Ode à la bienheureuse

Marguerite Bourgeoys,

 

À L’OCCASION DE LA PREMIÈRE FÊTE LITURGIGUE,

le 19 janvier 1951

 

                                        À mes trois filles,

                                        élèves de ses Filles.

 

 

                            I

 

Vierge qu’un peuple appelle Mère,

Vers vous, Marguerite Bourgeoys,

Depuis deux siècles, la prière

Balbutiait par notre voix ;

L’Église aujourd’hui l’inféode

À son glorieux période

Et les grandes orgues de l’ode

Doivent exalter les vertus

Qu’à Rome, une lèvre pieuse

Dénombrait à l’heure joyeuse

Qui vous proclamait Bienheureuse

Dans la foule autour de Jésus !

Si la triple Église vous nomme

Au rang des élus triomphants

Dont s’entoure le Dieu fait homme

Qui se penchait vers les enfants,

C’est qu’aux bois presque sans limites

Où la Foi vous avait conduites,

Vous et vos Sœurs, vous le refîtes

Ce geste divin tant de fois,

Qu’il bénit toute notre histoire

Et que par lui votre mémoire

Confère l’éternelle gloire

Au simple et beau nom de Bourgeoys !

Bourgeoys ! J’imagine en Champagne

Un atelier plein de rayons

Qui s’ouvrirait sur la campagne !

Mystère des vocations ;

Dans la boutique paternelle,

Parfois le soir, une chandelle,

De la clarté qui gîte en elle,

Rayait de blanc l’établi noir,

N’attendant que d’être allumée

Pour que sa flamme sans fumée

Répandit la lumière aimée

Par quoi les hommes pussent voir :

Or, tel allait vous apparaître,

Malgré les voiles de la peur,

Ce pays neuf qui devait être

L’atelier de votre labeur ;

Si les âmes sont assaillies

Par l’essaim des mélancolies,

Ah ! vienne l’hymne de Complies

Chasser leurs fantômes épars,

De même qu’aux feux des bougies,

Les crépusculaires magies

S’étaient si vite évanouies !

Et vous êtes prête aux départs !

 

Lors, entre tant et tant d’élites

Qui dispensaient les dévouements,

Première, en cette heure, vous vîtes

La ligne des commencements ;

Ce n’est plus tant de hardiesse,

De sacrifice, de largesse,

Que d’une robuste sagesse

Dont ont besoin ces horizons

Dentelés de cimes royales !

Plus que des chants de moniales,

Vous entendiez, dans les rafales,

Qu’y pleurait l’âme des maisons !

 

 

                           II

 

Maison, maison ! Ô cœur en pièces

Mais du fait plus vivant encor !

La vie y va sous des espèces

Plus riches que l’argent et l’or ;

Voici la chambre nuptiale

Et tous les émois qu’elle exhale,

Et voici la petite salle

Où s’élabore l’avenir ;

Et voici la chambrette où pleure

L’enfant, de connaître que l’heure

Cessera tôt d’être meilleure ;

Voici l’endroit où revenir !

 

Ah ! que d’autres partent en guerre

À travers l’infini des bois...

Que, refoulant toute frontière,

D’autres aillent porter la croix

Par delà tous les hauts-des-terres.

Certes, vous saviez nécessaires

Soudrilles et missionnaires

Dans l’œuvre immense à soutenir ;

Mais, Dieu vous comblant de sa grâce,

Vous saviez surtout qu’une race

Peut passer sans laisser de trace

S’il n’est de toit où revenir.

 

Que d’autres forment pour la gloire

Des défenseurs, des conquérants ;

Elle leur tendra son ciboire

Aux breuvages désaltérants.

À côté des guerriers farouches

Aux poings de fer, et dont les bouches

Chassent comme un essaim de mouches

Les fiers défis des garnisons,

Vous, vous saviez, faisant les sommes,

Qu’il faut, dans la cité des hommes

Qu’agissent les mains économes

Des gardiennes de maisons.

 

 

                          III

 

Et comme par secret présage

De vos futurs apostolats,

Le sort vous fit prendre passage

Sur le voilier Saint-Nicholas.

La mer est grosse et la peur grande,

Mais que sa fureur se suspende,

Vos lèvres chantent la légende :

« Ils étaient trois petits enfants »,

Songeant que des prés, de la ville,

Il en viendra des cents, des mille

Pour affronter un monde hostile,

Pire que le boucher des champs !

