Pour la France
Lettre d’une petite Canadienne-française à son
fiancé se battant quelque part en France dans
les rangs du 22e bataillon.
15 août 1918
JE suis seule, la nuit est venue, et j’écoute
Le chant des moissonneurs attardés sur la route.
La grosse lampe est là tout près ; son cercle d’or
Encadre ton visage absent, car c’est encor
Sous l’abat-jour garni de dentelle ancienne
Que je vois mieux ta main tremblante sur la mienne.
La nuit est calme. Autour de la vieille maison
Tout repose. L’on vient de finir la moisson,
Tu le sais, et les champs gardent dans l’air plus tiède
Une odeur de blé mûr qui m’oppresse et m’excède ;
Et ces champs que ton geste a si souvent bénis
Taisent comme mon cœur leurs regrets infinis.
C’est l’heure où d’habitude on m’oublie, où livrée
À tous les souvenirs dont je suis entourée,
Je me reprends à vivre un peu le doux moment
Où tes yeux sur les miens se fixaient tendrement.
Oui, tout notre passé se lève en quelque sorte.
J’ai comme un fol espoir que soudain à la porte
Des petits coups discrets vont t’annoncer, mon Jean ;
Que nous veillerons tard sous l’œil de grand-maman.
Chères émotions dont se tissaient nos vies !
Chères heures d’amour, hélas ! trop tôt ravies !
Pourquoi d’un vol léger ne revenez-vous pas
Bercer mon pauvre cœur démesurément las ?
Nous étions jeunes, faits à jamais l’un pour l’autre ;
Aucun bonheur humain ne dépassait le nôtre.
Indifférents aux bruits du monde, ne cherchant
Que ce que peut donner la forêt ou le champ
Nous bornions nos souhaits aux promesses dorées
Que les printemps font aux automnes désirées.
Souviens-toi, nous avions fait un rêve, celui
D’un ruisseau dont les eaux courantes auraient fui
Entre deux bords chargés de fraises ou de mûres,
Plein de voix le matin et le soir de murmures ;
D’une maison assise au pied des peupliers
Dont l’ombre s’étendrait aux objets familiers ;
Au perron sur lequel vient jaser la famille ;
Aux treilles du jardin, au puits, à la charmille
Dont la grâce, empruntant la forme des arceaux,
Étincelle du bruit matinal des oiseaux ;
Au four qui voit lever le pain dont se nourrissent
Les robustes faucheurs lorsque les foins mûrissent ;
À la ruche, au volet d’où mon œil te suivrait
De loin, nouant la gerbe ou traçant le guéret ;
À la grange, au chemin, au petit pont de pierre
Qu’embaumerait la molle odeur de la rivière.
Souviens-toi, souviens-toi, nous nous étions promis,
Quand viendrait la saison où l’on cueille les fruits,
D’aller, parés tous deux comme pour un dimanche,
Au son des cloches, dans l’église toute blanche,
Bénis du vieux curé que recourbent les ans,
À la face de Dieu renouer nos serments.
Hélas ! nous n’avions pas prévu cette souffrance
Qui t’a jeté meurtri sur la terre de France
Et qui d’un paysan épris de ses sillons
Fait une chair qui s’offre au choc des bataillons.
Comment cela vint-il et quelle en fut la cause ?
Je ne sais plus comment te rappeler la chose,
Mon Jean, mais ce fut court et simple comme nous.
Le soir tombait, tu vins te mettre à mes genoux ;
L’or du couchant voilait l’éclair de ta prunelle.
Lentement tu me dis la tragique nouvelle ;
L’Europe en feu, le sol de la France envahi,
Le monde menacé par le Prussien haï.
Puis, tournant ton regard ému sur la campagne,
Tu me montras le bois, le coteau, la montagne.
Le lac, cet œil ouvert sur un ciel parfumé,
Tout ce que les anciens avant nous ont aimé,
Tout ce que leur effort fécond et solitaire
A su tirer de la forêt et de la terre,
Tout ce que ton labeur a depuis embelli
Et qui nous promettait son ombre et son oubli.
Et je compris, mon Jean, ta muette prière.
Je me penchai sur toi comme eût fait une mère.
En des mots caressants et doux je te haussai
Au grand devoir, celui qui nous vient du passé,
Ce passé qu’on croit mort, dissipé comme un songe,
Mais qui renaît toujours plus vivant, se prolonge
En nous pour nous donner ses sublimes leçons.
Je sens que je vais mal t’écrire les raisons
Que mon cœur de seize ans, rêvant de fiançailles,
Trouva pour te parer de l’esprit des batailles.
J’étais petite enfant et j’écoutais parfois
Les récits des vieillards sur les gens d’autrefois.
Leurs souvenirs longtemps m’ont tenu lieu d’Histoire.
Ils chantaient comme des refrains dans ma mémoire.
