Prier entièrement
Demandons la prière au Seigneur par une demande concrète, en y « mettant le paquet », en y mettant tout ce dont nous disposons, même si ce tout est très peu : tout notre peu de force, tout notre peu de goût, tout notre peu de temps. Tout ce que nous mettrions dans une demande humaine qui nous tient à cœur, même si nous la faisons un jour où nous nous traînons, où la migraine nous abrutit, où le temps nous est compté.
Pour demander ce que nous voulons vraiment, nous faisons tout ce que nous pouvons vraiment ; ce tout suffit : demandons la prière, même si ce tout n’est presque rien.
Prier, ce n’est pas la définition du vieux cantique : « Prier, c’est le bonheur, c’est une joie suprême !... » ; ce n’est pas faire sa prière, une prière.
Prier, c’est cesser de faire autre chose, c’est d’abord l’arrachement de ce que l’on fait pour parler à Dieu.
Prier, c’est non pas se séparer des autres, se décharger de ce que nous avons à faire, mais c’est regarder effectivement vers Dieu, lui parler face à face ; sans détourner la tête ou lui tourner le dos pour, en même temps, chercher à voir quelqu’un ou quelque chose.
Prier, c’est avoir affaire avec Dieu, comme nous aurons affaire à lui au moment de mourir, seul. À ce moment-là, on n’oublie pas les autres, on ne les quitte pas par évasion ou indifférence, mais c’est l’heure pour nous de donner notre vie, notre « tour de mort » dans le monde et pour lui.
Prier, c’est aller à un sacrifice que chacun doit offrir. Laisser ceux qu’on laisse, quitter ceux qu’on quitte constitue en partie le sacrifice de la prière.
Tout nous-même doit réaliser ce « laisser-tout ». Notre corps doit signifier que nous nous tournons vers Dieu. Cela à la façon de chacun et selon chaque minute. Nous pouvons nous mettre à genoux, ou bien marcher si nous sommes amarrés à une table pour travailler. Nous pouvons nous asseoir si nous tournicotons dans « les choses à faire ».
Notre attention doit se détourner de ce qui est recherches de solution en chantier, des souhaits précis pour tel ou tel, de ce que nous croyons utile à réaliser.
Tous les désirs, toutes les inquiétudes, tous les espoirs qui nous habitent doivent rester en nous, mais au point mort, pour que nous allions à Dieu aveuglément, sans prévisions ; demandant à Notre-Seigneur connu des biens inconnus qu’il donne toujours, mais dont nous ignorons ce qu’ils seront, dont nous savons seulement qu’ils sont « le meilleur ».
Nous devons quitter le je, le moi, pour dire nous. C’est dans le Christ, avec lui, par lui, que nous prions. La prière d’un chrétien est la prière du Christ. De la prière du Christ, aucun homme mort, aucun vivant n’est exclu. Elle dit le nous le plus totalitaire qui puisse être.
Dans la foi, notre prière doit coïncider avec ce nous. C’est lui qui la fait participer à la prière du Christ, qui rend la nôtre agissante, efficace sur chacun de tous les hommes, avec une action, une efficacité inaccessibles à nous seuls.
Madeleine DELBRÊL,
La joie de croire, Seuil, 1968.