Mais il restait des cœurs sensibles...

 

 

 

                                             À Jean-Pierre Veyrat.

 

 

MAIS il restait des cœurs sensibles à tes peines

Il en restait encore attachés à tes pas !...

Innocente victime ! enfin tombent tes chaînes...

Ton esprit fut bien grand, tes forces, plus qu’humaines,

Pour plaindre et pour aimer ceux qui ne t’aimaient pas !

 

Car j’ai lu dans tes vers de sublimes louanges,

Poète, de la tombe au jour ressuscité !

J’ai compté tes douleurs, pesé tes maux étranges ;

Et sous des ailes d’or, j’ai vu des pieds d’archanges

Se frayer un chemin vers l’immortalité !

 

Mon âme a palpité d’une pensée amère,

Alors qu’elle entendit tes sanglots déchirants :

Exilé, je t’ai vu, sur la terre étrangère,

En cherchant le bonheur, ne trouver que misère

Et dans le désespoir passer tes premiers ans...

 

Je t’ai vu soupirer un chant de funérailles

Un hymne qui déchire et mon âme et mon cœur ;

Et le dernier adieu sorti de tes entrailles,

Dans un morne silence au pied de nos murailles,

Vint chercher une larme à l’œil pur de ta sœur.

 

Je t’ai vu quand la terre était sourde à ta plainte,

Lorsque l’homme, aveugle, s’écriait : Dieu s’en va !...

Demander à genoux au pied de la croix sainte,

Une heure de repos, libre de toute crainte...

Une heure... pour rester seul avec Jéhova !...

 

Je t’ai vu, triste et sombre en face de l’abîme,

Rêver un vol de flamme, et mesurer les cieux ;

Te pencher sur le gouffre, abandonner la cime,

Et dans ta chute immense être enfin la victime

            De ton essor audacieux.

 

Je t’ai vu toujours fier, renaître des ténèbres,

Te relever superbe aux rayons du soleil !...

Silence !... Le passé veut ses voiles funèbres !

Tu fis comme la foudre ! Elle remonte au ciel.

 

Et toujours plus grandi par ta chute infinie,

Ta tête, dans l’espace a dépassé les airs.

C’est à nous d’expier ta cruelle agonie ;

D’effacer par nos pleurs trois ans de calomnie,

Et d’éteindre les maux que ton cœur a soufferts !

 

Poète ! dans mon sein ta coupe s’est vidée,

J’ai bu jusqu’à la lie, à l’urne de tes pleurs ;

J’ai partagé le deuil de ton âme obsédée,

Et mon âme tremblante alors fut possédée

D’amour, pour tes vertus !... d’effroi pour tes malheurs !

 

Alors que mon regard, au rocher d’un rivage

            Aperçut ton livre inspiré,

            Seul être échappé du naufrage,

            Et debout encore sur la plage

            Où ton vaisseau fut déchiré.

 

Alors que défiant la vague et la tempête,

            Ton luth parut sur son écueil,

            J’entendis passer sur ta tête

            Des cris de bonheur et de fête !

            Alors tu brisas ton cercueil...

 

Alors aux yeux de tous la vérité géante

            Brilla comme l’astre du jour,

            Et la populace béante

            Te rendit son tribut d’amour...

 

Sois heureux désormais !... Ta main vient de dissoudre

Tout ce que l’injustice avait pétri de fiel.

La haine attend de toi que tu daignes l’absoudre

            Au nom de la terre et du ciel.

 

Sois heureux !... Le mensonge a honte et se retire !

Dans l’ombre du passé, qu’il reste enseveli !

Reçois avec orgueil la palme du martyre,

Au sein de tes revers, ton cœur s’est ennobli...

 

Sois heureux !... L’avenir saura ta renommée...

Aujourd’hui c’est à toi de pardonner l’affront.

Et le prince, et le peuple, ensemble te diront

Que ta plume et ton cœur valent plus qu’une armée.

 

 

                                 Chambéry, 9 Juin 1841.

 

 

 

Eugène DESSAIX.

 

Recueilli dans Le Parnasse contemporain savoyard,

publié par Charles Buet, 1889.

 

 

 

 

 

 

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