 

Âme d’enfant, âme qui s’ouvre

Sur l’avenir et le passé,

Sur tout ce qu’il faut qu’on découvre,

Sur tout ce qu’il faut ramasser.

Ah ! qui dirigera sa marche

Et la mènera jusqu’à l’Arche

Sur quoi veille le patriarche

Au seuil lointain du Saint des Saints ;

Et qui lui montrera la route

Conduisant jusqu’à la redoute

Où l’on peut dire non au Doute,

Au coin du bois des assassins ?

 

 

                          IV

 

Seize cent cinquante-sept ! Date

Où, sur l’espace illimité,

L’esprit français, que Dieu mandate,

Va mettre sa réalité ;

Comme aux bords de l’Aube ou de l’Oise

Le pouce, le pied et la toise

Prendront leur rigueur champenoise ;

Mais surtout les bois entamés

Verront naître, aux lieux où nous sommes,

Sous leurs ramures polychromes,

Cette race de gentilshommes

Que vos campagnes ont formés.

 

L’œuvre est immense et reste à faire

Notre-Dame de Bon Secours,

Vienne votre aide tutélaire !

Dunkerque absorbe les débours

Qu’exigent les tâches naissantes ;

Faut-il délaisser les charpentes

Par faute de lettres patentes ?

Tout votre passé clamant : Non !

Suivez le Roy sous la mitraille ;

Comme à la fin d’une bataille,

Aux chartes il n’est rien qui vaille

La signature du canon !

 

Du double signe à sa naissance,

Votre Institut reste exalté ;

La foi liée à la puissance,

La vigueur à la charité

Poursuivent au long des années

Leurs fructueuses destinées.

Les pleurs sur les roses fanées

Ou sur l’amour et ses rigueurs,

Ce n’est point ici qu’on les verse ;

Mais contre la fortune adverse,

Il est toujours des fûts en perce

Où se confortent les grands cœurs.

 

Et Madeleine de Verchères,

Madame de Repentigny

Apprenant de vos Filles chères

Cet art qui jamais ne vieillit :

Raffinement de politesse,

Don d’amoindrir le coup qui blesse,

Mais aussi fierté qui se dresse

Sur les courages démontés ;

Quand l’homme va pencher la tête,

Blanche d’Haberville est prophète

Dont le verbe ou le geste arrête

L’assaut final des lâchetés.

 

De seigneuresse à paysanne,

Votre influence étend alors

Son rayonnement diaphane

Qui laisse voir l’âme au dehors !

Si les générations meurent,

Leurs grandeurs encore en nous pleurent,

Grâce à celles par qui demeurent

Les images de la vertu :

Si le temps changea de visage

Depuis vos ans d’apprentissage,

Pure comme en son plus bel âge,

De leur noblesse, rien n’est tu !

 

 

                            V

 

Bienheureuse ! Votre œuvre est telle

Que, malgré l’incessante mort,

Nous l’imaginons immortelle !

Son prestige infléchit le sort

Qui promet tout aux déchéances ;

Et comme au temps de vos présences

Sur terre, les sages enfances,

Aux songes du sommeil ami,

Distinguent le démon et l’ange.

Oh ! par quelle magie étrange,

Semble-t-il donc que rien ne change

Depuis deux siècles et demi ?

 

Deux siècles et demi ! Le monde,

Malgré ses oublis décevants,

Sait que la moisson brune ou blonde

Mûrit toujours dans les couvents ;

Et, pour le poète et le père,

Votre œuvre reste le repère

D’un monde où tout le désespère ;

Quand sur le malhabile écrit

De l’enfance attentive et franche,

Le front de vos filles se penche,

Leurs guimpes à l’ogive blanche

Lui sont verrières de l’esprit !

 

 

                        ENVOI

 

Vierge qu’un peuple appelle Mère,

Vers vous, Marguerite Bourgeoys,

Que notre inlassable prière

Élève encor plus haut sa voix

En cette minute fervente !

Et puisqu’en vos ans d’épouvante,

Vous sûtes rester confiante

Malgré tous les espoirs déçus ;

De tout l’éclat de votre gloire,

Éclairez encor notre histoire,

Bienheureuse, en gardant mémoire

Du Canada, près de Jésus !

 

 

 

Alfred DESROCHERS,

Marguerite Bourgeoys.

 

 

 

 

 

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