L’élégie aux saisons

 

 

                                    I

 

Jet brusque de bouquets qui monte aux branches, fuse,

Éclate et se répand en écume confuse,

Écroulements et cataractes de blancheurs,

C’est la semaine où les arbres blancs sont en fleurs !

 

Mais quel dieu devant toi s’éveille ? quel cortège

S’avance en brandissant ces blancs thyrses ouverts ?

Cette blancheur partout, est-ce flocons de neige

Ou triomphe du dieu qui vient chasser l’hiver ?

Ah ! laisse en toi monter le vertige du monde...

Écoute dans ton sang qui bouillonne et qui gronde,

L’élan miraculeux qui fait jaillir les fleurs...

Extase de parfums ! Vertige de couleurs !

Le vieil enchantement t’enlace et te pénètre.

Ce matin tout s’éveille et l’univers va naître,

Brasier qui se ranime à l’haleine du temps,

Tison dont la chaleur sommeillait sous la cendre...

Le printemps, le printemps, c’est encor le printemps !...

Pourtant qu’il est discret, qu’il est frileux et tendre,

Ce printemps du pays natal !... Ô voyageur,

Recueille-toi, regarde, et peut-être, songeur,

Reverras-tu là-bas, entre l’arbre et les treilles,

Parmi l’alignement des quenouilles pareilles,

Reverras-tu venir, une fleur à la main,

L’enfant qui descendait dans ce calme jardin

Et dont le cœur s’ouvrait parmi l’émoi des sèves...

 

Certes l’orgueil encor devra fouetter tes rêves,

La montage là-bas t’invite. Il t’y faudra

Prétendre, et quand la terre à tes yeux ne sera

Qu’une mer confondant ses forêts et ses seigles,

Lyrique, contemplant le vol plané des aigles

Et l’aspiration du ciel, – il te faudra

Chanter un chant nouveau que toi seul entendra.

 

Les désirs dans ton cœur se presseront en foule.

Pas aujourd’hui. Écoute-moi. Laisse... Refoule

Ces aspirations qui parfois t’ont fait mal,

Et puisque c’est printemps dans le jardin natal,

Écoute simplement la chanson qui s’élève

Du jardin...

                    Ô clarté de la floraison brève

Qui déborde et s’épand comme une mer sans frein,

Chant nouveau d’un ruisseau trop longtemps souterrain,

Appel vers la clarté d’un cor qui s’éternise,

Carillons préludant aux fêtes de demain...

 

Ô jeunesse du sang vous enfiévrant la main !

 

 

                                    II

 

Et voici l’heure auguste aux confins de l’été

Où le vaste secret de la maturité

Ayant gagné la terre et jusqu’au ciel qui change,

Fait du jour un fruit mûr appelant la vendange.

 

Vois, la cime est gravie à présent et demain

Ne la haussera plus et tu tiens dans ta main

Cette heure incomparable et qui te fut donnée...

 

D’une âme épanouie et pourtant étonnée,

Cueille-la comme un gage et comme un talisman

Qu’offre le jour qui fuit et la saison qui ment

Au désir éperdu qui la veut immortelle.

Rien n’échappe à sa course et tout fuit avec elle

Hormis l’instant sublime où ta marche a touché.

 

Mais vous, amis obscurs, vous allez approcher,

Portant selon qu’il faut la serpe et les corbeilles,

Des vignes, vendangeurs, vous, jardiniers, des treilles.

Ayant goûté les fruits et la grappe avant vous,

Mon destin qui du vôtre, amis, n’est pas jaloux,

D’un œil religieux suivra votre cortège.

 

N’ai-je pas pénétré l’auguste privilège,

Vendangeurs, qui vous vaut de prendre dans les mains

La grappe et d’en presser le sang pour les humains ?

Je sais, l’ayant moi-même entre mes mains tenue,

De quel poids pèse ici la grappe retenue

Pour exprimer par vous la vertu de l’été

Vermeil...

                Votre heure approche.

                                                  Et moi j’ai supputé

La force dont le monde, incarné dans l’automne,

Doit déferler demain et bondir dans la tonne,

Et m’inclinant vers toi, je mesure, songeur,

La beauté de ton œuvre auguste, Vendangeur...

 

Mais un plus haut souci m’écarte de la tâche

Et ceux-là mentiraient qui me tiendraient pour lâche

Parce que, de l’effort des tâcherons témoin,

Confondu dans leurs rangs serrés, je n’irai point

Dépouiller le cep noir pour abreuver le monde...

 

Mon domaine immortel n’est pas de la seconde,

J’adore en cet instant l’infini révélé...

 

Vendangeurs avant vous, sans vous, je suis entré

Dans ce jour où le ciel de l’été sur la plaine

Féconde ruisselait, comme une coupe pleine

Qu’on répand toute entière et qu’on n’épuise pas...

