Notre Croix

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Léo-Paul DESROSIERS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Il est impossible d’aimer, voire de comprendre un objet, si nous n’avons pas mêlé nos songes à sa réalité, établi un lien entre lui et notre vie... l’essentiel est de sentir sa qualité morale et de participer du principe d’où elle est née. Il faut devenir le frère d’une beauté pour bien commencer à l’aimer. »

MAURICE BARRÈS.

 

 

Sous le dais de feuilles vertes tendu par des érables, notre croix met sa blancheur d’aube. Des tenailles, un marteau, une couronne d’épines pendent au montant. À hauteur d’homme, une niche fut creusée ; on la capitonna de velours pour y déposer une Madone naïve à tunique blanche et à mante d’azur. Un coq de cuivre, belliqueux et pimpant, tourne à son sommet, et dit notre souvenance mélancolique de la France. Au pied, un enclos ménagé dans le champ voisin et enclavé d’une haie de cèdres, est semé de pensées très graves dans leur robe violette, de marguerites roses ou blanches, de muguet. La route passe, toute grise, entre les deux talus verts. À l’opposé un orme géant, noueux et trapu grandit si gros que les bras étendus des quatre gars les mieux découplés de la paroisse ne peuvent le ceinturer ; c’est au pied de cet arbre que se réunissent les hommes, tandis que les femmes s’agenouillent sur un banc, très bas, proche de la croix.

La rivière, tout près, murmure sa cantilène assourdie avec ses monotones clapotis éternels. Là-bas, le crépuscule a de longues traînes colorées qui teignent, sur les nuages, des desseins somptueux et souples, fugaces, d’un charme évanescent ; et, jusqu’aux montagnes qui redressent, très loin, leur encolure puissante, c’est la campagne canadienne, large, claire et vaste, où les horizons nettement découpés, les brises fortifiantes et pures, où les lointains adoucis font des intelligences bien équilibrées, réalistes et saines, éprises de perspectives ordonnées et lucides, d’idées simples et bien agencées, avec un souffle vivifiant de logique qui soulève et aère 1’ensemble et les parties.

 

 

 

 

 

... Les femmes s’agenouillent... près de la croix...

 

 

Si c’est le printemps et que, depuis longtemps, un soleil luit qui sèche les grains de semailles et empêche la germination, on décide une « neuvaine à la Croix », et le soir voit arriver tous les gens du « rang », jeunes et vieux. Tous doivent être rendus pour sept heures, mais quelques-uns, moins pressés de travaux, devancent le temps et s’assoient dans l’herbe pour causer. Les voitures passent et tous leurs occupants ont un pieux salut pour la croix. Peu à peu, tout le monde arrive, on se met en prière. C’est l’heure où l’on perçoit les rumeurs confuses des soirs de campagne, bruits imperceptibles et sonores, meuglements de grandes vaches inquiètes qui passent leur tête par-dessus les haies, hennissement nerveux de cheval, bourdonnement d’insectes, une cloche qui jette ses angelus sur les champs recueillis, et, parfois, dans le ciel, une bande d’oiseaux aux virevoltes gracieuses.

Une jeune fille récite le chapelet et la prière, de sa petite voix tremblante, qui monte, menue, et les autres répondent plus graves : on apprend la tristesse en même temps que la vie. Viennent ensuite les litanies si belles de la Sainte-Vierge qui empruntent au lieu de leur récitation une douceur mystérieuse, comme un cachet de beauté plus vraie, plus profonde et plus simple. « Rosa Mystica », « Stella Maris », « Auxilium Christianorum », invocations sublimes quand le parfum des roses est partout, que l’étoile des matelots se lève, et que des chrétiens, humblement prosternés, implorent l’assistance du ciel.

Quand la prière est terminée, on s’attarde encore quelques moments à prier tout bas, puis on s’éloigne, tandis que deux ou trois « vieilles », de leurs lèvres ridées récitent des « Ave ». Des groupes se forment, se disséminent sur la route, de jeunes gars ébauchent de fraîches idylles avec leur « blonde », et la « brunante » subtile et discrète voile un peu ces scènes douces, et s’épand sur les champs indécis.

Si nous sommes en automne, et que la pluie tiède et lente tombe sur les prairies, sur les moissons en javelles qu’elle pourrit, sur la rivière où chaque goutte fait une éclaboussure d’argent ; si des effluves savoureuses et chaudes, des odeurs alanguissantes fument de la terre trempée, « on fait la neuvaine » pour obtenir le beau temps qui sèchera la moisson mouillée.

Par les soirs sombres, abrités sous de larges parapluies, ils viennent nombreux quand même, les « habitants ». Et c’est réconfortant, c’est doux infiniment pour l’âme, cette prière récitée, debout, par des voix d’hommes fortes et graves, tandis que la pluie murmurante chante dans l’obscurité, sur les feuilles et les toits, sur les prés embrumés et les « chaumes » nouveaux, chante une plainte assoupissante et monotone. Ils rêvent, tous, en priant, de maisons chaudes et accueillantes où ils jouiront d’une quiétude calme, avec une vague pensée de commisération pour ceux qui passent par les routes boueuses.

