Salut à l’Ardenne

 

 

Salut, sauvage Ardenne ! ô vieux sol, vierge encore,

Où notre âme s’épure aux souffles de l’aurore,

Où le corps se ranime aux torrents des vallons ;

Où, fidèle au vrai Dieu, la terre vigoureuse,

Loin des pâles cités, garde une race heureuse

Et saine comme l’air dont s’enivrent tes monts !

 

Fais du poëte errant l’hôte de tes retraites ;

Dévoile tes douceurs et tes beautés secrètes :

Amant de la nature, il a fui la cité.

Son cœur m’est point ingrat, sa main porte la lyre ;

Dans les œuvres de Dieu, ses regards savent lire :

Ses chants seront le prix de l’hospitalité.

 

Le miel de tes ruchers, le lait de tes gémisses

De ma table feront les frugales délices ;

Et l’œuf délicieux et le seigle odorant,

Et la noisette blanche et la pourpre myrtille,

Et le beau fruit doré dont la ronce scintille,

Et le cresson mûri sur le bord du torrent.

 

Au matin, quand l’abeille, amante de la fagne,

Quitte l’étroit vallon pour la libre montagne,

J’irai, j’irai, comme elle, où les chants prennent cours.

Je surprendrai la nuit la danse des macralles (l) :

Elles m’enseigneront, de leurs voix sépulcrales,

La légende terrible et les sombres amours.

 

Ô bonheur de s’asseoir dans les hautes clairières,

De respirer le miel dans les fleurs des bruyères,

En dominant au loin d’immenses horizons ;

D’entendre bourdonner les abeilles folâtres,

Quand le bruit des torrents et les appels des pâtres

S’élèvent jusqu’à nous de buissons en buissons ;

 

De voir, dans les montants, ramper un char rustique,

Qu’un bœuf traîne du front, soumis au joug antique,

Et que guide un bouvier s’appuyant au brancard !

Tout le troupeau le suit, noir taureau, vache brune ;

Le chien, par ses abois, en fait bondir plus d’une,

Et la chèvre, en bêlant, flâne et broute à l’écart.

 

C’est le soir. Les lointains bleuissent dans la brume.

Les parfums pénétrants d’un champ d’essarts qui fume

 

(l) Nom wallon des sorcières.

 

Suivent du lit des eaux les contours tortueux.

Ces brasiers qui des monts illuminent les crêtes

Y brillent comme un chœur de rougeâtres planètes,

Et Vénus à l’œil d’or chemine au-dessus d’eux.

 

Ô filles du pays, ô vierges de l’Amblève !

Votre œil noir est plus doux que l’astre qui se lève.

Accordez au poëte un regard protecteur :

C’est tout ce qu’il demande en ses chants éphémères ;

Car vos cœurs, héritiers des vertus de vos mères,

Dédaignent de répondre au discours séducteur.

 

Ce n’est que pour l’amour que votre foi se donne.

Dans le hideux trafic où l’honneur s’abandonne,

Votre sang chaste et fier ne se souillera pas.

Pauvres comme le sol qui nourrit vos familles,

Vous ne récompensez, comme lui, nobles filles,

Que l’homme qui vous livre et son âme et ses bras.

 

Ô vieille Ardenne ! heureux qui, né dans tes montagnes,

Des paternelles mœurs fait ses rudes compagnes,

Et porte à sa patrie un amour convaincu ;

Qui, libre sous son toit, n’y reconnaît pour maître

Que le Dieu des vaillants, le Dieu qui l’a fait naître

Au pays où jadis ses pères ont vécu !

 

 

 

Eugène DUBOIS.

 

Recueilli dans Anthologie belge, publiée sous le patronage du roi

par Amélie Struman-Picard et Godefroid Kurth,

professeur à l’Université de Liège, 1874.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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