J’ai gravi le coteau, solitaire et d’un pas

Lyrique, j’ai rompu mon âme au goût des cimes,

J’ai connu la saveur de ces instants sublimes,

– Et que m’importe, amis, votre humaine liqueur

Quand l’ivresse divine a coulé dans mon cœur ?

 

 

                                    III

 

Mon âme vagabonde à travers le feuillage

Frémira...

André CHÉNIER.

 

Septembre... Un vent soudain souffle au sein du feuillage.

Ouverte... C’est l’automne... Elle vient à pas lents.

Mois du vent, arracheur de feuilles... Beau Septembre,.

Peintre fallacieux par qui ta pourpre et l’ambre

Vont se mêler sur la crinière des forêts !

Et j’écoute le vent qui passe...

                                                      Je voudrais

Que mon vers à son tour comme un arbre frémît !

 

Jardinier, oubliez au printemps le souci

Des fleurs que vous devez semer dans les corbeilles...

Laissez les liserons grimpant au fil des treilles

Ouvrir grand leur calice à la grappe ; laissez

Le chèvrefeuille et la glycine s’enlacer

Et la vigne en festons tapisser la tonnelle

Que rougira si bien l’automne fraternelle.

Là dans l’ombre, loin de tout bruit, portez le banc

Où la fatigue aime à s’asseoir au soir tombant

Parmi l’herbe fanée et la vigne clémente,

Et laissez le portail ouvert...

                                                Ô mon amante,

Si d’autres vont s’asseoir à la place où tu vins

Nos baisers orageux n’auront pas été vains

Puisque j’aurai puisé dans l’ardeur des caresses

Les mots d’espoir, les mot de fièvre ou de détresse

Qui feront sangloter, à la chute du jour,

Les enfants dès l’aurore inclinés vers l’amour.

 

Jardins par les cyprès abrités des bourrasques,

Pareils à ceux qu’un jour je vis aux pays basques,

Oui, puissiez-vous un jour être cela, mes vers.

 

Puissiez-vous, frémissants de rameaux bleus ou verts,

Prés où l’ombre s’épand, corbeille qui alterne

Les fleurs dont la saison a la couleur, citerne

Où, devant le soleil qui se couche, le soir,

Le jardinier descend remplir son arrosoir,

Fleurant l’odeur parfois marine de la terre...

Ah ! puissiez-vous ouvrir votre accueillant parterre

À ceux qui n’ont pas eu de terrestre jardin !

 

Et qu’à leur tour, saisis du silence soudain,

Immobiles devant la nuit, simples et graves,

– Ceux dont les mains de chères mains sont les esclaves

Et ceux qui viennent seuls et lentement errer, –

Ah ! que tous, évoquant la strophe de Chénier,

Ils surprennent mon âme, à jamais calme et sage,

Dans le soupir qui passe à travers le feuillage !

 

 

                                    IV

 

Parce que votre robe est simple, à plis étroits,

Parce que vos beaux pieds sont nus, que vos yeux froids

Ont l’éclat transparent des grands ciels sans nuage ;

Parce qu’entre vos sœurs vous êtes grave et sage,

Froide saison d’hiver, j’ai méconnu vos dons...

 

Mais aujourd’hui je viens vous demander pardon,

À vous, à vous qu’hier encor, mon ennemie,

J’associais aux mots de morte et d’endormie

Et que je dédaignais entre vos sœurs, Saison...

 

Car maintenant je sais que vous avez raison,

Bel hiver dépouillé, hiver aux formes pures,

Par qui l’on peut enfin, méprisant les parures,

Préférer à l’appas des mots capricieux

L’émouvante clarté du visage et des yeux.

 

J’ai souffert cependant car mon cœur n’est pas vide,

Oui, j’ai souffert par vous, bel hiver translucide

Qui voulez notre cœur à vous seul tout entier.

Votre culte exigeant se rit de la pitié,

Vous faites fi de toute amour antérieure,

Ah ! mon cœur est brisé, bel hiver, et je pleure,

Vous réclamant l’illusion comme mon dû...

 

Pourtant que ce clair jour ne soit jamais perdu

Où je connus enfin votre beauté secrète.

Que sa vertu passe dans l’œuvre du poète !

Ah ! qu’elle entre et circule aux sous-bois qu’il lui plut

D’élire, car mon cœur aujourd’hui ne veut plus

De la frondaison folle et du bruyant feuillage.

Que sa clarté s’infiltre au travers d’un branchage

Effeuillé, et que ceux qui viendront, au détour

De ce bois dépouillé mais saturé de jour,

Éblouis quelquefois et fermant la paupière,

Gardent l’émoi sacré d’avoir vu la lumière !

 

 

 

Henry DÉRIEUX.

 

Paru dans La Revue fédéraliste en juillet 1926.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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