Face à face
Les yeux levés, le flanc percé, les bras ouverts,
Tout le corps dégouttant des supplices soufferts
Et sous l’inscription dont Pilate l’attife,
Il est là, comme aux jours d’Hérode et de Caïphe,
Et sa bouche où le fiel se mêle avec le sang
Semble se ranimer pour crier au passant :
« Ô vous tous, qui passez par ces routes maudites,
Regardez ma blessure inguérissable, et dites
S’il est une douleur égale à ma douleur. »
Seigneur, quand je voyais jadis vôtre pâleur,
Quand le Livre rouvert me redisait l’histoire
De votre corps vendu comme bétail en foire ;
Quand, gravissent aussi le roc essentiel,
Je pesais la couronne et la lance et le fiel ;
Quand j’écoutais, porté par le vent du Calvaire,
L’abandon qui vous fit crier vers votre père,
– Comme un mortel hurlant dans l’effroi d’être né, –
« Père, père, pourquoi m’avoir abandonné »,
Je ployais les genoux et je courbais la tête...
D’autres douleurs depuis ont traversé la fête
Qu’enchanta si longtemps la splendeur de vos dons.
J’ai su les dénuements, j’ai su les abandons ;
Dans des ombres de mort qui semblaient infinies
J’ai parcouru cent fois la mer des insomnies
Et cent fois, sous l’horreur qui barrait l’horizon,
J’ai senti tout à coup vaciller ma raison
Et mon cœur échouer sur des rocs d’épouvante.
Vainement j’appelais votre Vertu vivante,
Le vent ne m’apportait qu’un cri d’hilarité.
Et c’est alors, Seigneur, que parfois j’ai douté
(Je m’en accuse ici comme un mauvais apôtre)
S’il n’est pas de douleur qui s’égale à la vôtre !
*
* *
Ma vie a pu tomber sous le tranchant du glaive
Et mes jours égorgés répandre tout leur sang,
N’importe ! – ce défi du sort, je le relève,
J’en appelle, Seigneur, à ton cœur tout-puissant.
Au tombeau désiré mon corps pourra descendre,
La flamme qui m’émut, trembler comme un fanal :
Devant les cieux ouverts, devant la terre en cendre,
Tu me verras monter jusqu’à ton tribunal.
Les cieux hésiteront dans leur gloire, et l’espace
Manquera sous mes pieds titubants : tout debout,
Je plaiderai ma cause avec toi, face à face,
Je débattrai mon sort, sans céder, jusqu’au bout.
La santé qui trahit, l’amour qui se dérobe,
Mes grands élans vers toi, Gloire ; mes reins brisés :
Tout, j’apporterai tout dans les plis de ma robe.
– Tu sauras mes désirs, tu sauras mes baisers,
Tu sauras mes travaux, mes sanglots, mes batailles.
La lutte revivra dans ses emportements,
Et, comme un aruspice, au profond des entrailles
Tu liras mon destin dans ces débris fumants.
L’amitié qui nous happe avec des dents haineuses
Après avoir rompu notre pain ; la terreur
Des jours désespérés, des nuits insomnieuses,
Tout, j’étalerai tout devant tes yeux, Seigneur.
Mais déjà je connais ton ultime sentence...
Tes deux bras s’ouvriront à ton enfant charnel
Et je m’abîmerai dans ta splendeur immense,
Toi qui nous convias à l’amour éternel.
Henry DÉRIEUX, Face à face, 1935.
Recueilli dans Louis Chaigne,
L’anthologie de la renaissance catholique : Les poètes,
Alsatia, 1938.