Pain et beauté

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Fiodor DOSTOIEVSKI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DANS la tentation du Diable sont résumées trois colossales idées du monde ; dix-huit siècles se sont écoulés depuis, et il n’existe toujours pas de problèmes plus difficiles, c’est-à-dire plus entortillés, et l’on ne réussit toujours pas à les résoudre.

« Les pierres et les pains » – cela veut dire le problème social actuel, le milieu. Ce n’est pas une prophétie, cela a toujours existé.

 

 

Plutôt que d’aller chez les mendiants misérables, qui, à force d’être affamés et opprimés, ressemblent aux bêtes plus qu’aux hommes, plutôt que d’aller inviter les affamés à s’abstenir du péché, à être humbles et chastes, ne serait-ce pas mieux de les nourrir d’abord ? Cela serait plus humain. Avant Toi, d’autres sont venus prêcher, mais Toi, Tu es le Fils de Dieu, le monde T’attendait avec impatience ; agis donc comme celui qui est supérieur à tous par l’intelligence et par la justice, donne à tous la nourriture, donne-leur la sécurité, donne-leur un régime social qui leur garantisse pour toujours la paix et l’ordre – et alors seulement demande-leur compte de leurs péchés. Alors, s’ils commettent des péchés, ils seront des ingrats, tandis que maintenant ils pèchent à force d’avoir faim. C’est un péché que de leur en vouloir.

Tu es le Fils de Dieu, par conséquent Tu peux tout. Voilà des pierres, Tu vois combien il y en a ! Il Te suffit de l’ordonner – et les pierres se transformeront en pains.

Ordonne donc que la terre engendre dorénavant sans labeur ; enseigne aux hommes une science et un ordre qui fassent que leur vie soit désormais assurée. Est-ce que Tu ne vois pas que les principaux vices et maux humains sont nés de la faim, du froid, de la misère et de l’impossible lutte pour l’existence ?

 

 

Tel est le premier problème que l’Esprit du mal avait posé au Christ. Avouez qu’il est difficile d’en avoir raison. Le socialisme actuel en Europe, et même chez nous, élimine partout le Christ, se soucie surtout du pain, fait appel à la science, et affirme que tous les maux de l’humanité n’ont qu’une seule cause : la misère, la lutte pour l’existence, « on est happé par le milieu ».

Le Christ à cela répond : « Ce n’est pas de pain seulement que vit l’homme » ; en d’autres termes, Il répond par l’axiome des origines spirituelles de l’homme. L’idée du Diable pouvait convenir seulement à l’homme-brute. Quant au Christ, il savait qu’on ne fait pas revivre l’homme uniquement par le pain. S’il n’y a pas, en plus, la vie spirituelle, l’idéal de Beauté, l’homme tombera dans la mélancolie, mourra, perdra la raison, se tuera ou se lancera dans des fantaisies païennes. Et, comme le Christ portait en Lui-même et en Son verbe l’idéal de la Beauté, Il décida que mieux vaut implanter dans les âmes l’idéal de la Beauté ; le portant dans leurs âmes, les hommes deviendront tous des frères les uns pour les autres, et alors, sûrement, en travaillant les uns pour les autres, ils deviendront riches. Tandis que, si on leur donne le pain, ils risqueront de devenir ennemis par ennui.

Mais si l’on donnait la Beauté et le pain à la fois ? Alors on ôterait à l’homme le travail, sa personnalité, le sacrifice de son bien pour autrui ; bref, on lui ôterait toute la vie, l’idéal de la vie. C’est pour cela qu’il vaut mieux ne proclamer qu’un idéal spirituel.

 

 

 

 

Fiodor DOSTOIEVSKI,

Lettre à V. A. Alexeiev,

Saint-Pétersbourg, le 7 juin 1876.

 

Traduit du russe par M. Wilczkowski.

 

Paru dans Les Mains libres en 1955.

 

 

 

 

 

 

 

 

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