Patrie

 

 

                                                 À mon ami Jean Dugay.

 

 

TERRE de mes aïeux, que j’aime, que j’adore,

Ô toi qui resplendis dès l’incertaine aurore,

À l’horizon lointain, jusqu’au soleil couchant,

Je fais vibrer mon Luth et je t’offre son chant...

Sa note émue, hélas ! pleine encor de tristesse

Me fait songer aux deuils qui reviennent sans cesse

Raviver tous les ans de cruels souvenirs

Partout où nos héros sont tombés en martyrs,

Et, timide, elle vient, frêle voix qui console,

Chanter pour toi, Patrie, ô ma bien chère idole,

Son doux hymne d’amour s’élevant vers les cieux

D’où t’éclaire et t’embrase un soleil radieux...

 

Quand j’étais tout enfant j’aimais la folle course

À travers les ravins et les champs ; une source,

Cachée au beau milieu de grands arbres touffus

D’où partait de la cime un gazouillis confus,

Était comme une halte à mes exploits champêtres ;

Or, libre, heureux et fier, c’est à l’ombre des hêtres

Murmurant la chanson de la paix, qu’à genoux

Je buvais l’eau limpide en son lit de cailloux.

Lorsque, désaltéré, je relevais la tête,

D’un air plein de défi dans la nature en fête

Et grisé des senteurs du bois retentissant,

J’allais parmi les prés m’ébattre, bondissant

Le long d’un ruisselet dont l’onde fugitive,

Faisant croître les fleurs sur les bords de sa rive,

Mêlait son clair murmure à travers les roseaux,

Aux concerts enchanteurs d’innombrables oiseaux.

Combien je me plaisais dans cette solitude,

En ce bonheur si vrai, loin de l’incertitude

Qui creuse un gouffre aux pieds des hommes impuissants,

Quand viennent les soucis et quand viennent les ans !...

Je me revois encor sur la verte colline,

D’où mon regard, errant sur la plaine, domine,

Voyant de-ci, de-là, mille sites divers :

Des vignes, de grands bois, des champs, de longs prés verts,

Une maison blottie au seuil d’une clairière

Qu’inonde le soleil de sa chaude lumière

Aux rayons transparents ; à mes pieds, tout au fond,

Le ruisseau qui serpente en son lit peu profond

Au bord duquel je vois une frêle pervenche

Que le soleil fatigue et dont la fleur se penche

Pour humecter un peu ses pétales séchés ;

Sur les grands peupliers mille nids sont perchés

Dont les gais habitants lancent du haut des cimes

Au sol natal aimé leurs romances sublimes !...

Puis de grands bœufs sont à la charrue attelés

Et labourent les champs où germeront les blés,

Tandis qu’à l’horizon de ce merveilleux site,

La ville où je naquis, coquettement construite

Sur un large plateau noyé de pourpre et d’or,

M’apparaît embellie en ce riche décor ;

Je distingue, ébloui des couleurs chatoyantes,

Ses toits agglomérés aux tuiles éclatantes

Traçant leur ligne rouge au bleu clair de l’azur...

Et, fasciné par la blancheur de chaque mur

Qui me semble au soleil être en phosphorescence...

Oh ! chère vision !... le bleu d’azur immense,

Puis les tuiles en feu, des murs blancs les lueurs,

Ô France ! je contemple, ému, les trois couleurs

De ton drapeau sacré que, ce jour, la nature

Semble vouloir fêter dans sa verte parure

S’irradiant, là-bas, sous les deux diaprés,

Dans un bourdonnement d’insectes bigarrés.

Doucement caressé par le zéphir qui passe

Dans la sérénité des champs et dans l’espace,

Je regarde pensif, au lointain, le clocher

Dont la flèche au zénith semble atteindre et chercher

Dans l’infini du ciel de la paix pour la terre ;

Je vois l’église immense où, sous la voûte austère,

Un vieux et bon curé dévoué, patient,

Vers le bien dirigea mon cœur d’adolescent ;

L’école où plus d’un maître en sa forte constance

Me fit connaître, aimer ta noble histoire, France,

Dont les pages de deuils, de cruels insuccès,

Jetaient, quand je lisais, sur mon front de Français,

Une ombre de colère et d’amère tristesse....

Mais combien j’exultais d’une ardente allégresse

Quand les soldats français battaient leurs ennemis !...

Oh !... ces émotions naïves de jadis !...

Je les ressens encor, je les revis pareilles,

Tandis que des grands bois, des champs, des prés, des treilles

De ma ville qui luit au loin sous le ciel bleu,

Rutilante aux rayons d’un soleil tout en feu,

Montent, confusément, comme un encens de vie,

De paix et de travail, « les Bruits de la Patrie »...

 

Ô France ! dans mon cœur je te dresse un autel

D’union, de concorde et d’amour éternel...

Je te veux grande !... non par le sort des batailles

Où coule un sang perdu sous le choc des mitrailles,

Où le droit du plus faible est primé par le fort,

Où, devenu méchant, l’homme apporte la mort

Sur les chemins rougis où passent ses colères,

Ne voyant plus, hélas ! en ses pareils, ses frères ;

Non, ce n’est pas ainsi que je veux ta grandeur.

L’Idéal que poursuit, sans défaillir, mon cœur,

Est de te voir placée au faîte de la Gloire

Grâce aux fruits du travail de tes fils ;... et l’Histoire

Alors consacrera, sous l’égide de paix,

Pour l’amour de ton sol, mon rêve de Français...

 

 

 

Jean DESTIBARDE.

 

Paru dans La Sylphide en 1901.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net