Grand-père et grand’mère
Taille le cuir ! Tire l’aiguille !
L’oiseau chante sous la charmille !
Mon grand-père était cordonnier,
Honnête homme et pas chicanier,
Et sa bonne femme d’épouse
Avait un cœur d’or sous sa blouse.
Mais ils avaient vécu longtemps
Et leurs cheveux étaient tout blancs !
Ils formaient le meilleur ménage
Que l’on pût voir dans le vieil âge ;
Ils se donnaient des noms d’oiseaux
Et s’embrassaient en jouvenceaux...
Taille le cuir ! Tire l’aiguille !
L’oiseau vole sous la charmille !
Toujours levés de grand matin,
Ils allaient, se donnant la main,
Faire à l’église une prière
Qu’ils croyaient être la dernière,
Car ils avaient vécu longtemps
Et leurs cheveux étaient tout blancs !
Puis revenant vers leur demeure
Ils songeaient : – Quand sera-ce l’heure
D’aller nous reposer un peu
Près de nos gars, chez le Bon Dieu ? –
Taille le cuir Tire l’aiguille !
L’oiseau chante sous la charmille !
Grand’mère prenait son fuseau
Et grand-père son fin couteau ;
Je les voyais lever la tête
Pour se regarder en cachette...
Mais ils avaient vécu longtemps
Et leurs cheveux étaient tout blancs !
Ils se disaient : – « Ma bonne vie
Tu travailles, que c’est merveille...
– Mon vieux, le meilleur cordonnier
Mieux que toi ne fait un soulier... »
Taille le cuir ! Tire l’aiguille !
L’oiseau vole sous la charmille !
Parfois même ils allaient s’asseoir
Sous le vieux saule, et dans le soir
Qui tombe rempli de silence
Ils chuchotaient : – « J’ai souvenance... »
Car ils avaient vécu longtemps
Et leurs cheveux étaient tout blancs !
Et leur âme était toute pleine
D’amour, de bonheur ou de peine
Suivant qu’ils évoquaient le cours
Triste ou joyeux des anciens jours.
Taille le cuir ! Tire l’aiguille !
L’oiseau s’endort sous la charmille !
Ils s’aimaient comme au temps passé :
Le Doute n’avait pas glacé
En eux la naïve tendresse
Qu’ils se donnaient dans leur jeunesse...
Mais ils avaient vécu longtemps
Et leurs cheveux étaient tout blancs !
Ils voyaient s’en aller la vie
Goutte à goutte, mais sans envie
Ils regardaient grandir l’enfant,
L’homme que je suis maintenant...
Laisse le cuir ! Laisse l’aiguille !
L’oiseau pleure sous la charmille !
Un soir d’été grand-père a dit :
– « Ma vieille, tout sera fini
Lorsque l’Angélus de l’aurore
Aura sonné trois fois encore... »
Car il avait vécu longtemps
Et ses, cheveux étaient tout blancs !
Il est mort dans les bras d’un prête
Qui répétait au vieil ancêtre :
– « Saint Pierre est trop bon guichetier
Pour refuser un savetier... »
Laisse le cuir ! Laisse l’aiguille !
L’oiseau se meurt sous la charmille !
Grand’mère soupirait tout bas
En écoutant pleurer le glas : –
« Je l’aimais bien... » et sans murmure
Elle supporta la blessure...
Mais elle avait vécu longtemps
Et ses cheveux étaient tout blancs !
La Foi fit monter en son âme,
Un espoir, une douce flamme,
Et pour retrouver son époux
Elle est partie au Rendez-vous...
Reprends le cuir ! Reprends l’aiguille !
L’oiseau renaît sous la charmille !
Grand-père pour les Séraphins
Taillera des souliers plus fins,
Et grand’mère coudra des langes
Pour habiller les petits anges,
Car d’avoir vécu si longtemps
Et d’avoir eu les cheveux blancs,
Ils méritent la préférence,
Et le Bon Dieu, pour récompense,
Dira : – « Reprenez, mes amis,
Votre métier en Paradis !... »
Francis DES ROCHES, Brumes du soir, 1920.