dira comment se fait le genre humain ?

 

J’y cherche en tremblant l’âme, et je n’en vois pas trace,

D’où vient alors qu’au fond de ce germe perdu

Puissent tenir l’espèce, et la forme, et la race,

Et l’effrayant passé dans la nuit descendu,

 

Et la chaine des temps et des siècles immenses,

Rien qu’en une enfermant les générations,

Avec l’homme nouveau, qui sort de ces semences

Et porte en soi déjà les futuritions ?

 

Oh ! des fils emmêlés de la trame infinie

Rencontre inexplicable ! Allons, dites, parlez,

Comment dans ce point sombre il s’ajoute un génie

Au total des soleils anciens accumulés !

 

Tous sont en lui, pourtant, explosion sublime,

Il est autre ! D’où vient cet étranger ? Destin !

Où donc en cet atome, imperceptible abime,

Où donc le temps, l’espace et la matière enfin ?

 

                                        III

 

Comme un chêne profond s’émeut jusqu’aux racines

Quand l’oiseau le traverse en volant à son nid,

L’arbre Univers frémit jusqu’en ses origines

Lorsque au baiser tremblant l’ardent baiser s ‘unit.

 

Cependant que tous deux palpitent dans le songe,

L’amour, au but sacré conduisant leurs accords,

Ramasse au-dessus d’eux le ciel sans borne, et plonge

Pour créer une vie au puits sans fond des morts !

 

Ainsi la loi, niveau sous qui rien n’a de cime,

Trahissant je ne sais quelle auguste unité,

Intéresse à l’atome obscur, au ver infime

Le monde, en son ampleur et son éternité !

 

Tout se tient. D’être en être et de sphères en sphères

Le long d’un impalpable et frémissant réseau

Court, ainsi que le flot qui bat dans nos artères,

L’onde des forces, flux toujours plein et nouveau !

 

Quelle est celle unité, par éclairs saisissable ?

Oh ! qui donc, entassant tous les chiffres de feu

Du ciel, et du chaos les sombres grains de sable,

En tirera la somme et dira si c’est Dieu ?

 

Rien de créé, mais rien d’anéanti. La somme

Reste égale toujours. L’univers est constant.

Et cependant il marche et montre à l’œil de l’homme

Vers un soleil plus beau chaque soleil montant !

 

L’existence s’accroit et s’ennoblit sans cesse ;

L’âme ouvre un vol plus large au ciel plus éclairé,

Et hors de l’œuf cassé chantant son allégresse

Abaisse chaque jour l’horizon d’un degré !

 

La douleur, toujours grosse, enfante pour la joie ;

Tout chaos forme un astre en ses flancs inconnus,

La chrysalide horrible en splendeur se déploie,

El la boue en travail modèle une Vénus !

 

Elles-mêmes les lois lentement se déforment,

Car l’une mord sur l’autre et la détruit enfin ;

Combien dans le néant et les ténèbres dorment,

Instruments qu’à la rouille a laissés le destin !

 

Un choix mystérieux les essaie ; et peut-être

Le tout simplifié n’en aura qu’une un jour ;

La plus forte vaincra ; mais qui la peut connaître ?

Sera-t-elle la Mort ? Sera-t-elle l’Amour ?

 

                                        IV

 

Oh ! ce sera l’Amour ! car ce n’est pas un rêve,

Cette marche en avant, calvaire radieux !

Montée où l’Être, né dans le chaos, s’élève

Duns le fourmillement sans limite des cieux !

 

Quoi ! parce que la Mort semble barrer la route,

Parce qu’on voit là-haut quelques soleils pourrir,

Vieux vaisseaux devenus inutiles sans doute,

Croire, insensés ! que l’Être infini peul périr !

 

Un système de moins pèse-t-il quelque chose ?

De ces charbons éteints le vent ne peut-il donc

En les entre-choquant faire un paradis rose

Où des vivants, charmants et purs, s’adoreront ?

 

Non. Le torrent de l’être et de la vie emporte

Ces débris dans son cours, transformateur puissant ;

La Force, dans sa cuve où bout toute chair morte,

Aux univers vieillis refait un plus beau sang !

 

Partout l’Être ! Toujours l’Être ! Et puis l’Être encore !

Plus loin que l’invisible et que l’imaginé !

Oh ! des arrière-cieux épouvantable aurore !

Oh ! brûlement des yeux du voyant prosterné !

 

Être ! en ta profondeur éternelle, absolue,

Substance des soleils, force des choses, lieu,

But et moyen de tout, voici : je te salue !

Mais quel nom te donner, si nous supprimons Dieu ?

 

                                         V

 

Amour, justice, vie et mort, intelligence,

Ces mots que l’on comprend se sèchent devant Toi,

Et te les appliquer, c’est prouver sa démence :

Qui donc, parlant du Tout, dira : « Je le conçoi ? »

 

L’ombre étant pénétrable, ô Lumière infinie,

Tu caches tes secrets dans l’éblouissement.

Mais j’entends par lambeau ta sublime harmonie ;

C’est assez pour calmer l’horreur de mon tourment.

 

Il suffit que tu sois pour que je me rassure.

Les parfums du printemps entrent dans ma prison.

Et dans le ciel ouvert que ta présence azure

L’aile de l’espérance emporte ma raison.

 

Puisque rien ne se perd, que tout s’idéalise,

Le mal, vu d’un peu haut, disparaît. Tout est bien !

À fleur de terre, elle est, cette loi qui nous brise,

Terrible ; – à la hauteur du cœur, ce n’est plus rien.

 

Être ! Il ne se peut pas que de ton sein je sorte !

Voilà la certitude et la sérénité !

Et peut-être qu’enfin la mort n’est qu’une porte

Qu’on pousse pour entrer dans l’immortalité !

 

Vivons donc ! accroissons les forces de la vie !

Avançons la poitrine au grand vent qui bruit !

Si l’espace est à nous, passons-nous-en l’envie !

Étoilons de nos pas les chemins de la nuit !

 

Qui marche, sur ses pas entraîne un peu du monde !

Aucun effort perdu ! Tout est semence et feu !

Qui dit vertu dit force, et la force est féconde.

L’univers est un bloc qui se façonne en Dieu !

 

Agissons bien ; hâtons l’accord final des choses ;

Et quand l’heure viendra qu’au gouffre nous passions,

Avec nos bras croisés et nos prunelles closes,

Livrons-nous confiants aux transmigrations.

 

 

 

Paul DELAIR, Testament poétique.

 

Recueilli dans les Suppléments à l’Anthologie

des poètes français contemporains, 1923.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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1 À la marge du brouillon manuscrit on lit l’indication suivante,

qui ne fournit pas la rime :

                   Substance et force, c’est deux problèmes pour un !