Les malheurs de la Grèce moderne

 

CHANT D’UN GREC PROSCRIT.

 

 

         BEAUX lieux, où je n’ose m’asseoir,

         Pour vous chanter dans ma nacelle,

         Au bruit des vagues, chaque soir,

         J’accorde ma lyre fidèle ;

         Et je pleure sur nos revers,

         Comme les Hébreux dans les fers,

         Quand Sion descendit du trône,

         Pleuraient au pied des saules verts,

         Près les fleuves de Babylone.

 

Mais dans les fers, Seigneur, ils pouvaient t’adorer ;

Du tombeau de leur père ils parlaient sans alarmes ;

Souffrant ensemble, ensemble ils pouvaient espérer :

Il leur était permis de confondre leurs larmes :

         Et je m’exile pour pleurer.

 

         Le ministre de la colère

         Prive la veuve et l’orphelin

         Du dernier vêtement de lin

         Qui sert de voile à leur misère.

         De leurs mains il reprend encor,

         Comme un vol fait à son trésor,

         Un épi glané dans nos plaines ;

         Et nous ne buvons qu’à prix d’or

         L’eau qui coule de nos fontaines.

 

De l’or ! ils l’ont ravi sur nos autels en deuil ;

Ils ont brisé des morts la pierre sépulcrale,

Et de la jeune épouse écartant le linceuil,

Arraché de son doigt la bague nuptiale

         Qu’elle emporta dans le cercueil.

 

         Ô nature ! ta voix si chère

         S’éteint dans l’horreur du danger ;

         Sans accourir pour le venger,

         Le frère voit frapper son frère

         Aux tyrans, qu’il n’attendait pas,

         Le vieillard livre le repas

         Qu’il a dressé pour sa famille ;

         Et la mère, au bruit de leurs pas,

         Maudit la beauté de sa fille.

 

Le lévite est en proie à leur férocité ;

Ils flétrissent la fleur de son adolescence,

Ou, si d’un saint courroux son cœur s’est révolté,

Chaste victime, il tombe avec son innocence

         Sous le bâton ensanglanté.

 

         Les rois, quand il faut nous défendre,

         Sont avares de leurs soldats ;

         Ils se disputent des États,

         Des peuples, des cités en cendre ;

         Et tandis que, sous les coteaux

         Le sang chrétien à longs ruisseaux

         Inonde la terre où nous sommes :

         Comme on partage des troupeaux

         Les rois se partagent des hommes.

 

Un récit qui s’efface, on quelques vains discours,

À des indifférents parlent de nos misères,

Amusent de nos pleurs l’oisiveté des cours :

Et nous sommes chrétiens, et nous avons des frères,

         Et nous expirons sans secours !

 

         L’oiseau des champs trouve un asile

         Dans le nid qui fut son berceau,

         Le chevreuil sous un arbrisseau,

         Dans un sillon le lièvre agile ;

         Effrayé par un léger bruit,

         Le ver, qui serpente et s’enfuit,

         Sous l’herbe ou la feuille qui tombe,

         Échappe au pied qui te poursuit...

         Notre asile à nous, c’est la tombe !

 

Heureux qui meurt chrétien ! grand Dieu, leur cruauté

Veut convertir les cœurs par le glaive et les flammes,

Dans le temple où tes saints prêchent la vérité,

Où de leur bouche d’or descendaient dans nos âmes

         L’espérance et la charité.

 

         Sur ce rivage, ou des idoles

         S’éleva l’autel réprouvé,

         Ton culte pur s’est élevé

         Des semences de leurs paroles.

         Mais cet arbre, enfant des déserts,

         Qui doit ombrager l’univers,

         Fleurit pour nous sur des ruines

         Ne produit que des fruits amers,

         Et meurt tranché dans ses racines.

 

O Dieu ! la Grèce, libre en ses jours glorieux,

N’adorait pas encor ta parole éternelle ;

Chrétienne, elle est aux fers, elle invoque les cieux !

Dieu vivant, seul vrai Dieu, feras-tu moins pour elle

         Que Jupiter et ses faux dieux ?

 

 

 

Casimir DELAVIGNE.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1825.

 

 

 

 

 

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