Et c’est ainsi dans toutes les circonstances où le ciel semble inclément à la terre, quand les sauterelles rongent l’avoine ou qu’on redoute une catastrophe : « La neuvaine pare tous les dangers. » Les croix diffèrent dans leur forme, les scènes revêtent dans chaque lieu, dans chaque décor, un cachet particulier, mais c’est partout la même foi efficace et forte qui dicte le même acte de confiance et d’amour.

Les croix ont été élevées dans nos campagnes, par nos ancêtres, parce qu’elles répondaient à un instinct puissant, aux tendances intimes et profondes de leur être ; nous, descendants très lointain de ces croyants, possédons dans les veines de notre sang, dans l’essence de nos âmes, des atavismes et des hérédités qui nous ont transmis leurs sentiments, leurs aspirations, leurs idées ; elles et nous avons le même principe créateur, une origine identique : comment ne satisferaient-elles pas notre âme ? Comment n’aurions-nous pour elles le même respect pieux que nos pères ? Ayant été leurs gestes conscients, elles sont nos gestes reflexes qui correspondent à nos dispositions secrètes, et si nous arrivons à ne pas les aimer, ce n’est qu’en faussant notre nature, en nous dévoyant de nos traditions.

Je les ai vues, les blanches croix lumineuses, disséminées partout le long de nos routes, comme une floraison de l’âme canadienne, comme l’esprit du sol remué par les ancêtres ; j’ai vu leur rayonnement splendide d’idéal dans les « habitants » prosternés à leur pied, j’y ai trouvé la source des énergies profondes et sourdes de notre race, le principe latent de notre survivance héroïque, le sens glorieux de notre histoire. En elles gisent un gage de moralité, un lien puissant et mystique, une influence assainissante. Elles donnent aux paysages une physionomie, une signification morale, les illuminent, les spiritualisent et les agrandissent dans un geste d’infini, elles sont révélatrices de l’âme canadienne. Pour le paysan, naturellement porté, par ses travaux, par son instruction rudimentaire, par la vie toute corporelle qu’il mène, à se matérialiser, à s’abêtir, elles sont le symbole spirituel qui lui rappelle la partie la plus importante de lui-même, la satisfont, l’épurent et l’orientent. À nous, elles donnent d’excellents conseils de vie, des leçons d’énergie passionnée et soumise, des avis traditionnels de sagesse intense, de pureté intelligente, elles nous insufflent le levain des âpres vertus et des renoncements sublimes. Discipline régulatrice, dépôt de toutes nos traditions magnifiques, ouverture sur l’au-delà mystérieux, satisfaction de nos tendances les plus confuses, la croix du chemin, contient, résume et incarne en elle, est même tout cela.

Et voici que dans l’ombre qui se déploie, la croix canadienne se hausse à des hauteurs inconnues, elle étend ses bras immenses, son ombre protectrice sur toute la Nouvelle-France ; le coq allègre et fier de son sommet plane très haut, baigné d’une grande clarté diffuse, et son chant d’éveil retentissant se répercute en échos sonores ; dans un grandissement, une splendeur d’apothéose, elle prend une valeur de symbole où d’emblème, et notre race tout entière est prosternée à ses pieds. Et je les vois arriver, se signer d’un geste grand et sûr, courbés par la force agissante de leur foi, nos découvreurs et nos guerriers, nos colons et nos martyrs ; gouverneurs, politiques, historiens, poètes, ils viennent tous à pas baissent très bas leur front et adorent. Mais quelles sont, là-bas, ces longues files de robes noires que l’ombre cache à demi ? Ce sont nos religieuses, la théorie de nos saintes et fortes femmes conduites par Jeanne Mance et Marguerite Bourgeois ; ce sont nos religieux, nos martyrs, notre clergé, ce sont les créateurs prodigieux et les forgerons puissants de notre histoire, de notre race, c’est un Laval, un Plessis. Sur cette plage nue quel est donc le capitaine qui élève le signe de la Rédemption ? Je vois la forêt vibrante, les Indiens attentifs, l’équipage inclinée. Et ce beau guerrier transfiguré qui écrit des mots divins sur une croix de bois ? Saluez, morts et vivants, c’est Cartier, c’est Montcalm, c’est le découvreur qui porte en son sein une foi intrépide, c’est le général vainqueur après Carillon. Et toutes les silhouettes se pressent, se confondent et s’entremêlent, et toute la foule des humbles, des oubliés, des obscurs, tous ceux qui, dans de basses conditions, remplirent pieusement leur devoir, tous les morts inconnus des champs de bataille, les héros des mêlées sanglantes, tous les pionniers tenaces de la civilisation et de la croix, ils sont tous là, à genoux, avec les puissants et les glorieux dans l’ombre immense de la croix du chemin.

 

 

Léo-Paul DESROSIERS,

Séminaire de Joliette,

novembre 1915.

 

Recueilli dans La croix du chemin,

premier concours littéraire de la Société

Saint-Jean-Baptiste de Montréal, 1923.

 

 

 

 

 

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