Le chrétien, un homme insolite

 

 

 

Dans la mesure où un chrétien professe sa foi et essaie de la vivre, il devient insolite aux croyants comme aux incroyants.

Cela parce que l’Évangile, jusqu’à la fin des temps, ne cessera pas d’être la Bonne Nouvelle pour les Juifs comme pour les Gentils. L’insolite du chrétien est purement et simplement sa ressemblance avec Jésus-Christ, la ressemblance de Jésus-Christ insérée dans un homme par le baptême, et qui, traversant son cœur, arrive comme à fleur de peau.

Cette ressemblance, c’est les traits mêmes du Christ ; comme les deux yeux, le nez, la bouche font une figure d’homme, quels que soient l’âge, la mentalité, la couleur de cet homme.

Cette ressemblance, c’est les traits du Christ, sur les intelligents et sur les sots, sur ceux qui souffrent un peu et sur ceux qui souffrent beaucoup, sur les grands et les petits selon le monde.

Cet « insolite », ce n’est pas d’être un homme remarquable et remarqué qui le confère au chrétien ; c’est le refus ou la dénonciation dans sa propre vie de tout ce qui peut rompre sa ressemblance avec Jésus-Christ. Ce n’est pas la réalisation éclatante d’un homme chrétien. C’est le Christ, toujours le même, qui montre son visage à travers celui d’un homme.

 

Non seulement il croit en Dieu mais il doit l’aimer comme un fils aime un père tout aimant et tout-puissant, à la façon du Christ.

 

Non seulement dépendant de Dieu mais souverainement libre, par la volonté de Dieu.

 

Non seulement il aime son prochain comme lui-même, mais il doit l’aimer « comme le Christ nous a aimés », à la façon du Christ.

 

Non seulement frère, mais un frère bon – en paroles, en actes. À cette bonté il n’y a pas de limites et il n’y a pas de dispense.

 

Non seulement frère de son proche prochain, mais du prochain universel.

 

Non seulement frère légal, mais frère pratique ; de plain-pied : il ne descend vers personne, sans distance ; il est le prochain de tous, ne s’abaisse ni ne s’élève – à niveau ; sans privilège et sans droit, sans supériorité.

 

Non seulement donnant mais partageant, prêtant mais ne réclamant pas ; disponible à ce qu’on lui demande, mais à plus qu’on ne lui demande.

 

Non seulement sans mensonge ; mais sans silences – sans « ajoutures ».

 

Non seulement frère de ceux qui l’aiment, mais de ses ennemis ; non seulement supportant les coups, mais ne s’éloignant pas de qui le frappe.

 

Non seulement ne rendant pas le mal, mais pardonnant, oubliant ; non seulement oubliant mais rendant le bien pour le mal.

 

Non seulement souffrant, mis à mort par certains, mais mourant en souffrant pour eux ; non seulement une fois mais chaque fois.

 

Non seulement jugeant avec justice mais ne jugeant personne.

 

Non seulement partageant ce qu’il a à lui ou en lui, mais donnant la seule chose que Dieu lui ait donnée en propre : sa propre vie.

 

Non seulement combattant le mal au-dedans – en lui – mais au-dehors ; luttant non seulement contre le mal, où qu’il soit, mais contre ses fruits : le malheur, la souffrance ou la mort. Mais il combat par le bien et sans commettre le mal, et, s’il s’agit du bonheur de beaucoup, n’accepte pas de le payer par le malheur d’un seul.

 

Non seulement il combat le mal dans le monde ; mais il accepte la souffrance qu’il doit souffrir.

 

Non seulement il l’accepte, mais il l’accepte volontiers, volontairement, parce qu’elle est l’énergie, l’efficacité, l’arme du combat chrétien.

 

Non seulement il combat mais il combat sans gloire, pour que Dieu, lui, soit glorifié, son nom sanctifié, son règne en marche.

 

Non seulement il accepte de ne pas ressembler à un héros, mais de ne pas l’être. Non seulement de ne pas être admiré mais d’être ignoré ; non seulement de ne pas avoir l’estime des autres, mais sa propre estime.

 

Non seulement il mise toutes ses forces sur sa tâche, mais il ignore à quoi sert cette tâche ; non seulement il ignore qui l’a commencée ou la continue, mais il ignore l’œuvre de Dieu dans laquelle elle est utilisée.

 

Non seulement il combat, mais il est paisible, car ce que Dieu tout-puissant et tout-aimant a commencé ou continue, c’est toujours lui qui le finit avec puissance et avec amour. Il attend de Dieu avec une confiance « increvable » ce pour quoi il travaille avec toutes ses forces et que ses forces ne peuvent réaliser. C’est à Dieu qu’il demande que sa volonté soit faite ; de Dieu qu’il attend que son règne arrive. La prière est pour lui l’énergie de l’action.

 

Non seulement il aime la vie parce que Dieu l’a faite, mais il est heureux de vivre une vie qui pour tous les hommes est éternelle.

 

Non seulement il est heureux de vivre, mais il est heureux de mourir parce que mourir c’est naître à l’éternité, parce que tout homme sera jugé par l’amour de Dieu, par la justice compatissante de Dieu ; non seulement parce que la création est fille de Dieu mais que sa beauté, même sabotée, est indestructible ; non seulement parce que l’homme est submergé des biens de Dieu, mais parce que Dieu ne permet le mal que pour en faire naître un meilleur bien.

 

Non seulement il agit dans le temps, mais il attend les fruits d’éternité dont il sème la semence dans le temps. C’est ce qu’il appelle l’espérance.

 

Non seulement il est heureux parce qu’il vit grâce à Dieu et pour Dieu, mais parce qu’il vivra et fera vivre ses frères avec Dieu pour toujours.

 

 

 

Madeleine DELBRÊL,

La joie de croire, Seuil, 1968.

 

 

 

 

 

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