Un exode et un désert
Le « monde », évangéliquement, semble bien être ce qui est en contradiction avec le royaume de Dieu.
Aller dans le monde, accepter l’engagement chrétien dans le monde, ce sera connaître, côtoyer, assumer tout ce qui dans chaque homme de notre proche prochain, ou parmi ces hommes, est étranger, opposé à Dieu.
C’est pénétrer là où, d’une certaine façon, Dieu n’est pas ; marcher vers le dessein inconnu de la rédemption ; marcher, homme au milieu des hommes, mais homme habité par Dieu.
Cela veut dire que dans ses relations pratiques, quotidiennes, un chrétien va se trouver en relations pratiques et quotidiennes non seulement avec des communistes vivants, mais avec le communisme vivant dans des esprits, des volontés, dans les membres du parti.
Le chrétien va se trouver mis en contact avec la négation absolue et publique de Dieu.
Dieu est proclamé inexistant parce que absurde. Un mimétisme collectif de la foi le proclame absolument absurde, au-delà des affirmations raisonnables, là même où le chrétien se situe pour croire un Dieu adorable.
Adorer Dieu, c’est dire Dieu à Dieu dans un seul acte ; tout ce avec quoi est fait un homme chrétien, toutes nos relativités avec Dieu sont reconnues dans un seul acte. Devant le marxisme, l’adoration s’impose comme un acte essentiel de justice élémentaire. On est comme en proie à un mal de Dieu qui est une soif de sa gloire.
Cette négation solennelle de Dieu par le marxisme nous attire invinciblement au milieu de ceux qui la proclament. Elle nous pousse irrésistiblement à nous tenir là où l’on dit : « Dieu est mort », à laisser s’inscrire en nous, à vif, le nom de Jésus-Christ, Dieu et sauveur vivant aussi.
Mais ce nom de Jésus-Christ, inscrit en nous, écrit sur nous, doit un jour, de gré ou de force, devenir publiquement notre nom.
Ce nom du Fils de l’homme et du Fils de Dieu est le signal de l’extrême tension que nous allons subir de l’extérieur.
Tout ce que ce nom dit du Fils de l’homme nous fait accueillir par les communistes, de plus en plus, comme des frères.
Tout ce que ce nom dit du Fils de Dieu nous fait rejeter, toujours comme étrangers, souvent comme ennemis.
La solitude immense de l’adoration qui s’était emparée de nous se double d’une solitude d’amour : « Parce que nous ne sommes pas du monde, le monde nous hait », nous méprise comme en partie inexistants, comme quelque chose de mort, qui peut propager la mort.
Nous espérons alors que l’Église brisera cette solitude que les hommes nous imposent ; qu’elle, elle sera mystérieusement reconnue et nous espérons que nos frères dans la foi, même sans contacts avec nous, seront pour nous une présence fidèle.
Mais nous oublions que, par nature, l’Église est étrangère au monde. Le « temporel » si volumineux qu’il soit n’est en elle qu’un accident. Comme les nomades et les pèlerins, sa loi humaine est indéfiniment marquée de temporaire. Dans la mesure où elle devient apparemment concitoyenne des hommes, la pression du monde et l’Esprit de Dieu, et parfois seul l’Esprit de Dieu, l’entraînent à passer de nouvelles frontières, à affronter de nouveaux exodes, à poursuivre sa terre promise : les promesses faites par Jésus-Christ aux extrémités de la terre.
Cela, elle ne le vit pas en l’air. Il lui faut notre chair, notre sang, notre cœur, il lui faut sans cesse quelques-uns de ses enfants pour le vivre.
Le communisme veut payer ce qui est pour lui amour de l’homme, du prix de la haine de Dieu.
Le communisme veut donner aux hommes ce qu’il appelle bonheur ; mais la condition fondamentale qu’il exige, c’est la mort de Dieu.
Ce rejet de Dieu et ce culte de l’Homme, cette haine de Dieu et ce dévouement à l’homme, ce triomphe de l’homme et cette mise à mort de Dieu, sont proposés, expliqués, exaltés dans une orchestration de propagande idéologique, sont éclairés par les feux croisés d’éclairages éblouissants.
Nous devons souffrir cette propagande et ces éclairages qui peuvent émouvoir, troubler, solliciter les passions humaines qui, en nous, seraient inemployées. Cela peut être peu de chose, cela peut être très dur.
Le communisme ne laisse pas intact le second commandement de la charité. Là aussi, nous sommes mis en tentation.
C’est parce qu’elle est charité que la charité fraternelle déborde toutes nos mesures humaines.
Le prochain que jésus nous montre indéfiniment,
– c’est chaque homme de tous les hommes ;
– c’est toujours pour chacun de tous les hommes ;
– c’est jusqu’au bout des vrais besoins de chaque homme et jusqu’au bout du partage de notre vie,
– et tant que notre vie ne sera pas entièrement répandue.
La charité fraternelle est comme un viaduc reliant d’une seule arche Dieu et les hommes. Cette arche, on ne peut la diviser comme un aller-retour. Elle est une.
C’est pourquoi les traductions de la charité fraternelle sont, telles quelles, irrecevables par la solidarité marxiste.
Ni chaque homme, ni tous les hommes n’ont droit de vie dans l’idéologie marxiste. Ce qui a droit de vivre, ce qui donne le droit de vivre, c’est une collectivité partielle de l’humanité qui porte la conviction d’un bonheur universel, futur dans le temps.
Pour que cette conviction reste pure et active, il faut lui sacrifier tout ce qui ne lui est pas conforme, soit un peu de chaque personne humaine, soit une part de toute l’humanité.
De plus en plus, les deux commandements de la charité deviennent la manifestation indiscutable de la volonté de Dieu sur nous.
Obéir, nous soumettre à leur exigence devient clairement ce qui nous est offert pour glorifier Dieu de notre part et de la part de nos frères.
C’est alors que nous réalisons la nécessité de la foi.
Pour vivre la charité du Seigneur : il nous faut seulement la foi, mais il nous faut toute la foi.
La foi, ce trésor que nous avons reçu, le trésor qui manque au monde, et que nous devons emporter avec nous dans le monde.
La foi, car pour s’enfoncer ainsi, par les frontières qui sont les nôtres, dans le monde qui est notre prochain, toutes les cartes routières sont inutiles ; chaque nouveau monde en est dépourvu.
La foi, car tout ce que Dieu n’a pas authentifié devient lourd et pesant, non seulement ne nous aide pas mais nous encombre.
La foi, car c’est ce qu’elle dit que nous avons à répéter,
rien d’autre,
mais tout,
mais avec d’autres mots dans une autre vie.
Madeleine DELBRÊL,
La joie de croire, Seuil, 1968.