Notre peine quotidienne
Il n’y a pas de peine de hasard.
Notre pain quotidien nous est donné par la peine quotidienne de certains de nos frères. Notre pain quotidien, c’est notre grâce quotidienne, et il y a toujours dans notre grâce quotidienne une petite part qui vient d’une peine quotidienne de quelqu’un, de quelque part.
Il n’y a pas de peine de hasard, il n’y a que notre volonté qui est de hasard et qui ne veut pas toujours sa peine et qui la lésine et qui la marchande et qui la bâcle.
Il y a une peine bien faite comme il y a un ouvrage bien fait.
Nous avons, quand nous nous levons le matin, notre peine à faire comme nous avons noue travail à faire. Et les détails de ce travail sont voulus par la volonté de Dieu comme les détails de cette peine sont voulus aussi par la volonté de Dieu.
On peut faire très bien son travail et ne pas faire très bien sa peine. Nous pouvons facilement contrôler et vérifier les lacunes de notre travail. Nous ne saurons qu’après la mort les brèches irréparables causées dans l’édifice de la grâce par les lacunes de notre peine.
Quand nous faisons la volonté de Dieu, quand nous nous levons, quand nous préparons le repas, quand nous sortons, quand nous faisons une course, quand nous prenons notre train, nous nous enfonçons pour ainsi dire dans l’union au Seigneur en acceptant et en voulant sa volonté.
Quand nous peinons la peine quotidienne, quand nous nous levons avec de la fatigue plein nos jambes, quand nous usons dix fois ce qu’il faudrait de pas, de temps et de nerfs pour préparer le plus simple des repas, quand il faut le faire avec les yeux dans la fumée d’un mauvais charbon qui ne chauffe pas et les pieds sur du pavé glacé...
Quand nous quittons la pièce chaude pour aller dans la rue patiner sur le verglas ; quand en trébuchant et en chassant la neige nous faisons le tour de la ville pour rapporter ou ne pas rapporter les objets les plus modestes...
Quand nous attendons un train qui n’arrive pas sur un quai où l’on a froid, en plus de cette intégration à la volonté de Dieu, nous devenons, par notre peine, les donateurs de la grâce de Dieu.
Vous direz que tout cela, c’est de toutes petites peines. Mais on reconnaît un artiste aussi bien dans sa façon de jouer un morceau d’enfant que dans le plus difficile des concerts.
Ainsi, on reconnaîtrait vite un saint dans ces toutes petites peines. Il y mettrait une aisance, un naturel et aussi une grâce – dans les deux sens du mot –, une bonne grâce qui ferait de cette petite peine une grande œuvre d’amour.
Il faut aimer beaucoup pour avoir l’élégance de sa peine ; pour bien porter sa peine, comme on dit bien porter un vêtement qui ne vous gêne pas, qui est fait pour vous, dans lequel on est à l’aise.
Nous portons notre peine comme des parvenus. Nous la jouons comme un morceau trop difficile, en nous crispant, en regardant les notes, sans style.
Cette dévotion de la volonté de Dieu dans les petites peines nous garderait de deux fautes que nous serions souvent tentés de commettre contre l’esprit « terrien » dont nous parlions tout à l’heure.
La première de ces fautes serait de chercher au delà de notre horizon familier des moyens de rédemption pour notre monde en mal de rachat. Le solde quotidien de cette rédemption dont chacun de nous est débiteur, c’est dans sa ration de peine quotidienne qu’il la trouvera : il aura là le compte exact.
La deuxième faute serait de nous laisser piper par l’écorce de nos actes, de les estimer à leur étendue, à leur surface ; sans nous assurer d’abord que cette surface est entièrement doublée de racines du vouloir divin et sans les estimer à leur épaisseur de peine.
Nos actes vraiment actifs sont ceux-là ; et ceux-là aussi sont nos actes universels. Ils nous branchent sur le courant de sève chrétienne et nous rendent présents partout où un homme a encore besoin de salut.
Nos petites peines, elles, sont enfin le merveilleux moyen que nous avons d’activer, de féconder la grande peine du monde... Rien n’est triste en ce moment [écrit en 1941] comme de voir souffrir des épreuves exceptionnelles, à l’aveugle, par le monde entier.
Et pourtant, ces épreuves lui sont proportionnées comme notre peine quotidienne est proportionnée à chacun de nous. Aussi est-ce une immense joie que de savoir qu’en « voulant » chacune de nos petites peines nous devenons comme les yeux du monde douloureux et tâtonnant.
Quelquefois, un seul vase de couleur met en relief, dans une pièce, toutes les notes de la même couleur qui restaient auparavant inaperçues. On se prend à penser que Dieu, en regardant le monde, à cause de tel ou tel petit bon vouloir qu’il voit briller, accepte la morne passivité de l’ensemble comme un sacrifice digne d’être agréé.
Une petite peine voulue donne une âme à des volumes inouïs de la grande souffrance universelle. C’est par elle que nous aidons le monde à faire validement sa pénitence.
Nous, si friands de nouvelles, si rapides à les interpréter en optimisme ou en pessimisme, songeons-nous que le fait de bâcler un petit morceau de notre peine quotidienne, de renâcler devant ce lever du matin, devant cet aliment insipide, devant cet engourdissement du froid, est de plus grande importance pour l’histoire réelle du monde que tel désastre ou telle victoire commentée par la voix des ondes ?
Madeleine DELBRÊL,
La joie de croire, Seuil, 1968.