Ils évoquaient pour moi, ces récits merveilleux,
Les légendes éblouissantes des aïeux,
De nos aïeux, partis de la côte normande
Sans souci de la mer brumeuse qui gourmande,
Sans autres horizons pendant des mois entiers
Que les flots éternels où tanguaient leurs voiliers,
N’ayant pour les guider vers la terre inconnue,
Comme les mages, qu’une étoile dans la nue.
Oui, c’est ainsi, mon Jean, pendant les soirs d’hiver
Où le vent vient pleurer au fond de l’âtre clair,
Le front sur les genoux de grand’mère plus tendre,
Sans épuiser jamais la douceur de l’entendre,
Que peu à peu, tombant de la bouche des vieux,
Chaque strophe du long poème des aïeux
Se grava dans mon âme et berça mon enfance.
Poème odysséen qu’avait écrit la France,
Rythmé par des clartés d’aurore et de couchant
Et dont chaque beauté coule dans notre sang.
La voix qui les chanta, ces strophes admirables,
A caressé longtemps tes pins et tes érables,
Mon Jean, et le soleil qui mûrit tes épis
Boit sur l’eau de nos lacs ses échos assoupis.
Est-elle éteinte ? Est-elle à jamais envolée
Comme un brouillard errant qui fuit sur la vallée ?
Non, non, car je l’entends ce soir qui chante encor
Par-dessus ta forêt, tes monts et ton pré d’or.
Elle vient sur les flots de l’océan immense
Te crier son angoisse et sa désespérance.
Réponds à cet appel de la France, mon Jean.
Laisse sans un regret ta moisson sur le champ,
Et si ton pauvre cœur en la quittant se serre
Viens puiser dans le mien la force nécessaire.
Les blés que tu ne peux couper te béniront
Et ce sont mes deux bras qui les engrangeront.
Tes bœufs qui feront seuls la semaille prochaine
C’est moi qui les irai conduire à la fontaine.
Tu les aimes, je sais, mais il faut aimer mieux
Celle qui t’a donné ses mots harmonieux,
Ses mots qui sous nos toits riants ou monotones,
S’égrènent en chansons normandes et bretonnes ;
Ses mots qui t’ont gardé ton âme. Va là-bas
Les défendre ces mots sacrés, il ne faut pas
Que le foyer s’éteigne où nous allons encore
Chercher le clair métal qui les vêt et les dore.
Regarde, autour de nous les bois sont endormis.
Depuis que nous parlons le crépuscule a mis
La première ombre au creux du val et dans la plaine.
Sur l’eau calme du lac passe comme une haleine
Qui s’étend au jardin et qui meurt à nos pieds.
De longs frémissements se sont multipliés.
La tristesse des cieux assombris nous inonde,
Encore une heure et ce sera la nuit profonde.
Nous ne verrons plus rien, les objets d’alentour
Nous sembleront partis avec les feux du jour.
Il fera noir sur ta maison pourtant si blanche ;
Il fera noir sur chaque épi, sur chaque branche,
Et comme on met un drap sur le front d’un aïeul,
Sur la glèbe la nuit jettera son linceul.
Ô mon Jean, s’il fallait, dans la rude mêlée,
Que la France, déjà meurtrie et mutilée,
Tombât comme est tombé ce printemps le grand pin
Que l’orage a couché sur le flanc du ravin,
Il ferait noir ainsi sur nous et sur la terre.
Oui, le monde a besoin de sa douce lumière
Et grand’mère t’a dit souvent, au coin du feu,
Que la France c’était un sourire de Dieu.
Pour épargner un pleur à sa face bénie
Je lui devais ma joie et tu lui dois ta vie.
Écoute, l’angelus tinte ; dans l’air léger
Monte jusques ici la voix de ton clocher,
La voix qui communique aux choses la prière,
Qui fait se rapprocher l’église et la chaumière,
Qui pleure sur nos deuils et sur chaque berceau
S’attendrit et se fait plus souple qu’un roseau.
Comme elle vibre en ce moment la cloche ailée !
On dirait que son âme à notre âme est mêlée
Et que grave elle prête à son battant d’airain
Pour raffermir nos cœurs les accents du tocsin.
Ô cloche, par-dessus nos montagnes sauvages,
Sonne sur les cités, sonne sur les villages ;
Que ta voix, ébranlant les vieux clochers pointus,
Dresse sur leurs ergots les coqs qui se sont tus.
Quand tu seras là-bas parmi les cathédrales,
Mon Jean, souviens-toi d’elle aux heures vespérales
Et songe qu’en chantant dans ce ciel radieux
Elle adoucit pour nous le chagrin des adieux.
Qui sait si quelque jour, revenu des batailles,
Tu ne l’entendras pas sonner nos épousailles
Pars, mon ami, la route est longue. Va là-bas
Pour qu’un poète un soir nous chante tes combats.
Va là-bas pour qu’un peu de tes triomphes fasse
Comme un nouveau manteau de gloire pour ta race ;
Pour que la France en toi reconnaisse les siens,
Ô petit paysan des champs laurentiens !
Gonzalve DESAULNIERS,
Les bois qui chantent, 1930.