Heures égales
I
Dans le bourdonnement de guêpe qui s’affole
Autour de l’espalier où l’été lourd insole
La guirlande d’or clair des chasselas pendants,
Marche silencieux et grave.
Et cependant
Que d’une lente ascension, la matinée
Monte, toi, dans une âme au labeur inclinée
Accueille avec un sens plus subtil que l’esprit
Le beau secret du grain qui gonfle et qui mûrit.
Le secret de ton art est tel.
Médite et sache
Comment germe, grandit, mûrit et se détache
À l’obscur espalier que, trop pressé, souvent
L’avide essaim des mots assaille en bruissant,
– Le vers, ce grain parfait de la grappe alourdie
Qu’élève translucide, haut vers le ciel brandie,
Dans la coupe d’azur du rayonnant été,
Le poète, orgueilleux du fruit qu’il a porté.
II
Tranquillité de l’après-midi. Trois septembre.
La fenêtre est ouverte et je vois de ma chambre
Les grands sapins debout dans leur jupe à volants.
Calme si grand qu’on le troublerait en parlant.
Le ciel dans l’étendue entrouvre sa clairière...
Les bosquets que le jour abreuve de lumière
N’ont pas un mouvement, pas un geste, et je vois
Mes chiens sur le pré vert arrondis.
Quelquefois,
Majestueux et lent comme un vers de Virgile,
Un bœuf lointain mugit au fond d’un pré tranquille.
Ô miracle ! déjà l’on rouvre les sillons
Lorsque le foin coupé sèche encore... Un grillon
Essaie un trille ou deux qui restent solitaires
Et rien ne troublerait le calme de la terre
Si le chemin bientôt ne sonnait sous le pas
Des travailleurs qui vont, dans le pré, mettre en tas
Le foin qu’on chargera ce soir sur les charrettes.
Moi, comme eux, pour les jours sans clarté qui s’apprêtent,
Oh ! je voudrais, faneur de septembre, ce soir,
– Alors que le fenil s’ouvre pour recevoir
Le foin mûr qui sent bon le pain tiède et la menthe, –
Recueillir de ce jour la douceur odorante.
III
Le pays dort à la renverse dans l’étang,
Beau miroir chaviré dans un creux.
On entend
Ronronner la batteuse, et la journée est blanche,
Et les arbres, déjà dorés à bout de branche,
Mettent une mollesse émouvante au tableau
Qui s’adoucit encor dans le miroir de l’eau.
Pur écho de clarté d’un été qui s’éloigne !
Le grand ciel clair s’atteste tel et se témoigne
Au creux de l’eau. L’insecte y suscite en passant
Une ondulation qui va s’élargissant.
Une feuille qui tombe... une guêpe qui vibre...
Et la paix, comme une eau, reprend son équilibre.
Ah ! dans l’ombre allongeant sur le sol son manteau
Comme on voudrait dormir laissant au ras de l’eau
Couler, couler à fond sa langueur paresseuse.
Mais le bruit qui s’est tu reprend : c’est la batteuse
Dont la ronflante voix nous rappelle soudain
La tâche qui prélude aux mystères du pain.
IV
Dominique de Bray, n’est-ce pas vous ?... Les Trembles
Sont voisins du village où je reviens souvent
M’abriter... Dominique, excusez, il me semble
Vous avoir rencontré quand j’étais un enfant.
Et c’est pourquoi, qui sait ? relisant votre histoire,
J’ai convenu jadis qu’il ne m’effraierait pas
D’épouser votre sort taciturne et sans gloire
Ponctué par la cloche exacte des repas,
Et de venir, gardant une âme encor jalouse
Du passé, souriant aux désirs révolus,
Vieillir tranquillement devant l’humble pelouse
Où mes pas fous d’enfant dans les fleurs ont couru.
Plus d’hésitation, plus d’erreur, plus de doute !
On sait où le chemin reconnu vous conduit
Et devant vous la vie est l’humble et simple route
Où vos pas de demain suivront ceux d’aujourd’hui.
Comme il m’émeut celui que mon rêve imagine,
Bon chasseur levé tôt qui, dès midi, revient
S’asseoir sous le bosquet vers qui son pas l’incline
Et sourit à sa vie en caressant ses chiens.
Ses yeux où le passé n’est mort que par ses charmes
Effleurent tour à tour chaque arbre de l’enclos...
Il songe et c’est peut-être un flot montant de larmes
Qui, par eux conjuré, dans son sourire éclot.
La maison est là-bas au détour de l’allée...
Un pigeon rame au ciel rayonnant... Et voici,
Dans un balancement de jupe refoulée,
Sa femme harmonieuse et qui descend vers lui.
Il se lève, il l’étreint à pleins bras, qu’elle est belle
Avec ses yeux de ciel aux longs cils palpitants
Et sa gorge qui bat comme une tourterelle
Et son corps deviné sous la robe à volants.
La cloche de midi, dans l’air calme ébranlée,
Scande les battements d’un cœur qui se soumet,
Puis la maison reçoit deux ombres accolées,
Et le lilas de Perse embaume au mois de mai...
Ce rêve ! Ah ! sera-t-il le réel ? Reviendrai-je
Habiter la maison où m’attend tour à tour
Le lilas, la bignone ou l’humble perce-neige,
Fleurs dont la floraison semble un durable amour ?
Je ne sais, mais c’est là mon obscure espérance,
Et, quand je rêve ainsi mon avenir, je sens
La douceur, qui vivait au fond de mon enfance,
Ouater ce cœur meurtri sous la nuit qui descend.
C’est un soir pacifique et doux, l’Angélus sonne...
L’orgueil et le désir ont fait silence en moi
Et je suis cette route où ne passe personne
Que le parfum, moite et gonflé, qui vient des bois.
C’est l’heure où, pour ce jour, ayant fini l’ouvrage
Les gens viennent s’asseoir sur leur seuil, partageant
Entre le bol qui fume et le temps qu’on présage
Le soin d’un corps brisé et d’un esprit songeant.
Esclave du destin dont ma route est captive,
J’ai souci de l’auberge et du temps qu’on prévoit
Et je dis, confiant une extase pensive
Au plus long Angélus qui sonne encore en moi :
– Paix et tranquillité sur ces doux paysages,
Aux troupeaux endormis comme aux cœurs amarrés,
Et Dieu regarde, et Dieu bénisse entre les sages
Ceux qui, partis à l’aube, à midi sont rentrés.
Henry DÉRIEUX.
Paru dans La Revue fédéraliste en juillet 1926.