L’Irlande
par
DICKSON
« Erin go bragh. »
(Devise irlandaise).
« Adhæreat lingua mea faucibus meis
si non meminero tui. »
(Ps, 136.)
Si la volonté suffisait pour donner des ailes, avec quelle rapidité je volerais par delà l’Océan, vers la terre que mon cœur reconnaît toujours pour sa patrie ! Si mes vœux étaient une puissance magique, si mes paroles étalent un talisman, je me trouverais à l’instant même transporté là où vivent mes affections.
Tous mes souvenirs et toutes mes rêveries appartiennent à l’île verdoyante où le cristal de sources bénies roule sur un sable d’or, où des chaumières gazonnées sont assises au bord de clairs ruisseaux et écoutent le murmure de leur onde. L’indigence y habite ; mais de célestes espérances et les divines promesses de Christ y prodiguent leurs inépuisables trésors.
Cette île infortunée m’a appris à connaître et à apprécier le charme de ses paysages quand une pâle aurore souriait à ses promontoires et ses prairies, ses rochers et ses cascades. Elle m’a bercé des pieux cantiques de sa foi tandis que la brume du soir s’étendait sur ses collines et ses bruyères depuis les havres de Cork jusqu’à la chaussée des Géants. Le nom de son saint apôtre Patrice s’est gravé dans mon âme.
Les enfants d’Érin ont été dispersés par le vent des tempêtes ; les fanatiques soldats de Cromwell ont envahi et souillé leur héritage ; le parjure Guillaume d’Orange a écrasé nos pères et manqué à ses serments envers eux, de même qu’il avait trompé son bienfaiteur et son roi ; la persécution a été notre histoire, et l’exil notre vie. J’ai couru saluer de nobles proscrits en Écosse et en Bohême, j’ai sommeillé sous les portiques de Saint-Pierre de Rome, j’ai vogué sur les golfes bleus du Bosphore, et combattu sur les flancs de l’Atlas ; mais aucune contrée ne m’a fait oublier les îlots de verdure semés dans les lacs de Killarney, et rien n’efface de mon imagination la perspective des montagnes de Wicklow et de Tipperary.
Les Israélites traînés en Chaldée demeuraient pensifs et muets sous les saules des fleuves de Babylone, et moi, banni de la terre de mes aïeux, j’essaye de jeter aux échos les accents de la poésie. Quelle autre consolation pourrais-je chercher ?... Dès mon enfance, la gloire de l’Irlande m’a été chère, elle est devenue ma passion, mon seul bonheur, et je consacre mes efforts à tresser une couronne de louanges pour ses fils invariablement dévoués à sa juste cause.
Si je renonçais à les chanter, si je ne redisais le nom de nos morts, ne serait-ce pas une trahison ? Pourquoi ensevelir dans l’ingratitude et l’oubli les braves qui, à la journée de Fontenoy, unirent la harpe d’Irlande à la fleur de lis de France, et ceux qui moins heureux sans être moins vaillants scellèrent leur fidélité de leur sang aux rives de la Boyne et sur les remparts de Limerick ?... Ah ! plutôt mourir comme ces défenseurs du bon droit que de les renier et vivre comme leurs vainqueurs !
J’aimerais mieux être l’oiseau fugitif qui, battu par l’orage, se pose et gémit sur la tombe de ces martyre, que de trouver la paix et l’abondance derrière des barreaux dorés et sentir mon âme et ma voix toutes deux esclaves. J’aimerais mieux répéter les simples ballades qui plaisent à l’oreille des descendants de la race celtique, que de dicter des odes pompeuses qui pourraient être applaudies par le sénat de ses oppresseurs.
Érin, Érin, bien-aimée patrie de mon cœur, chaque soir, à l’heure où cesse le tumulte des bruits du monde, quand aux bords du Shannon, tes pâtres s’agenouillent au tintement de l’Angélus, n’entends-tu pas une mystérieuse et plaintive harmonie se glisser avec les ombres du crépuscule ? La brise qui t’apporte la fraîcheur des flots, ne t’apporte-t-elle pas aussi de mélancoliques et indéfinissables mélodies ? D’où viennent ces suaves et tristes accords qui traversent les airs et se mêlent aux ténèbres de la nuit ?... Érin, ce sont les soupirs de ceux de tes enfants qui te pleurent de l’autre côté des mers. Ils sont loin de toi, ils ne te reverront peut-être jamais, et ils te chérissent toujours.
Irlande, amour de ma jeunesse et berceau de mes ancêtres, inspire-moi toujours du souffle de tes antiques légendes ! Apparais-moi toujours le front couronné de ton diadème d’émeraudes et les pieds baignés par les vagues de l’Atlantique ! Toujours belle, même sous tes vêtements de deuil, reste sans cesse présente à ma mémoire ! Tu fais à la fois la douceur et l’amertume de mes pensées, et c’est vers toi que je m’élancerais, si la volonté suffisait pour donner des ailes.
DICKSON.
Paru dans La Semaine des Familles en 1875.