La genèse du pain

 

 

                                                      À l’abbé Camille Roy.

 

                                                                 « In luce »

 

 

DEVANT l’aube qui dresse aux portes du fournil

Le groupe solennel des chevaux d’attelage

Le semeur a compté, deux fois, selon l’usage,

Les grains qu’à la Saint-Marc le prêtre avait bénits.

 

Puis, il gagne les champs. De la glèbe encor chaude

S’exhalent des senteurs de chaume fermenté.

C’est encor le printemps et c’est déjà l’été

Car le rossignol chante et la marmotte rôde.

 

Sur la charrue en terre, où le coutre apparaît,

Un rayon de soleil matinal se reflète ;

Le semeur de froment, robuste et grand, s’arrête

Et son ombre s’allonge au loin sur le guéret.

 

Il a mis sous son bras le sac de toile grise

Et, d’un geste rythmique, arpentant les sillons,

Il fait pleuvoir autour de lui des tourbillons

De perles d’or dont le titillement le grise....

 

Et tandis que du jour montent les bruits stridents

À larges mains il sème, en songeant aux averses

Dont la terre a besoin pour que les tiges percent

Que l’on verra monter vers les midis ardents.

 

C’est par un matin clair, dans la lumière neuve.

Qu’apparaîtront les blés nouveau-nés et nombreux

Et dont la multitude, à nos yeux anxieux,

Ravivera les espoirs dont la terre était veuve.

 

Les blés seront levés. Alors ils grandiront

Droits et forts et pressés les uns contre les autres.

Car les blés des anciens sont encore les nôtres

Et tout comme autrefois ils portent haut leurs fronts.

 

La terre est demeurée aux descendants fidèle.

Elle garde en son sein fécond tant de vertus

Que ceux qui l’ont aimée et qui se sont battus

Pour la servir ont su qu’ils seraient choyés d’elle.

 

                                  — o —

 

                                                               « Ardore solis »

 

Par un beau jour d’été, sous les feux alourdis

Et brûlants du soleil, une musique étrange

Projette son écho sous l’arcade des granges

Et se mêle au crin-crin des grillons du midi.

 

C’est la chanson rythmique et vive des faucheuses

Qu’interrompt, par instants, le refrain familier

Des pierres sur la faulx et sur le javelier.

C’est l’entrain réjoui des tâches fructueuses.

 

Car la moisson est mûre. Et, depuis quelques jours,

À l’ombre du vieux tremble, au coin de la remise,

Les hommes ont tourné la meule où l’on aiguise

Toutes les faulx et les faucilles d’alentour.

 

Maintenant ils s’en vont, haletants mais robustes,

Le long des pans dorés qui tombent derrière eux.

Et tandis que l’acier fléchit les blés houleux.

Des épis d’or, parfois, s’accrochent à leurs bustes.

 

Or, les boiteux multipliés à l’infini,

Drus et beaux sous les ors de leurs monceaux énormes,

Aux regards éblouis étaleront leurs formes

En attendant d’aller dormir sur les fenils.

 

Car la moisson est faite et l’heure en est venue

D’entasser jusqu’au faîte élevé des chevrons

Les gerbes lourdes qui, dans l’ombre, achèveront

L’effort mystérieux de leur vie inconnue.

 

                                  — o —

 

                                                                      « Sub petra »

 

Comme notre âme humaine, en un terme fatal,

Devra se séparer de la chair qu’elle anime,

Ainsi le blé verra sa dépouille anonyme

L’abandonner un jour sous le fléau brutal.

 

Car il devra quitter l’ombre des tasseries

Pour être après soumis aux séparations

Et subir le tourment des transformations,

Du crible et de la pierre, au fond des meuneries.

 

Et de tous les blés d’or que la gerbe enferma

Seuls les épis entiers auront pu trouver grâce

Dans le triage ultime et devront prendre place

Dans la fleur réservée à l’homme qui sema.

 

On les divisera du son que la moulange

N’aura pas trituré suffisamment d’abord ;

Puis on rejettera l’ivraie et le grain mort

Qui dans les champs, parfois, au bon grain se mélangent.

 

La meule les broiera. Ils seront tourmentés

Dans leur écorce rude et dans la fleur subtile

Afin qu’étant plus purs ils nous soient plus utiles.

Alors, dans le tamis, les blés seront blutés.

 

Or, la fleur de froment, la farine elle-même,

Qu’on dépouilla du gru, de la balle et du son,

Devra subir encor le feu de la cuisson

Avant d’avoir atteint l’utilité suprême.

 

                                  — o —

 

                                                              « Ignis virtute »

 

La huche des anciens, depuis plus de cent ans,

A vu naître et mourir leurs mains laborieuses

Et c’est aussi, croit-elle, humble et silencieuse,

À cause d’elle un peu qu’ils sont partis contents.

 

Elle leur a fourni le pain qui réconforte

Et qu’ils ont partagé largement avec ceux

Qui passaient sur la route, affamés et honteux,

Et, le front découvert, mendiaient à leur porte....

 

Deux fois dans la semaine, au temps du bon vieux pain,

L’aïeule ouvrait la huche où dormaient les farines

Et devant que la nuit eût touché les collines

Le pain montait déjà la planche du pétrin.

 

Elle allumait les feux aux rayons de l’aurore

Car, la pâte étant prête à la pointe du jour,

Il fallait réchauffer la garène du four

Avant d’y renfermer le pain et de le clore.

 

Or, c’était le moment mystérieux et saint

Où le blé devenu l’aliment comestible

Doit changer sa substance et rendre incorruptible

Le principe de vie enfermé dans son sein.

 

L’œuvre ultime du feu qui brûle et purifie

S’accomplissait alors dans l’ombre et dans la paix,

Achevant le travail sublime qu’il a fait

Dans la terre où le blé s’accroît et fructifie.

 

Le feu puissant, divin et purificateur,

Dont l’ardeur a rougi le cèdre qui flamboie,

A vu naître aujourd’hui la force avec la joie

Dans le pain succulent et régénérateur.

 

                                  — o —

 

                                                            « Panis virum »

 

Les hommes ont placé toute leur confiance

Dans ta vertu cachée, ô pain quotidien !

Lorsque Dieu départit l’Ancêtre de son bien

Il glissa dans son pain la sublime espérance.

 

Dépouillé de la forme âpre du châtiment,

Unissant îles douceurs multiples de la manne

Aux saintes voluptés de l’amour qu’il émane,

Le pain renferme Dieu dans le Saint-Sacrement.

 

C’est le pain qui refait les forces dépensées

Et c’est de lui que naît le courage éternel

Dont se nourrit le cœur périssable et charnel

Où notre humanité retrempe ses pensées.

 

Le pain des anciens jours, le pain bis, le pain noir,

Était plus savoureux à l’antique misère

Et portait les vertus fécondes de la terre

Dans le sang de la race attachée au terroir.

 

Nos aïeux, plus croyants, en se mettant à table,

Consacraient le repas d’un grand signe de croix

Afin que le Seigneur, touché de cette foi,

Leur gardât l’âme franche et le pain délectable.

 

Aussi sont-ils partis, dans le soir avancé.

Fiers et beaux dans leur force et robustes encore.

Et la terre a repris leurs cœurs en son amphore,

Mais leur cher souvenir ne nous a point laissés...

 

Le pain est fait d’amour, de force et de prière

Et c’est ce qui lui met de vivifiants parfums,

Car ce sont les vertus des laboureurs défunts

Que renferme le blé jailli de bonne terre....

 

 

 

Alphonse DÉSILETS,

Dans la brise du terroir, 1922.

 

 

 

 

 

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