La Bible
par
Juan DONOSO CORTÈS
Il existe un livre, trésor d’un peuple, devenu la fable et le jouet du monde ; un livre qui fut dans les temps anciens l’étoile de l’Orient ; un livre où tous les grands poètes des régions occidentales ont puisé l’inspiration et appris le secret des mystérieuses harmonies qui ravissent les âmes. Ce livre, c’est la Bible, le Livre par excellence.
Le Dante y prit ses sombres visions ; Pétrarque, quelques-uns de ses plus doux gémissements ; le poète de Sorrente en a tiré les éclatantes splendeurs de ses strophes enflammées. Sans ce livre, Milton n’aurait pas surpris la femme dans sa première faiblesse, l’homme dans sa première faute, Lucifer dans sa première conquête ; il n’aurait pas connu le premier courroux de Dieu ; il n’aurait pas pu dire aux peuples la tragédie de l’Éden, ni décrire dans un chant de deuil le formidable malheur et le triste destin de l’humanité. Et, pour parler de notre Espagne, d’où viennent à Fr. Louis de Léon sa simplicité sublime ? à Herrera sa parole impérieuse et énergique ? à Rioja les lamentations pleines de pompe et de majesté qu’il laissait tomber comme un voile lugubre sur les campagnes flétries, sur les coteaux désolés, sur les nations en ruine ? De quel maître Caldéron apprit-il à s’élever aux demeures éternelles sur les ailes des vents ? Qui a éclairé, pour nos grands écrivains mystiques, les abîmes du cœur de l’homme ? Qui a mis sur leurs lèvres ces saintes harmonies, et cette mâle éloquence, et ces terribles imprécations, et ces prophétiques menaces, et ces suaves accents de brûlante charité et de chaste amour, qui jettent l’épouvante dans la conscience des pécheurs et ravissent jusqu’à l’extase les âmes pures des justes ? Supprimez la Bible, et vous aurez supprimé la belle, la grande littérature espagnole, ou du moins vous l’aurez dépouillée de ses plus éclatantes splendeurs, de ses plus sublimes beautés, de son soleil et de ses tonnerres.
Et comment les lettres ne perdraient-elles pas leur lustre, si ce livre manquait, puisque, sans ce livre, tous les peuples demeureraient assis à l’ombre de la mort ? Dans la Bible sont écrites les annales du ciel, de la terre et du genre humain. En elle, comme dans la divinité même, est contenu ce qui a été, ce qui est et ce qui sera ; sa première page raconte le commencement des temps et des choses, et la dernière est l’histoire de la fin des choses et des temps. Elle commence par la Genèse, qui est une idylle et finit par l’Apocalypse, qui est une hymne funèbre. La Genèse est riante comme la première brise qui a rafraîchi les mondes, douce comme la première parole d’amour qu’ont échangée les hommes, belle comme la première aurore qui s’est levée au ciel, comme la première fleur qui s’est épanouie dans les vallées. L’Apocalypse est triste comme la dernière palpitation de la nature, comme le dernier rayon de la lumière, comme le dernier regard du moribond. Entre cette idylle de l’universelle jeunesse et cette hymne des universelles funérailles, on voit passer l’une après l’autre, sous les regards de Dieu, toutes les générations, l’un après l’autre, tous les peuples : les tribus et leurs patriarches, les républiques et leurs magistrats, les monarchies et leurs rois, les empires et leurs empereurs. Ninive passe avec ses pompes, Memphis avec ses prophètes et son temple ; Athènes passe avec ses arts et ses héros ; Rome passe avec son diadème et les dépouilles du monde. Rien n’est stable devant Dieu : tout passe et meurt, comme l’écume que la vague efface.
Dans ce livre sont racontées ou prédites toutes les catastrophes ; il renferme les modèles impérissables de toutes les tragédies ; il est le récit de toutes les douleurs humaines ; il donne le ton de toutes les lamentations et de toutes les plaintes. Qui pleurera comme Job, lorsque renversé et tenu à terre par la main puissante qui l’accable, il remplit de ses larmes les vallons de l’Idumée ? Quelle mère, au tombeau de son premier-né, poussa des cris plus déchirants que l’inconsolable Rachel ? Qui se lamentera comme se lamentait Jérémie autour de Jérusalem abandonnée de Dieu et des nations ? Sur les débris de quelle société perdue s’élèvera cette sombre voix d’Ézéchiel dont Babylone fût épouvantée ?
Dans la Bible sont écrites les batailles du Seigneur, dont les batailles des hommes ne sont que de vains simulacres ; et de même que ce livre renferme les modèles de toutes les tragédies, de toutes les élégies et de toutes les lamentations, il renferme aussi le modèle inimitable de tous les chants de victoire. Aucune voix n’égalera jamais celle de Moïse ou celle de Déborah célébrant le triomphe du Dieu d’Israël. Si des hymnes de victoire nous passons aux hymnes de louange, nos temples eux-mêmes n’en ont point de plus beaux que ceux qui montaient vers Jéhovah, enveloppés des parfums de la rose et de la fumée de l’encens. Si nous cherchons des modèles de poésie lyrique, il n’y a point de lyre comparable à la harpe de David, l’ami de Dieu qui entendait les concerts des harpes angéliques. Si nous cherchons des modèles de la poésie bucolique, nous n’en trouverons point d’aussi frais et d’aussi purs qu’à l’époque des patriarches où la femme, la source et la fleur étaient trois amies, parce que toutes ensemble et chacune d’elles étaient le symbole de la parfaite simplicité et de la candeur primitive. Là sont exprimés dans leur charme divin tous les sentiments purs et chastes, et l’éclatante pudeur des épouses et la mystérieuse bonne odeur des familles bénies.
Aussi tous les grands poètes, tous ceux qui ont senti dans leur poitrine la flamme inspiratrice d’en haut, tous sont allés apaiser leur soif aux sources bibliques, sources inépuisables qui forment tantôt des torrents impétueux, tantôt des fleuves larges et profonds, tantôt des cascades retentissantes, et tantôt des lacs transparents et tranquilles.
Livre prodigieux où le genre humain, il y a trente-trois siècles, a commencé de lire, a lu tous les jours, toutes les nuits et à toutes les heures, et dont il n’a pas encore achevé la lecture ! Livre où tout se calcule avant l’invention de la science des nombres ; où, sans étude de la linguistique, on donne la clef de l’origine des langues ; où, sans études astronomiques, on dit les révolutions des astres ; où, sans documents historiques, on raconte l’histoire ; où, sans études physiques, on révèle les lois du monde ! Livre qui voit tout et qui sait tout ; qui sait quelles pensées s’élèvent dans le cœur de l’homme, et quelles pensées sont présentes à l’esprit de Dieu ; qui voit ce qui se passe dans les abîmes de la mer et dans les profondeurs de la terre ; qui raconte ou prédit toutes les catastrophes des nations, et dans lequel entrent et s’entassent tous les trésors de la miséricorde, tous les trésors de la justice et tous les trésors de la vengeance.
Et ce livre, quand les cieux se replieront sur eux-mêmes comme un éventail gigantesque, quand la terre éprouvera des défaillances, quand le soleil rappellera sa lumière, et quand les étoiles s’éteindront, ce livre restera seul avec Dieu dont il est la parole éternelle, éternellement retentissante au plus haut des cieux.
DONOSO CORTÉS.
Recueilli dans Corbeille de légendes et d’histoires,
par l’abbé Allègre, 1888.